L’apprentissage, une expérience privilégiée de la réception. Dix règles pratiques pour apprendre à apprendre 1/4

« J’ai souvent été frappé du fait que les professeurs de sciences,

plus encore que les autres si c’est possible, ne comprennent pas qu’on ne comprenne pas.

Peu nombreux sont ceux qui ont creusé la psychologie de l’erreur, de l’ignorance et de l’irréflexion [1] ».

A) Introduction

Professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de psychologie cognitive, Stanislas Dehaene vient d’écrire un nouvel ouvrage grand public sur l’application des neurosciences à l’éducation [2]. Les trois livres précédents, qui furent tous de légitimes succès de librairie, portaient sur certains actes centraux dans l’apprentissage : l’éducation à la lecture [3], l’éducation aux mathématiques [4], et la conscience [5]. Ce dernier ouvrage, plus audacieux, propose une théorie assez complète de l’acte éducatif.

Nous nous centrerons sur ce que Dehaene appelle « les quatre piliers de l’apprentissage » [6], pour trois raisons. Tout d’abord, il offre une systématisation dynamique de l’acte éducatif. Ensuite, il ouvre sur des applications pédagogiques aussi riches que prometteuses. Enfin, il invite à une relecture métaphysique en clé d’amour-don.

Précisons d’emblée que l’interprétation que propose Dehaene des activités psychiques est matérialiste, au mieux émergentiste (qui n’est qu’une forme plus élaborée de matérialisme). Elle se traduit par l’affirmation constante selon laquelle tout ce qui relève du psychisme est systématiquement attribué au cerveau. Nous nous sommes expliqués sur cette interprétation, aujourd’hui presque universelle en neurosciences (cf. l’article sur le site : « Le cerveau suffit-il pour penser ? Thomas Nagel et la critique du matérialisme des (neuro)sciences »). Nous ferons crédit au professeur du Collège de France, en relisant ce réductionnisme comme une posture méthodologique – même si nous ne sommes en rien dupe que, pratiqué depuis des décennies, l’habitus de méthode finit par rétroagir sur le contenu. Quoi qu’il en soit, d’abord, il est toujours possible d’appliquer le principe de découplage entre résultats expérimentaux et interprétations philosophiques. Ensuite, ce matérialisme n’entraîne pas de conséquences délétères en matière pédagogique : sans être totalement imperméables, les frontières entre disciplines spéculatives et disciplines pratiques, surtout techniques (l’éducation est un art), préservent ces dernières des interprétations réductionnistes. Ainsi, une double mise à distance nous protège de ces relectures réductionnistes.

Après avoir considéré les grandes conceptions actuelles de la pédagogie (B), nous élaborerons à la suite de Stanislas Dehaene, la conception de l’acte éducatif tel qu’il apparaît aujourd’hui à la lumière des neurosciences (C) ; puis, nous en tirerons des applications concrètes d’ordre pédagogique (D), avant de proposer une interprétation métaphysique à la lumière de l’être comme amour-don (E).

Pour celui qui est plus intéressé par la pédagogie, je conseille d’enjamber les deux premières parties pour se concentrer sur la troisième (D) et la conclusion (E), quitte à revenir sur la deuxième pour le détail des conseils et des explications scientifiques (C).

Cette étude prolonge une autre, déjà citée, que vous trouverez sur le site à propos des fondements naturels de l’éducation, qui fut élaborée à partir de l’excellent ouvrage de Céline Alvarez [7] : « Les lois de l’éducation selon Céline Alvarez ». Cette continuité ne saurait étonner, puisque cette dernière est une disciple de Stanislas Dehaene et croise, si je puis dire, la vision de Maria Montessori avec les acquis des neurosciences. Céline Alvarez y reprend non pas la quadripartition des piliers de l’apprentissage, mais les trois compétences cognitives dites exécutives : la mémoire de travail (la capacité de retenir sur un temps bref) ; le contrôle inhibiteur (des distractions) ; la flexibilité cognitive (la capacité à détecter ses erreurs et être créatif) [8].

B) Topique

Pour faire simple, voire simpliste, nous nous trouvons face à deux grandes théories éducatives contraires : le tout à l’enseignant ; le tout à l’enseigné. Sans étonnement, nous retrouvons les extrêmes entre lesquels tous les pédagogues sont toujours appelés à se positionner. Plus précisément, Dehaene part surtout en guerre (paisiblement) contre les conceptions trop passives de l’apprentissage (l’enfant comme cire vierge, le psychisme comme tabula rasa) et semble beaucoup opiner en faveur d’une conception massivement active. Toutefois, il n’hésite pas à critiquer, en passant, la conception réactive opposée de l’homo docens qui fait de l’enfant son propre maître, capable de tout découvrir par lui-même, hors toute intervention exogène.

