D) Applications à la pédagogie. Dix règles
En fait, nous avons exposé beaucoup de ces règles (mais pas toutes) chemin faisant. Nous les avons alors déduites de chaque expérience exposée ci-dessus. Synthétisons ces enseignements pratiques de grande portée éducative, sans nous substituer à d’autres règles plus précises que nous avons développées sur place [1]. Ces règles s’adressent à l’enseignant comme au parent.
1. Fixer des objectifs pédagogiques clairs
En effet, la finalité (ou objectif) motive, rassemble, écarte la dispersion, réjouit lorsqu’elle est atteinte, donc est gratifiante. Pour cela, fixez clairement l’objectif au début, rappelez-le régulièrement surtout en cas de dispersion, invitez-les à se concentrer, et prenez le temps de célébrer l’atteinte de l’objectif visé, avant de trop vite rebondir vers un autre (la gratitude, s’il vous plaît !).
2. Encourager les efforts
En effet, si l’atteinte de l’objectif cause joie et fierté, l’ascension vers celui-ci est parfois difficile. Si joyeuse est l’arrivée, coûteuse est la traversée. Pour cela, sortez de l’idéologie de l’éducation tout-cool, tout-fun, tout-ludique, montrez aussi à l’enfant que la difficulté n’est pas d’abord due à ce qu’il n’est pas doué, mais à ce que l’atteinte du but exige des efforts (et, pour un certain nombre d’objectifs, requière des années), dites-leur que l’effort est toujours couronné, ne serait-ce que parce qu’on a un peu progressé.
3. Profiter des périodes sensibles
En effet, celles-ci sont des fenêtres qui s’ouvrent se ferment à des moments assez précis et qui correspondent à des capacités particulières du cerveau pour apprendre : par exemple une seconde langue (une langue étrangère). Pour cela, donnez à l’enfant la nourriture informative correspondant à ces périodes clés qui ne se reproduiront pas.
4. Enrichir l’environnement
En effet, un milieu enrichi suscite la curiosité qui est le principal moteur de l’apprentissage. Pour cela, offrez à l’enfant des défis à la mesure de ses capacités : casse-tête, histoires, jeux de mots, réponse à ses questions dans un vocabulaire élaboré, explication du monde environnant, etc.
5. Favoriser l’attention
En effet, sans attention, donc en état passif, l’esprit ne retient pas. Pour cela, écartez tout ce qui distrait (classe trop décorée ou livre trop illustré), suscitez l’intérêt (la curiosité), entrez dans l’attention partagée (par le regard, le ton de la voix et le doigt).
6. Susciter la curiosité
En effet, nous l’avons dit, la soif de savoir est une inclination naturelle qui est le plus fort moteur de l’apprentissage. Pour cela, ne proposez pas des réponses toutes faites, ni ne répétez ce qui est déjà bien connu, mais montrez assez de nouveauté pour susciter l’attrait et assez de difficulté pour mettre au travail, initier la recherche.
7. Proportionner la difficulté
En effet, une trop grande nouveauté ne suscite plus la curiosité, mais le découragement et bientôt le dégoût. Pour cela, trouvez une nouveauté adaptée qui se solde par une réussite, sanctionnée par la joie, puis graduez peu à peu la difficulté.
8. Accepter de commettre des erreurs et les corriger
En effet, celui qui apprend le plus efficacement apprend le plus activement ; or, cela suppose qu’il émette des hypothèses et se trompe. Pour cela, encouragez les essais sans les juger ni les sanctionner et faites le retour le plus rapide, le plus précis et le plus neutre.
9. Réviser
En effet, comprendre ne suffit pas pour apprendre ; mémoriser et intégrer l’acquis requiert de le faire passer de l’état conscient et volontaire à l’état inconscient et automatique. Pour cela, testez régulièrement, c’est-à-dire alternez périodes de cours et périodes de révision, répétez quotidiennement, puis espacez progressivement.
