Le caractère humain de la nutrition. Le Donateur dans le don de la nourriture au sein du repas sacral

1) Introduction

L’homme ne se contente pas de se nourrir. Il se nourrit dans le cadre d’un acte, le repas, de riche valeur culturelle. Je souhaiterais montrer trois choses au sujet du repas, trois éléments qui sont corrélés et qui relèvent de la dynamique du don : le repas. est le lieu de la réceptivité première ou fontale ; cette réceptivité concerne non seulement le don de la nourriture, mais le don du Donateur qui s’y symbolise ; cette réceptivité dispose à une donation en réponse.

Pour cela, je ferai appel à l’anthropologie religieuse du sacrifice et m’aiderai d’un développement, à l’époque original, sinon même révolutionnaire, du grand liturge Louis Bouyer [1]. Le point de départ semble lointain, voire étranger, mais nous verrons vite comment il n’est en rien hors-sujet, mais permet de l’éclairer d’une manière neuve.

On pourra s’étonner de ce que je convoque un travail qui date d’il y a plus d’un demi-siècle. N’est-il pas daté, voire réfuté ? D’abord, Bouyer en reprend les thèses dans ses ouvrages ultérieurs, notamment Le mystère pascal et Eucharistie. Ensuite, l’ouvrage (ainsi que les deux autres : Le mystère pascal et Architecture et liturgie) est constamment republié : nous en sommes à la 5e réimpression de la 4e édition. Enfin, l’une des plus hautes autorités actuelles en théologie de la liturgie, Joseph Ratzinger, ne cesse de mentionner les deux noms côte à côte de Bouyer et de Guardini (L’esprit de la liturgie).

2) Problèmes

Anthropologues et théologiens s’accordent « sur ce point que les rites les plus importants qui soient sont les rites sacrificiels. Par contre, il n’est guère de point sur lequel l’accord soit plus difficile que sur la nature du sacrifice [2] ».

  1. D’abord, le sacrifice demande l’immolation de la victime ; or, « très tôt, sans doute, les civilisés ont été frappés, sinon choqués, du caractère sanglant de la plupart des rites sacrificiels » ; comment donc expliquer le succès d’un acte contre-nature ?
  2. Ensuite, même rendu spirituel, le sacrifice est entendu, par exemple dans l’école française (sous la plume de Condren et d’autres) comme un « anéantissement pur et simple de la créature devant Dieu [3]». On sait le succès et les excès des spiritualités victimales. Or, la néantisation est, là encore, contre-nature, ici contre la nature de l’esprit.
  3. Du coup, par réaction, des théologiens ont cherché à définir le sacrifice non plus par l’immolation, mais par l’oblation – au moins dans l’état prélapsaire, l’immolation douloureuse la remplaçant après la chute. Le Père de la Taille déploie ainsi des « conceptions, hautement moralisées et spiritualisées ». Or, le sacrifice existe depuis le temps les plus reculés chez les civilisations les moins « raffinées [4]». Donc, le Père de la Taille ne peut rendre compte de la réalité totale du sacrifice.
  4. D’ailleurs, le sacrifice est don et l’on ne peut donner que ce que le bénéficiaire ne possède pas ; or, surtout dans la perspective primitive, le monde entier est à Dieu, est sacré ; dès lors, on ne peut l’immoler et le sacrifier.
  5. Prenant du recul, ces difficultés posent un problème en leur articulation. En effet, si l’école française et l’école de Lugo (« qui a pendant longtemps imposé ses vues sur la messe à l’ensemble des théologiens catholiques [5]»), bref l’âge baroque, définit le sacrifice par l’immolation, d’autres, modernes, le définissent par l’oblation. Or, ce sont deux actes distincts. Donc, ces deux conceptions ne sont pas compatibles.
  6. Enfin, le terme même de sacrifice est très problématique. En effet, sacrificium signifie étymologiquement : sacrum facere. Or, n’est à faire que ce n’est pas encore fait. Donc, le sacrifice est l’acte qui fait passer un objet du domaine profane au domaine sacré [6]. Or, les peuples premiers vivent dans un univers intégralement sacré. L’anthropologie religieuse, notamment avec Julien Riess et Mircea Eliade, a définitivement montré que le sacré est une réalité première, exclusive du profane. Au commencement de l’expérience humaine, le monde est appréhendé comme une totalité à la fois visible et invisible, où le visible renvoie à l’invisible divin. Précisons aussitôt que ce sacré primitif, pour être païen, n’en est pas pour autant idolâtre : le sacré distingue spontanément entre l’objet et ce qu’il symbolise, ce qu’il porte [7]. Par conséquent, un concept de sacrifice qui instituerait du sacré, en le séparant du profane, est un non-sens : historiquement, le profane « n’est jamais du sacré profané » ; la fabrication du sacré en quoi résiderait le rite en général et le sacrifice en particulier est donc « une illusion typique des modernes » s’imaginant « la réalité comme naturellement profane [8]», alors qu’elle est originellement et naturellement sacrée.