1) Les conceptions passives de l’apprentissage

Les critiques sont omniprésentes et salutaires. Elles concernent chacun des quatre actes dont nous allons voir qu’ils constituent l’acte éducatif.

a) Exposé

Qui ignore ce qu’est l’enseignement magistral classique qui joint le maximum d’activité de la part de l’enseignant parlant pendant un long temps au maximum de passivité de la part de l’élève ou l’étudiant qui a seulement le droit de se taire, d’écouter et d’écrire ? Un exemple célèbre en est donné dans la pièce de Marcel Pagnol, Topaze.

Plus précisément, cette théorie de l’apprentissage s’incarne dans la théorie behavioriste de l’association : pour apprendre quelque chose de nouveau, il suffit que le psychisme associe à une information déjà connue une information qui, elle, est inconnue. Par exemple, selon un exemple fameux, le conditionnement pavlovien associe la nourriture au son d’une cloche. Or, cette donnée inconnue est passivement reçue et en rien préparée. Donc, cet apprentissage est éminemment passif.

b) Évaluation critique

Une impressionnante méta-étude portant sur plus de 200 études a comparé le cours magistral traditionnel (traditional lecturing) aux pédagogies actives (active learning) : elle montre sans appel que le premier a fait long feu : « Active learning engages students in the process of learning through activities and/or discussion in class, as opposed to passively listening to an expert. It emphasizes higher‐order thinking and often involves group work [9] ». Cela vaut pour toutes les disciplines, des mathématiques à la psychologie, en passant par la biologie ou l’informatique. Cela vaut surtout si l’on compare les résultats avec les pédagogies actives qui impliquent l’étudiant. Les formes en sont multiples : questions interrompant le cours, travaux dirigés, discussions spontanées, etc.

La critique de la théorie passive plus précise de l’apprentissage par association sera développée à propos du troisième pilier. Mais notons dès à présent que différentes expérimentations ont radicalement réfuté cette théorie, même pour le conditionnement pavlovien [10]. L’une des plus décisives se fonde sur le concept de blocage [11]. Le chercheur présente à l’animal non plus un, mais deux indices sensoriels corrélés à la nourriture : par exemple, le bruit d’une cloche et une lumière. Et il les présente successivement. Dans un premier temps, l’animal ne voit que la lumière et fait donc de ce signal un indice prédicteur de l’aliment ; il apprend donc à associer par répétition. Dans un deuxième temps, il reçoit le double stimulus de la lumière et du son, eux aussi, signaux de la nourriture ; et l’association se produit un grand nombre de fois pour être bien assuré que, comme pour la lumière, l’organisme l’enregistre. Dans un dernier temps, l’animal n’entend plus que la cloche, donc le deuxième signal. Or, surprise (de l’expérimentateur !), il ne salive pas. Autrement dit, il n’a pas transformé le son en signal. Ainsi, le premier apprentissage a bloqué le second. Comme ils ont tous deux procédé par association, l’expérience établit donc que, contrairement à l’apparence, l’association n’est pas la cause de l’apprentissage.

2) Les conceptions créatives de l’apprentissage

Ce qui va être développé ne doit pas être confondu avec le constructivisme ou les pédagogies de la découverte.

a) Exposé

Cette conception trouve l’une de ses premières expressions chez Rousseau, dont on sait combien L’Émile ou de l’éducation a influencé les théories modernes de l’éducation : « Rendez votre élève attentif aux phénomènes de la nature, bientôt vous le rendrez curieux ; mais, pour nourrir sa curiosité, ne vous pressez jamais de la satisfaire. Mettez les questions à sa portée, et laissez-les lui résoudre [12] ».

L’application de ces principes se traduit par le fait de laisser l’enfant explorer à tâtons, et découvrir par lui-même les grandes lois régissant son fonctionnement et son environnement. Par exemple, on pense que les digital natives n’ont qu’à utiliser leur smartphone pour devenir des génies informatiques.

b) Évaluation critique

Cette théorie en apparence séduisante est en réalité désastreuse. Plusieurs études le démontrent [13], qui ont été largement relayées [14]. Notamment toute une série d’observations, étagées sur plusieurs décennies, établissent que les enfants laissés à eux‐mêmes, éprouvent de grandes difficultés à découvrir les règles qui gouvernent un domaine, par exemple la grammaire et le calcul et, au total, apprennent beaucoup moins bien [15].

D’abord, une comparaison : si l’humanité a mis des siècles pour élaborer les Éléments d’Euclide, comment un seul l’homme, sauf à être un « effrayant  génie » comme Pascal [16], pourra-t-il le faire à l’échelle de quelques années ?

Ensuite, une induction. Pour la lecture, la règle de base est la corrélation entre l’écrit et l’oral ; or, rarissimes sont les enfants qui découvrent seuls le principe même de l’alphabet. Pour l’informatique, les homo zappiens n’ont en réalité qu’une connaissance très superficielle de la technologies, sont incapables d’écrire deux lignes de code, voire ne savent même pas faire la différence entre un bit et un octet. Bref, la méthode auto-éducative a massivement échoué.