10. Bien dormir
En effet, pour le cerveau, dormir n’est pas entrer en repos, mais agir différemment, à savoir routiniser l’acquis, plus, l’intégrer. Pour cela, invitez l’enfant à dormir assez et bien (pas d’écran 90 minutes avant l’endormissement, etc.), laissez une nuit entre un apprentissage et sa reprise, voire ménagez une sieste pour les plus petits enfants.
E) Réinterprétation philosophique
De même que, par souci pédagogique (sic !) et économique (resic !), nous avons tiré les conséquences éducatives des différentes lois au moment même où nous les exposions, nous avons déjà proposé un certain nombre de relectures in situ. Reprenons-les de manière synthétique, en creux (1 et 2) et en plein (3 et 4).
1) Deux modèles modernes
Nous sommes face à deux modèles modernes opposés. Selon le modèle empiriste, l’élève est une table rase sur laquelle tout peut être imprimé. Toute la causalité de l’enseignement se trouve donc du côté de l’enseignant. Pour que l’apprentissage soit réussi, l’enseignant doit être le plus actif possible et l’enseigné le plus passif possible.
Certes, un tel modèle n’est pas directement hérité de Descartes, puisque celui-ci, en cela plus platonicien, pensait que nous héritions d’idées innées ; mais il l’est indirectement, puisque cette conception de l’apprentissage est dualiste, opposant un équivalent de l’esprit éminemment actif, qui est le savoir tout-puissant, tout-maîtrisant du professeur, et un équivalent de la matière éminemment passive, qui est l’ignorance totale de l’élève.
Face à ce modèle et réagissant contre lui, nous trouvons le modèle rousseauiste pour qui l’élève est par nature celui qui sait ou du moins peut apprendre par lui seul. Toute la causalité de l’enseignement se trouve alors du côté de l’enseigné. Pour que l’apprentissage soit réussi, l’enseignant doit être le plus en retrait possible et l’enseigné le plus libre possible, c’est-à-dire laissé à sa bonne nature. Ce qui n’est encore qu’ébauché dans L’Émile devient effectif avec le constructivisme et les pédagogies de la découverte.
2) Deux modèles anciens
Ces deux modèles antagonistes ne sont pas sans ascendance et sans ascendance lointaine.
Pour Platon et ses disciples (conscients ou inconscients), tout le savoir est du côté de celui qui est enseigné, l’enseignant n’étant là que pour favoriser l’enseignement, écarter les obstacles. En termes techniques, l’élève est déjà en acte, mais en acte replié, enveloppé ; l’enseignant ne lui communique aucun acte. L’enseignement consiste dès lors en une autofécondation de l’apprenant par lui-même. Cette doctrine générale est devenue une idéologie pédagogique avec Rousseau, puis avec le constructivisme et les pédagogies de la découverte.
Pour Aristote et ses disciples (au premier rang desquels, saint Thomas d’Aquin), le savoir est du côté de l’enseignant qui possède l’information à connaître ; mais il est ébauché du côté de l’enseigné qui possède en lui une ouverture pour recevoir cette information. En termes techniques, l’élève ou le disciple est en puissance, et l’enseignement réside dans cette rencontre entre l’enseigné (qui demeure la cause principale de l’apprentissage) et l’enseignant (qui est la cause ministérielle).
Mais la théorie aristotélicienne de la puissance dit-elle assez de la capacité de l’enseigné ? Ne faudrait-il abandonner la théorie aristotélicienne de la puissance (passive) pour expliquer l’acte éducatif ? Si la potentialité est seulement entendue comme capacité à être déterminé, osons répondre : oui, la théorie est insuffisante. Elle reconduit à la théorie de la tabula rasa, de la pédagogie top down unilatérale, de la péroraison professorale, du cours purement magistral, etc. L’inefficacité ou, pire, les dégâts, sont d’autant plus importants que l’enfant est jeune et peu prédisposé à l’exploration personnelle, à la curiosité. Si, en revanche, j’enrichis la puissance de la notion d’appétit, cela correspond à ce que les neurosciences appellent, maladroitement, précablage, ou préprogrammation.
