Pourquoi le feedback est-il nécessaire ?

Le terme de feedback est devenu tellement à la mode, et la pratique (du moins en entreprise, encore beaucoup moins en famille, en communuté, entre amis ou en Église !) tellement répandue qu’il fait craindre un effet de mode, c’est-à-dire à la fois qu’il soit artificiel et dont l’obsolescence est programmée. Tout au contraire, il me semble que le feedback soit un grand progrès de notre époque, et un progrès irréversible. Ici, nous nous centrerons sur sa seule raison d’être (le pourquoi) et sa raison d’être anthropologique. Autrement dit, nous ne considérerons pas les moyens de sa mise en œuvre (le comment) pour qu’il soit vécu de manière humanisante et non pas aliénante ; ni sa confirmation cosmologique (loin d’être propres à l’homme ou au vivant, les boucles de rétroaction sont présentes chez tous les êtres naturels et à tous les niveaux, intra-individuels, inter-individuels et inter-spécifiques voire inter-règnes).

 

La raison première du feedback me semble être la suivante : la nécessité absolue, vitale de la nouveauté. Nous avons besoin de nous renouveler : parce que la vie est innovation permanente ; parce que l’environnement change et que nous devons nous adapter à lui ; parce que nous sommes appelés à la fécondité qui est renouvellement. Or, nous sommes des êtres d’esprit, c’est-à-dire d’intelligence et de liberté. Donc, nous renouveler, c’est apprendre avec notre intelligence et mettre en pratique avec notre liberté. Centrons-nous sur l’apprentissage.

Nous avons à notre disposition trois manières pour apprendre du nouveau : apprendre par soi-même (expérimenter, lire) ; suivre un enseignement ; recevoir un feedback. Les deux dernières rentrent dans le cadre : apprendre par l’autre. L’on peut distinguer deux cas : ou l’autre ne nous connaît pas, est extérieur à notre sphère relationnelle habituelle ; ou l’autre nous connaît et est capable d’une évaluation de ce que nous avons fait (bien ou moins bien). Or, ces trois manières sont loin d’être équivalentes. En effet, celui qui est à la fois extérieur et proche (dans le sens où il nous connaît) accède à un savoir sur nous qui nous échappe. Stéphane Moriou, présenté comme spécialiste mondial du feedback, fait cette passionnante observation :

 

« Sous l’angle psychologique, on a aujourd’hui une certitude, c’est que le cerveau n’a pas cette capacité à s’évaluer avec objectivité. Le cerveau est câblé pour faire beaucoup de choses, mais il n’est pas câblé pour s’auto-évaluer avec objectivité. Donc, il va bien devoir aller chercher cette information ailleurs et cela s’appelle le Feedback. Encore faut-il que le cerveau ait cette capacité à s’ouvrir et à accepter que des experts, mais aussi des non experts, puissent dire des choses qui vont remettre en cause certaines certitudes. Tout le monde n’a pas ce courage. Certains systèmes sont contre cette idée et ces systèmes ne peuvent plus évoluer dans un univers qui demande beaucoup plus d’agilité et de vélocité [1] ».

 

Par qui ? Trois types de personnes : les proches ; les experts ; les non-experts. Les premiers pensent comme nous, de sorte que le feedback est pauvre. Les deuxièmes et troisièmes sont extérieurs. Les deuxièmes sont riches, mais souvent séniors ; or, celui qui est plus âgé a construit son expertise autrefois ; or, le monde a beaucoup changé. Les troisièmes sont moins compétents, mais plus récents : ils complètent donc bien les experts.

 

On pourrait objecter que ces retours, types conseils (demandés) et commentaires (pas toujours requis !) ont toujours existé. C’est ainsi que les parents font à l’égard de leurs enfants, les professeurs vis-à-vis de leurs élèves et étudiants, les anciens vis-à-vis des plus jeunes, des managers vis-à-vis de leur équipe, etc.

Nous répondrons qu’il faut distinguer entre une pratique et une pratique réfléchie. Or, ce qui est réfléchi est mieux connu et, reconnu, peut aussi être mieux pratiqué. Or, le nom signifie le concept. Que le terme de feedback soit apparu au début du xxe siècle est donc révélateur d’une prise de conscience. Ajoutons que le constat selon lequel cette pratique est aussi ancienne que l’humanité constitue un fait passionnant : elle est probablement structurante de notre humanité. La coextensivité doit toujours conduire à se demander si nous avons affaire à un accident ou une propriété (proprium).

 

Faut-il le préciser, cette loi du retour est au cœur même la dynamique quaternaire du don (se donner en retour et, plus encore, se recevoir en retour). Je conclurai en convoquant deux images. Étymologiquement, le terme feedback (ou feed-back en un mot composé) signifie « nourrir en retour » : comme les petits enfants, mais aussi comme les amoureux (qui se donnent la becquée), nous avons besoin à la fois d’apprendre à nous alimenter seuls et de recevoir cette nourriture vitale de l’autre. Par ailleurs, on pourrait dire que le feedback opère un double mouvement paradoxal. D’un côté, il ouvre à l’autre et nous arrache à notre retour sur soi qui est souvent le repli sur soi du sujet qui se croit tout-puissant et, ici, tout-transparent. De l’autre, il incurve l’espace et le temps collectifs (relationnels incluant nos proches, famille, amis, collègues, etc.). L’espace, puisqu’il invite l’autre à nous dire quelque chose au lieu de le dire aux autres ; et ainsi casser la mauvaise loi de la cascade en l’incluant dans une boucle (une règle de vie est dès lors la suivante : « Ne disons jamais aux autres ce que nous pensons d’un tiers que nous ne puissions le lui dire directement » et, plus encore : « Ne parlons jamais à autrui de l’autre sans avoir au préalable parler à cet autre », ce que Jésus demande en Mt 18,15-18. Le temps, puisque le feedback demande que nous arrêtions notre course accélérée pour faire à autrui le don d’un retour qui soit plus qu’un smiley, un pouce vers le haut (ou d’ailleurs vers le bas !), et qui nourrisse (rappelons-nous l’étymologie) la relation en profondeur.

Pascal Ide

[1] Stéphane Moriou, entretien avec Yannick Urrien, La Baule +, juillet 2020, p. 40-41, ici p. 41. Je remercie Bruno de Mauvaisin de m’avoir fait connaître cet article.

2.9.2024
 

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