Puis, une confirmation par le contraire. La méthode constructiviste affirme que l’enfant peut découvrir par lui-même les règles ; or, la pédagogie la plus efficace se fonde sur un enseignement structuré proposant des activités rationnelles, progressives et hiérarchisées, s’assurant à chaque étape que les fondamentaux sont maîtrisés. C’est ainsi que procède la pédagogie Montessori [17].

Enfin, une conséquence psychologique : la pédagogie de la découverte fait croire à l’élève ou l’étudiant qu’il maîtrise son objet ; or, la maîtrise conduit à l’attitude délétère qu’est la toute-puissance.

Concluons donc clairement que cette pédagogie de la découverte est un mythe éducatif [18].

Pascal Ide

[1] Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1934, 51967, p. 18.

[2] Cf. Stanislas Dehaene, Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines, Paris, Odile Jacob, 2019.

[3] Cf. Stanislas Dehaene, Les neurones de la lecture, Paris, Odile Jacob, 2007.

[4] Cf. Stanislas Dehaene, La bosse des maths. Quinse ans après, Paris, Odile Jacob, 2010.

[5] Cf. Stanislas Dehaene, Le code de la conscience, Paris, Odile Jacob, 2014.

[6] Ils sont exposés dans la troisième et dernière partie du livre. Les deux premières sont centrées sur la manière dont le cerveau apprend. Les parties étant relativement autonomes et l’exposé limpide, il est possible de comprendre en profondeur la troisième partie indépendamment des deux autres.

[7] Cf. Céline Alvarez, Les lois naturelles de l’éducation, Paris, Les Arènes, 2016. Cf., sur le site, l’étude : « Les lois de l’éducation selon Céline Alvarez ».

[8] Cf. Ibid., III.2 : « Les compétences exécutives ».

[9] Cf. Scott Freeman, Sarah L. Eddy, Miles McDonough, Michelle K. Smith, Nnadozie Okoroafor, Hannah Jordt & Mary Pat Wenderoth, « Active learning increases student performance in science, engineering, and mathematics », Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 111 (2014) n° 23, p. 8410–8415.

[10] Cf. Peter D Balsam & C. Randy Gallistel, « Temporal maps and informativeness in associative learning », Trends in Neurosciences, 32 (2009) n° 2, p. 73-78.

[11] Cf. Tom Beckers, Ralph R. Miller, Jan De Houwer & Kouji Urushihara, « Reasoning rats. Forward blocking in Pavlovian animal conditioning is sensitive to constraints of causal inference », Journal of Experimental Psychology. General, 135 (2006) n° 1, p. 92.

[12] Jean-Jacques Rousseau, L’Émile ou De l’éducation, L. III, dans Œuvres complètes. IV. Émile. Éducation – Morale – Botanique, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond,  coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1969, p. 430.

[13] Cf. Harold Pashler, Mark McDaniel, Doug Rohrer & Robert Bjork, « Learning Styles Concepts and Evidence », Psychological Science in the Public Interest, 9 (2008) n° 3, p. 105-119 ; John Hattie, Visible Learning: A Synthesis of Over 800 Meta-Analyses Relating to Achievement, New York, Routledge, 2009.

[14] Cf. John Hattie, L’apprentissage visible pour les enseignants. Connaitre son impact pour maximiser le rendement des élèves. Québec, Presses de l’Université du Québec, 2017. Cf. aussi l’excellent synthèse d’Olivier Mottint, « Faut-il renoncer aux pédagogies actives ? », jeudi 29 mars 2018. Elle est accessible sur le site consulté le 13 février 2020  https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article287

[15] Cf. Richard E. Mayer, « Should there be a three‐strikes rule against pure discovery learning? The case for guided methods of instruction », The American Psychologist,  59 (2004) n° 1, p. 14-19.

[16] « Il y avait un homme qui, à douze ans, avec des barres et des ronds, avoit créé les mathématiques […] : cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal » (François-René de Chateaubriand, Le Génie du christianisme, IIIe partie, IIe livre, 6e partie « Suite des moralistes », coll. « Bibliothèque de La Pléiade », Paris, Gallimard, p. 824-825).

[17] Des études randomisées ont établi l’efficacité de la méthode Montessori : Angeline Lillard & Nicole Else-Quest, « The early years. Evaluating Montessori education », Science, 5795 (2006) 313, p. 1893-1894 ; Chloë Marshall, « Montessori education. A review of the evidence base », Sciences of Learning, 2 (2017) n° 1, art. 11.

[18] Cf. Paul A. Kirschner & Jeroen J.G. van Merriënboer, « Do Learners Really Know Best? Urban Legends in Education », Educational Psychologist, 48 (2013) n° 3, p. 169‐183.

23.3.2020
 

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