Mais, cela ne saurait suffire pour rendre compte de la spécificité de l’acte d’apprentissage tel que nous le dévoilent aujourd’hui les sciences de l’éducation éclairées par la psychologie cognitive.
3) Une analyse de l’acte d’apprentissage. Une réinterprétation de la potentialité
Face à l’échec de l’interprétation platonicienne et l’insuffisance de l’interprétation aristotélicienne, en leurs prolongements modernes, que proposer ? La doctrine de la dunamis doit être dépassée et intégrée dans une méta-anthropologie centrée sur le langage et la liberté ; dans une vision systémique de l’acte éducatif ; dans une métaphysique de l’amour-don. Ne pouvant tout détailler ici, nous proposerons comme une épure. Pour cela, nous procèderons pas à pas, en partant du plus évident pour un aristotélicien : la potentialité présente chez l’enseigné.
1. La puissance comme indétermination première
Les facultés cognitives sont indéterminées et ainsi disposées à être informées, c’est-à-dire à se laisser actuer (ou déterminer) par la vérité. Cette réceptivité s’identifie au fond à la puissance (entendue comme potentialité). Et déjà ici se rencontre une activité. En effet, d’abord, cette puissance déploie la vie présente chez l’animal et exerce cette spontanéité vitale. De plus, cette dunamis est une palpitation qui dépend de la faculté et ni du sujet en qui elle inhère, ni de l’objet qui va l’actuer ; cette capacité est une profondeur de réception.
2. L’attention
La seule réceptivité ne suffit pas. L’axiome « actus sunt suppositorum » ne signifie pas seulement que les puissances manifestent et effectuent l’essence (qui elle-même spécifie l’acte d’être) – ce que la constitution ontophanique exprime au mieux –, mais aussi que le sujet s’engage activement, et donc totalement dans son acte. Voilà pourquoi, ultimement, l’attention est toujours monotâche – à l’image de l’unicité du suppôt substantiel, et donc de notre auto-appropriation ontologique. Quoi qu’il en soit du fondement métaphysique de cette attention, elle se joint à l’acte de réception, pour qu’elle soit reçue au plus intime de la puissance et, en l’actualisant, détermine aussi le sujet qui l’exerce. Autrement dit, l’attention creuse la profondeur de réception qu’est la puissance, l’enracine dans l’étant. L’on pourrait d’ailleurs distinguer deux degrés de l’attention et donc de sa radication : chez l’animal, où elle n’est qu’un acte de focalisation sensorielle, jusqu’à l’hypnotisation et chez l’homme, où elle devient un acte conjoint de l’intelligence et de la volonté, comme disposition la plus large (la plus docile ou obéissante) à l’acte qui vient, comme réception maximale à la donation elle-même maximale : car seul l’homme a pleinement conscience que, derrière le data (sensoriel), le donné (conceptuel), il y a un don. Plus centrée sur la nature commune, la métaphysique aristotélico-thomasienne n’a donc pas été sensible à l’importance structurante de l’attention dans la mise en œuvre de la potentialité.
3. La curiosité
L’attention ne suffit pas à l’acte d’apprentissage. Le grand moteur de celui-ci réside dans la soif de savoir ou curiosité. Ici, nous retrouvons une intuition aristotélicienne. Pour le Stagirite, loin d’être purement passive ou spontanée, la potentialité est éminemment active, elle attend son objet, plus, elle le désire, elle est inclinée vers lui. D’un mot, elle est propension, ce que les scolastiques appelleront appetitus et élaboreront en une grandiose doctrine s’étageant depuis l’appetitus naturalis (« appétit naturel ») jusqu’à l’appetitus elicitus spiritualis (« appétit élicite spirituel ») dont l’expression la plus élevée est le desiderium naturale videndi Deum (« désir naturel de voir Dieu »). Et cet appétit, loin d’être indéterminé, voire anarchique, est orienté vers son objet. Appliqué aux sens et, beaucoup plus encore à l’intelligence, cet appétit – j’oserais dire cette avidité – devient inclination à cet objet (très général) qu’est la vérité. Voilà pourquoi il s’appelle curiosité.
