Presque innombrables sont aujourd’hui les ouvrages commençant par Éloge ou, a fortiori, comportant ce terme dans leur titre. Par exemple, le catalogue de la BnF (Bibliothèque nationale de France) en liste pas moins de 9 579 ! Les maisons d’édition ont des collections intitulées « Éloge de… » : Hachette, Robert Laffont, Éd. du Rocher, etc. Les maisons d’édition religieuses ne sont pas en reste, puisque, par exemple, Artège a ouvert depuis 2023 une collection intitulée « Éloge spirituel de… » avec, hors collection Éloge spirituel de la patience (Ludovic Frère, 2020) ou Éloge spirituel du repos (Maximilien Le Fébure du Bus, 2022).
Plus révélateurs encore sont les livres qui chantent les louanges de ce qui, avant, était considéré comme une anti-valeur : Éloge du contraire (François Bott, coll. « Éloge de », Monaco et Paris, Éd. du Rocher, 2011) ; Éloge du dégoût (Bernard Morlino, coll. « Éloge de », Monaco et Paris, Éd. du Rocher, 2012) ; Éloge de la faiblesse. Et autres petites lâchetés (Alain Paucard, coll. « Éloge de », Paris, Robert Laffont, 1988) ; Éloge de la lenteur (Carl Honoré, trad. Sophie Artaud, coll. « Les petits collectors Marabout », Paris, Marabout, 2018) ; Un petit éloge de la maigreur (qui suit : De la paresse des sentiments, Michel C. Thomas, coll. « D’un lieu l’autre », Saint-Pourçain-sur-Sioule, Bleu autour, 1998) ; L’éloge de la paresse (Jacky Viallon, Jargeau, Éd. Café noir, 2004) ; etc.
Ce genre ne date pas d’hier : que l’on songe à l’anonyme L’éloge de rien, dédié à personne (Paris, A. de Heuqueville, 1730, avec de nombreuses rééditions) ou à Éloge de la solitude (Saint Eucher, coll. « Écrivains de France » n° 3, Lyon, Impr. de Paquet, 1941).
Voire, parfois, plusieurs auteurs se disputent un seul titre. Par exemple Éloge de la lenteur (outre le livre ci-dessus : Bruno Doucey [texte] et Zaü [dessins], Petit éloge de la lenteur, La Celle-Saint-Cloud, Le Calicot, 2019 ; Emmanuelle Gorgy-Allègre, Éloge de la lenteur. Récit d’un voyage en train au Sri Lanka, Lyon, Emmanuelle Gorgy-Allègre, 2020 ; Jean-Claude Mougin, Éloge de la lenteur suivi de Petite philosophie de la lenteur, Paray-le-Monial, Le Plongeur, 2008 ; etc. À rapprocher de l’excellent Pierre Sansot, Du bon usage de la lenteur, Paris, Payot & Rivages, coll. « Rivages poche et Petite Bibliothèque », 2000) ou Éloge de la paresse (outre l’ouvrage ci-dessus : Maurice Cury, Paris [84, Bd Magenta, 75010], E.C. éd., 1992 ; Chanoine Jacques Leclercq [!], Éloge de la paresse, suivi de quelques autres, Tournai et Paris, Casterman, 1962 ; Eugène Marsan, Paris, Hachette, 1927 ; etc.).
Mais venons-en au livre qui s’inscrit dans le sillage de cette mode facile et un peu trop réactive : Éloge du retard (Hélène L’Heuillet, Éloge du retard. Où le temps est-il passé ?, Paris, Albin Michel, 2020 : coll. « Espaces libres. Idées », 2024).
Ce petit livre nomme un mal actuel omniprésent : le retard ou plutôt l’angoisse d’être en retard : dans notre travail, dans notre vie domestique, vis-à-vis de la culture (être en retard vis-à-vis des dernières informations) ou de la consommation (rater la bonne occasion), etc.
En fait, le retard n’est pas d’abord un malaise contemporain, mais un symptôme très révélateur d’une souffrance plus profonde : nous procrastinons pour briser non seulement l’accélération (ce qui est plus que la vitesse : Virilio, Rosa) caractéristique de notre monde, mais aussi les automatismes aliénants. Et, derrière cette mécanique qui interdit la réflexion, la méditation – « Toute création requiert un moment d’arrêt, durant lequel on s’attarde à contempler ce qui est accompli » (p. 162) ; et de nommer le Sabbat – et la contemplation – qui, « dans le travail, prend souvent la forme de la rêverie » (p. 150) –, l’auteur pointe, et c’est là son apport principal, le refus (la crainte) d’un manque. Le retard est un acte manqué qui traduit justement le besoin de manque. Se fondant sur Freud (et, plus encore sur Lacan), la professeure de philosophie Hélène L’Heuillet diagnostique un trop plein, donc une toute-puissance qui s’effraie du vide ; or, seul celui-ci permet l’accès à la jouissance (qui est tout autre chose que le plaisir de l’hyperconsommateur).
On le voit, le terme retard est ambivalent. Il est employé dans un sens négatif (le retard qu’il faut conjurer) et dans un sens positif (le retard qui nous permet de manquer, et donc d’introduire du jeu et de la vie). Mais surtout, ce mot exprime-t-il adéquatement la pensée de l’auteure ? Elle ne parle pas de ce retard qui auto-centre sur son propre rythme et se moque du temps d’autrui – retard qui est la projection ontochronique de l’égocentrisme et qui redouble l’individualisme contemporain. Il ne s’agit pas non plus d’un éloge néobouddhiste du temps présent (Eckhart Tolle) qui le désarrime de la mémoire du passé et de l’espérance d’un avenir. Le livre, semble-t-il, cherche (parfois peineusement) à nommer l’importance de l’intériorité, de ce que la spiritualité ignatienne appelle la relecture et la dynamique du don le moment d’appropriation.
Pascal Ide