Le philosophe Jacques Maritain (1881-1973) a élaboré une réflexion audacieuse sur « l’inévitable et redoutable énigme » qu’est la souffrance de Dieu [1].
1) Thèse
La thèse de Maritain peut se formuler ainsi : en Dieu existe « quelque mystérieux exemplaire » de la douleur [2].
Précisons aussitôt que le « research worker » [3] et non le théologien qu’il prétend être, prend bien soin d’éliminer de la notion de douleur tout ce que cette réalité contient d’imperfection (liée à la privation), voire de misère (liée au péché). Précisons aussi que l’audace de Maritain le pousse à parler non pas du Dieu de l’économie, mais du Dieu éternel et trinitaire : « Il faut tenir au nombre des perfections du Dieu infiniment bienheureux, l’éternel exemplaire, en lui, de toute la douleur humaine [4] ». Précisons enfin que Maritain refuse de parler de « souffrance de Dieu » sauf « métaphoriquement » et que la perfection intradivine qui lui correspond demeure « innominée [5] ».
2) Sources
Osons-le dire, la réflexion de Maritain est plus intuitive que spéculative. Elle demeure suggestive. Au fil du texte, en apparaissent les sources plus ou moins explicites. Une première est le témoignage même de Dieu. Bien sûr en Jésus même, notamment pendant son agonie. Mais aussi en Marie qui dit aux enfants de La Salette : « Depuis le temps que je souffre pour vous autres [6] » – et l’on sait combien, via Léon Bloy, ces apparitions ont marqué les Maritain. Et dans la liturgie. L’ancienne formule de l’acte de contrition (en fait toujours actuelle) disait : « Mon Dieu, j’ai un extrême regret de vous avoir offensé, parce que vous êtes infiniment bon et aimable, et que le péché vous déplaît [7] ».
Une autre source est l’autorité « de grands esprits qui me sont chers » et qui « ont médité » sur la noblesse en nous incomparablement féconde et précieuse » de la souffrance. Et de citer en note Baudelaire (« Je sais que la douleur est la noblesse unique / Où ne mordront jamais la terre et les enfers »), Léon Bloy (« Un cœur sans affliction est comme un monde sans révélation, il ne voit Dieu qu’à la faible lueur du crépuscule ») et surtout Raïssa [8]. Il vaut la peine de citer ce passage des Grandes amitiés, aussi beau en sa forme que profond en son contenu :
« Cette question de la souffrance dans la Béatitude, et de la souffrance en Dieu lui-même, avait déjà été posée par Bloy dans Le salut par les Juifs. La théologie ni Aristote n’admettent cette conjonction de la souffrance et de la Béatitude. Celle-ci est une plénitude absolue, et la souffrance est la plainte de ce qui est blessé. Mais notre Dieu est un Dieu crucifié ; la béatitude dont il ne peut être privé ne l’a empêché ni de craindre ni de gémir, ni de suer le sang de l’Agonie indicible, ni de se plaindre sur la Croix, ni de se sentir abandonné ! « Tous les viols imaginables de ce qu’on est convenu d’appeler la Raison peuvent être acceptés d’un Dieu qui souffre’, dit Léon Bloy dans le Salut.
« Pour un être créé, être capable de souffrir est une réelle perfection, c’est l’apanage de la vie et de l’esprit, c’est la grandeur de l’homme ; et, ‘puique [on] nous enseigne que nous fûmes créés à la ressemblance de Dieu, est-il donc si difficile de présumer bonnement qu’il doit y avoir dans l’Essence impénétrable, quelque chose de correspondant à nous, sans péché, et que le synoptique désolant des troubles humains n’est qu’un reflet ténébreux des inexprimables conflagrations de la Lumière’
« Parce qu’elle implique en sa notion même une imperfection, la souffrance ne peut être attribuée à l’‘Essence impénétrable’. Mais sous une forme qu’aucun nom humain ne peut nommer, ne faut-il pas que se trouve en elle tout ce qu’il y a de mystérieuse perfection dans la souffrance de la créature ?
« Ces ‘inexprimables conflagrations de la Lumière’, cette sorte de gloire de la souffrance, voilà peut-être à quoi correspondent sur la terre la souffrance des innocents, les larmes des enfants, certains excès d’humiliation et de misère que le cœur ne peut presque pas accepter sans scandale, et qui, lorsque la figure de ce monde énigmatique aura passé, apparaîtront au sommet des Béatitudes.
« Nous nous excuserons de ce que ces pensées ont d’obscur en nous réfugiant encore une fois auprès de notre parrain et en disant avec lui : ‘Quand on parle amoureusement de Dieu, tous les mots humains ressemblent à des lions devenus aveugles qui chercheraient une source dans le désert’ [9] ».
Il y a, peut-être plus encore, l’expérience suivante : « Un homme qui n’a pas été instruit par la douleur ne sait rien, et n’est pas grand-chose, n’étant ni un véritable enfant ni un homme accompli dans sa vérité [10] ».
Enfin, Maritain est habité par un souci pastoral et même missionnaire. Nombre de non-chrétiens sont révoltés contre Dieu qui « se plairait au spectacle […] fixé par lui du déroulement d’une histoire humaine où le mal abonde abominablement ». Inversement, « si les gens savaient que Dieu ‘souffre’ avec nous et beaucoup plus que nous de tout le mal qui ravage la terre, bien des choses changeraient sans doute, et bien des âmes seraient libérées [11] ».