4. L’anticipation
Si vitale soit cette inclination, la curiosité ne suffit pas pour permettre l’acte d’apprentissage. L’apprenant aspire et doit être engagé beaucoup plus activement. Pour cela, il lui faut déjà émettre des ébauches de réponse, anticiper, émettre des hypothèses. Or, celles-ci sont des actes et des actes langagiers. Une nouvelle fois, comment s’étonner que, empruntant la via cosmologica, la méta-physique d’Aristote et de Thomas n’intègre pas ce spécifiquement humain qu’est l’acte de parole. C’est l’apport indépassable de la modernité de nous avoir sensibilisé à la nécessaire prise en compte de la liberté et de la parole dans ce qui devrait s’édifier un jour en une méta-physique qui soit aussi une méta-anthropologie. Quoi qu’il en soit de ce projet, la potentialité de l’enseigné s’emmembre d’un acte ébauché de nature interrogative qui n’empiète pas sur la détermination, mais la prépare au plus près. En effet, cet acte est, par définition plus qu’une puissance ; c’est aussi plus qu’une simple attention totalement indéterminée à l’égard de son objet ; de même, elle est davantage qu’un appétit qui ne fait que tendre vers l’objet sans en rien le préfigurer. Ajoutons d’ailleurs que ces différents actes ne sont pas juxtaposés, mais s’appuient les uns sur les autres, le successif sur le précédent. En même temps, il est moins que l’acte spécifiant et fécondant reçu du réel par la médiation de l’enseignant.
Il faut dire plus. Cette émission d’hypothèses est une activité qui est plus qu’une simple attente désirante : elle ébauche l’acte (l’objet) à titre de possible – se distinguant donc de l’acte venu de l’objet à connaître, qui, lui, est réel ou est un possible réalisé. Comment être plus près encore de l’acte de l’enseignant sans pour autant nier l’indétermination de l’enseigné (et donc ne pas sombrer dans le platonisme) ? Pourtant, nous ne sommes pas au bout des apports des neurosciences.
5. L’intégration de l’erreur
Questionner, anticiper, émettre des hypothèses, néanmoins ne suffit pas pour faire advenir l’acte d’enseignement à sa complétude, et la potentialité à la vérité de son essence. Il faut encore que l’élève, en énonçant des possibles, accepte de tâtonner, autrement dit erre. Précisons : non pas seulement puisse se tromper, mais se trompe en acte. L’apprenant n’atteint le maximum de son élévation en direction de l’enseignant que, étrangement, en acceptant non pas de s’affaisser, mais de se creuser. Dès lors, la potentialité, qui jusqu’à maintenant était apparue sous la forme de la privation, devient une capacité à se laisser enseigner par le contraire.
Comment, une nouvelle fois, s’étonner qu’Aristote ait fait du négatif, réduit d’ailleurs à du privatif, une cause seulement par accident du devenir ? Ce sera le troisième grand apport (en grande partie involontaire) de la modernité dans la compréhension de la potentialité, que, à côté de la prise en compte de la liberté (sous la forme de l’attention) et du langage, elle engage à intégrer la négativité. Or, intégrer l’erreur, c’est intégrer la part de négatif dans le processus initialement et terminalement positif d’accès au vrai.
6. La consolidation
Ici, semble-t-il, nous avons achevé le processus de réinterprétation de la notion de potentialité, et donc l’enrichissement maximal de la compréhension traditionnelle de la puissance. En effet, l’élève a appris. Pourtant, l’intégration de l’erreur et tout le reste du processus de l’apprentissage n’est rien, c’est-à-dire n’enrichit pas l’enseigné, voire ne laisse en lui nulle trace durable, s’ils ne sont pas consolidés. En effet, l’apprentissage n’est pleinement réussi que si l’information qui a été apprise passe du conscient à l’automatique, du réfléchi au réflexe. Nous ne reviendrons pas sur la relecture que nous avons proposée de l’axiome de Ravaisson, et sur la neuve compréhension philosophique des relations entre nature et liberté ici impliquée. Nous relèverons seulement deux points concernant la potentialité. Tout d’abord, même si l’anticipation a déjà pris en compte l’avenir, seule la consolidation intègre les trois extases du temps : pendant la nuit, ce qui est passé est repassé en vue de préparer l’avenir. Ensuite, l’automatisation se refuse à réduire purement et simplement la potentialité à l’actualité, elle fait de la première une ressource à disposition de la seconde, mais sous une forme autre, celle de l’habitude.
Or, une nouvelle fois, l’on doit à la modernité cette attention à l’histoire et à cette puissance « sous » l’acte (Schelling) – qui n’est pas l’oxymore embarrassant de potentia activa, légué par Aristote.
7. L’attention partagée
Demeure un dernier aspect qui n’est pas développé dans le prolongement du précédent (les six concepts qui viennent d’être analysés suivent l’ordre des quatre piliers, même si nous avons dû, par souci de rigueur analytique, dédoubler le premier et le troisième), mais est apparu, comme latéralement, à propos du premier pilier : l’attention partagée. D’un mot, l’enfant ou l’élève n’apprendra pas si l’enseignant ne suscite pas son attention, c’est-à-dire ne souligne pas que l’information est une information. Autrement dit et paradoxalement, cet acte qui m’est le plus propre, qui est au plus près de la racine de mes puissances, ne peut être éveillé que par autre que moi. Ce n’est pas à dire que je suis dépossédé de moi, mais que je ne nais à moi-même que par un autre dont je me reçois.
Une dernière fois, cet enrichissement ne pouvait provenir de nos auteurs antiques et médiévaux ; il supposait que soit acquis ce que la modernité a pressenti en accordant une place singulière à la relation et les philosophies dialogales ont pleinement explicité en faisant de la médiation « Tu » le lieu d’accès à la conscience du « Je ».
8. Conclusion
Cette analyse de l’éducation renouvelle et approfondit la compréhension de l’attitude de l’enseigné. Au total, l’attitude de l’enseigné comporte sept composantes qui sont toutes importantes, qui sont comme des partes integrales ou, mieux, des moments d’un unique acte réceptif.
Désormais, nous avons intégré à l’antique et très respectable acquis qu’est le concept aristotélicien de puissance, les cinq grands apports de la modernité : liberté, langage, négativité, histoire et société (altérité). En retour, l’anthropologie moderne est précisée (et analogiquement élargie au cosmos) par les notions aristotéliciennes de puissance (comprise comme profondeur de réception indéterminée et individualisante), d’appétit (compris comme dynamisme orienté, c’est-à-dire finalisé) et d’acte (compris comme achèvement).
4) Une synthèse de l’apprentissage à partir de l’amour-don
Nous ne nous sommes pas contentés de critiquer les modèles philosophiques d’apprentissage. Nous venons de brièvement montrer les profuses ressources contenues dans une philosophie de l’apprentissage fécondée par les neurosciences, et sa capacité à relire le concept incontournable, mais nullement indépassable, de potentialité. Néanmoins notre exposé est demeuré analytique ; plus encore, il n’a pas proposé une perspective unificatrice.
Nous proposerons d’interpréter l’acte éducatif en général à partir de la grille de l’amour-don et de l’action de l’enseigné en particulier à partir de celle de la réception, qui est l’un des actes de la dynamique dative : soit le premier dans la perspective personnelle, qui est ternaire (recevoir-s’approprier-donner) ; soit le second dans la perspective interpersonnelle, qui est quaternaire (donner-recevoir-redonner-recevoir en retour) [2]. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si nous avons utilisé à plus d’une reprise le terme de « réception » et si la dernière note, l’attention partagée, ouvre à une intelligence systémique de l’alliance qu’est tout apprentissage.
Nous présupposerons connues les grandes lois de l’amour-don et n’entrerons pas dans le détail des énoncés, pour nous contenter de quelques lois qui mériteraient de plus amples développements [3].
- L’apprentissage est l’une des formes privilégiées de la dynamique de donation. C’est ce qui va apparaître de plus en plus clairement.