3) Argumentation
Pour autant que l’on puisse parler d’argument, Maritain propose la démonstration suivante.
Son point de départ est le péché de l’homme qu’il maximise, c’est-à-dire dont il contemple retentissement maximal en Dieu : le péché est l’absolument inadmissible. La souffrance divine est bien celle qui naît du péché. Le péché qui est mal accompli (malum culpæ) en celui qui en est la cause est douleur en celui qui le subit (malum pœnæ). Maritain va donc aussitôt au cœur. Il ne parle pas de la souffrance de l’innocent (dont une rhétorique erroné a fait le paradigme de toute souffrance), mais de la souffrance du coupable. Or, « avant même de triompher de cet inadmissible par un bien plus grand qui le surcompensera plus tard, lui-même, loin de le subir, il l’élève au-dessus de tout par son consentement ». Donc, par ce « oui » sans condition, Dieu vit mystérieusement quelque chose de la souffrance :
« Cela fait partie intégrante d’une mystérieuse perfection divine […] qui est éternellement en Dieu, de par la transcendance infinie de l’Être divin, l’exemplaire innominé, indésignable en propre par aucun de nos concepts, vers lequel nous levons nos yeux d’aveugles et qui correpond dans la gloire incréée à ce que la douleur est en nous [12] ».
Autrement dit, ce que la souffrance comme capacité à souffrir le péché de l’autre homme est à l’homme, la souffrance divine comme perfection innominée l’est à Dieu.
Cette précision de Maritain est précieuse. La blessure infligée par le péché ne naît pas de ce que celui-ci affecterait Dieu ; le péché ne peut que blesser le pécheur lui-même, qui se trouve privé de son accomplissement et de son bonheur. La souffrance vient du consentement de Dieu à cette blessure de néantisation qu’est le péché : loin de relativiser le mal, le recouvrir aussitôt ou plus tard (au nom de l’éternité contemporaine à tous les temps) de la consolation du bien supérieur, Dieu accepte de subir de plein fouet, le choc, qu’est la trahison humain.
Maritain précise la modalité même de cette souffrance. D’abord, de même que le péché « touche aux profondeurs de Dieu », ainsi que l’atteste la Passion, de même en est-il de la souffrance. Disons-le en termes diachroniques : l’offense au Père n’est pas « quelque geste irrévérencieux au passage du Roi », mais « une trahison de l’amour qui ‘blesse au cœur’ (je parle métaphoriquement l’Amour subsistant ». Enfin, Maritain, à la suite de Raïssa nomme, malheureusement en passant, le lien entre douleur divine et amour : « L’Humanité tout entière du Christ est le Mystère de l’Amour […]. Jésus dont le cœur percé signifie que ce que nous avions offensé était l’Amour même [13] ».
4) Limites
D’abord, Maritain ne corrèle qu’en passant souffrance et amour (l’Être demeure pour lui ce qui « dit » Dieu). Ensuite, il fait du cœur une caractéristique métaphorique de Dieu. Surtout, la douleur vient de ce que l’on ôte à Dieu « ce qui lui est dû », donc, implicitement, de sa gloire, conçue, là aussi implicitement, en lien avec la justice : « Nous nous rendons responsables des privations de ce qui lui est dû par nous, privations indésignables par aucun de nos concepts et de nos noms, de ce que la douleur est en nous [14] ». Autrement dit, Maritain n’en fait qu’un attribut économique et n’a pas su exploiter jusqu’au bout avec cohérence sa superbe intuition selon laquelle la souffrance naît du consentement divin à être blessé en son être intime. Enfin, Maritain en demeure à une affirmation oxymorique, paradoxale : la mystérieuse perfection intradivine qu’est l’exemplaire innominé de la souffrance, « fait partie intégrante de la béatitude divine ». En d’autres mots, il soutient donc la coprésence en Dieu d’une « paix parfaite » et de cette perfection sans nom qu’est « l’Acceptation victorieuse [15] » à notre péché.
Pascal Ide
[1] Jacques Maritain, « Réflexions sur le savoir théologique », n. 5-9, Revue thomiste, 69 (1969) n° 1, p. 5-27 : Approches sans entraves, Paris, Fayard, 1973, p. 292-326, ici p. 203-317, et ici p. 307.
[2] Jacques Maritain, « Réflexions sur le savoir théologique », p. 308.
[3] Ibid., p. 322.
[4] Ibid., p. 311, note 22.
[5] Ibid., p. 314.
[6] Cité p. 312.
[7] Cité p. 310. Souligné par moi.
[8] Cités note 15, p. 317 et 308.
[9] Raïssa Maritain, Les grandes amitiés, Paris, DDB, 21948, chap. 7, p. 202-203.
[10] Ibid., p. 314.
[11] Ibid., p. 316.
[12] Ibid., p. 309 et 310.
[13] Raïssa Maritain, Journal de Raïssa, Paris, DDB, 1964, p. 35.
[14] Jacques Maritain, « Réflexions sur le savoir théologique », p. 311.
[15] Ibid., p. 311 et 312.