- L’enseignant est celui qui donne le savoir et donne de savoir. Il communique à l’enseigné ce don (datum) médiateur qu’est l’in-formation, c’est-à-dire le savoir en tant que forme actualisante. En ce sens, la relation est asymétrique ; en ce sens aussi, les conceptions platoniciennes ou rousseauistes doivent être sévèrement critiquées.
- L’enseignant conjure la violence qui menace tout don communiqué et qui prend ici la forme particulière du savoir-pouvoir analysé par Foucault à la suite de Nietzsche, seulement s’il rentre dans cette attention partagée où il est totalement au service et du receveur, l’enseigné, et du don (datum), la vérité.
- L’enseigné est celui qui reçoit le savoir. Cette réceptivité se caractérise avant tout comme potentialité, c’est-à-dire comme indétermination la plus grande possible à l’acte qu’est le don informant.
- L’enseigné n’accueille pleinement ce don qu’en s’y préparant d’abord par l’attention qui reconnaît le don comme don, ensuite par la curiosité, cette soif de savoir qui creuse la capacité à se laisser étancher, enfin, en transformant son désir en demandes, c’est-à-dire en hypothèses anticipatrices.
- L’enseigné, enfin, ne peut pleinement recevoir qu’en acceptant d’être dépouillé de ses faux savoirs (ce que permet l’intégration de ses erreurs). Ainsi, l’élève ou le disciple est-il maximalement actif – restant sauve l’initiative du maître donateur. En ce sens, les conceptions aristotéliciennes doivent être sérieusement enrichies. Par exemple, en évoquant la catégorie déjà énoncée, albertinienne et eckhartienne, d’ebullitio. Celle-ci joint le maximum d’acte du récepteur avec le maximum d’ouverture en direction du donateur. Dehaene lui-même ne parle-t-il pas du « bouillonnement » du cerveau pendant les toutes premières années de la vie où « des milliards de synapses se font et se défont chaque jour [4]».
- L’enseigné ne devient toutefois tel que lorsque la réception se métabolise en appropriation, c’est-à-dire transforme ce qui a été commun-iqué en un propre qui devient totalement mien. Et tel est le sens précis de la consolidation.
- Mais le savoir ainsi approprié par l’enseigné est en attente d’être un jour transmis, c’est-à-dire donné en retour, dans une donation qui seule permet la circulation des dons. Mais de ce point, Dehaene ne parle pas qui est centré surtout sur le jeune élève…
- Et si l’acte d’apprentissage – qui concerne autant l’enseignement que l’éducation – ne s’éclaire pleinement qu’à la lumière de l’échange des dons, cette dynamique quaternaire reçoit en retour (ce qui est une nouvelle vérification en méta de la logique dative !!) une confirmation et un approfondissement de cet acte si profondément humain et humanisant qu’est apprendre.
F) Conclusion
Cette conclusion se contentera de rappeler quelques grandes vérités théoriques sous-tendant notre connaissance du cerveau et du psychisme, et qui éclairent la pédagogie. Ces vérités comportent une double face : elles écartent un certain nombre d’idées reçues ou préjugés qui sont délétères ; elles promeuvent des vérités salutaires qui sont devenues contre-intuitives. Nous ne reprenons ici qu’une toute petite partie des vérités développées dans toute l’étude. Quant aux règles pratiques, je renvoie à la synthèse déjà effectuée en (D).
1) Sur la réceptivité de l’enfant
Non, le bébé (l’enfant, etc.) n’est pas une table rase qui attend passivement des informations adaptées !
Oui, il est déjà précablé, c’est-à-dire incliné à nombre de connaissances élémentaires, c’est-à-dire fondamentales : reconnaître les visages, entrer en relation et se donner, parler, lire, calculer, etc.
2) Sur l’attention
Non, l’attention n’est pas renforcée par les écrans, ni indifférente à l’attitude de l’adulte !
Oui, elle est suscitée par une interaction interpersonnelle, vivante avec l’enseignant présent (l’attention partagée) et passe par une attitude asymétrique où, justement, il attire l’attention.
3) Sur la curiosité
Non, la curiosité n’est pas un vilain défaut ou un simple « plus » !
Oui, elle est le moteur le plus énergétisant dans la dynamique d’apprentissage, et demande à être constamment suscitée par l’injection de nouveautés non décourageantes.
4) Sur la nature de l’apprentissage
Non, l’apprentissage le plus performant n’est pas le plus réceptif ou seulement le plus docile !
Oui, l’apprentissage le plus performant est aussi le plus actif, compte tenu que l’enseignant fournit à l’apprenant les règles élémentaires indispensables pour l’élaboration (contre l’auto-éducation constructiviste à la Rousseau).
5) Sur l’erreur
Non, l’erreur n’est pas propre au mauvais élève et doit être évitée absolument, a fortiori sanctionnée !
Oui, l’erreur (qui est en fait un essai qui a mal échoué, mais le décalage entre notre attente et la réalité) fait partie intégrante du processus d’apprentissage : son intégration avec retour permet une éducation beaucoup plus efficace et rapide que son évitement.
6) Sur le sommeil
Non, le sommeil n’est pas seulement une période de repos (ou même de désintoxication) !
Oui, il est une période constructive qui fait partie prenante intégralement de l’apprentissage : accroissant l’efficacité de la mémorisation, mais aussi la compréhension et la découverte.
G) Bibliographie
Outer les multiples études citées en note, nous renvoyons à quelques ouvrages de fond parmi tant.
– Céline Alvarez, Les lois naturelles de l’éducation, Paris, Les Arènes, 2016.
– Stanislas Dehaene, Les neurones de la lecture, Paris, Odile Jacob, 2007.
– Stanislas Dehaene, La bosse des maths. Quinze ans après, Paris, Odile Jacob, 2010.
– Stanislas Dehaene, Le code de la conscience, Paris, Odile Jacob, 2014.
– Stanislas Dehaene, Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines, Paris, Odile Jacob, 2019. Et ses 32 pages de bibliographie presque exclusivement scientifique…
Ajout
Comparés à ceux des autres primates, les lobes frontaux de l’homme sont beaucoup plus grands, mieux connectés, possèdent des neurones aux arborescences beaucoup plus larges et complexes [5].
Pascal Ide
[1] Nous nous aidons de la « Conclusion » de Stanislas Dehaene, Apprendre !, p. 313-318.
[2] Cf. Pascal Ide et al., Recevoir pour donner, Paris, Nouvelle Cité, 2020.
[3] D’ailleurs, la métaphysique de l’amour-don multiplie les lois explicitant chacun des quatre moments du don systémique, auquel il faut ajouter le cinquième temps qu’est la communion ; et chacune de ces lois est à même d’enrichir l’acte éducatif. Nous ne faisons ici qu’un très allusif tour d’horizon.
[4] Ibid., p. 315.
[5] Cf. Guy N. Elston, « Cortex, cognition and the cell : New insights into the pyramidal neuron and prefrontal function », Cerebral Cortex, 13 (2003) n° 11, p. 1124-1138 ; Tomoko Sakai, Akichika Mikami, Masaki Tomonaga, Mie Matsui, Juri Suzuki, Yuzuru Hamada, Masayuki Tanaka, Takako Miyabe-Nishiwaki, Haruyuki Makishima, Masato Nakatsukasa & Tetsuro Matsuzawa, « Differential prefrontal white matter development in chimpanzees and humans », Current Biology, 21 (2011) n° 16, p. 1397-1402 ; P. Thomas Schoenemann, Michael J. Sheehan & L. Daniel Glotzer, « Prefrontal white matter volume is disproportionately larger in humans than in other primates », Nature Neuroscience, 8 (2005) n° 2, p. 242-252 ; Jeroen B. Smaers, Aida Gómez-Robles, Ashley N. Parks & Chet C. Sherwood, « Exceptional evolutionary expansion of prefrontal cortex in great apes and humans », Current Biology, 27 (2017) n° 5, p. 714-720.