En revanche, cette vision du sacrifice est révélatrice d’une évolution du monde : lorsque la civilisation se développe, d’une part, l’homme se met à posséder en propre un certain nombre de biens, d’autre part, il accède à une conscience réflexive, voire à une liberté, donc une capacité de faire sien ce qui est autre. Dès lors, l’homme prend conscience que ce monde est aussi chez lui et qu’il peut se l’approprier. Or, ce qui est à lui n’est pas à Dieu. Donc, il distinguera spontanément entre le profane et le sacré. Voire, un jour, bien plus tard, lorsqu’il croira conquérir son autonomie en s’arrachant aux hétéronomies (dont la première est la théonomie), il désacralisera tout objet, le monde et son être même. Mais ce sera pour se rendre compte que le sacré n’a fait que changer de figure.

  1. Une autre donnée doit attirer l’attention et même susciter une objection : malgré toute sa diversité géographique et son évolution historique, le rituel sacrificiel, une fois fixé, « a étonnamment peu change depuis les origines, soit dans sa matérialité, soit dans les schèmes imaginatifs où celles-ci se prolonge [9]», comme la purification. Comment expliquer cette uniformité et cette stabilité dans un monde culturellement si mouvant et polymorphe ?

Comment résoudre ces différentes apories relatives à la nature même du sacrifice ? On pourrait leur ajouter les questions posées par le sacrifice eucharistique : quelle relation existe-t-il entre sacrifice et repas ?

3) Réponse

La réponse de Louis Bouyer est aussi désarmante de simplicité que riche d’implications : « Le sacrifice […] n’est pas autre chose qu’un repas sacré [10] ». Le premier auteur à avoir montré cette identité foncière entre repas sacré primitif et sacrifice est un anthropologue anglais, Robertson Smith [11].

  1. Cette identification entre sacrifice et repas sacré est une donnée factuelle établie par l’anthropologie religieuse. Elle se rencontre chez les Grecs et les Romains, mais aussi dans le judaïsme primitif, ainsi que Yerkes l’a montré minutieusement [12]. De fait, le premier sacrifice, dans la Bible, est celui des prémisses.
  2. On retrouve les parties intégrales du sacrifice dans le repas : l’oblation et l’immolation et la communion. Voire, elles y trouvent leur « sens originel ». En effet, l’oblation est la « préparation du repas » ; l’immolation est « l’abattage des victimes animales nécessaires pour un repas de viandes ». De plus, les victimes sont immolées par le feu ; or, « le feu est une théophanie particulièrement impressionnante » : par la cuisson se dégagé un fumet, donc une réalité plus subtile ; or, les dieux sont « supposés plus aériens que les humains [13]» ; le passage par la cuisson est donc un acte sacré destiné à Dieu.
  3. On peut aussi retrouver les parties spécifiques (les espèces) du sacrifice à partir des différentes formes de repas. En effet, le repas est sacré, parce qu’il est « foncièrement un repas des dieux […] auquel l’homme est associé ». Or, a. en certains cas, l’homme mange lui-même tous les aliments qui font la matière du sacrifice [14] : loin d’être un vol, cet acte est un sacrifice à partir du moment où l’aliment est reconnu comme appartenant à Dieu et donnant la vie à l’homme. Tel est le cas du sacrifice de la Pâque, dont on sait la centralité pour les juifs et les chrétiens. b. En d’autres cas, la victime mise à mort est partiellement brûlée, partiellement mangée par les fidèles. C’est le cas du Zevach (sacrifices de paix, de louange, etc.), de Chattath ou Asham (sacrifices des prêtres « pour le péché ») et de l’Olah (l’holocauste) [15]. c. Enfin, il arrive que la victime ne soit pas du tout immolée comme le bouc de l’expiation ou bouc émissaire (Lv 26). Ainsi, on peut montrer que les sacrifices peuvent se classifier selon les types de repas sacrés.
  4. Enfin, le thème du repas permet d’éclairer nombre de thèmes décisifs autour du sacrifice. Le plus important est peut-être celui du pur et de l’impur, qui est étroitement lié au péché.

En effet, la finalité du sacrifice est aussi voire d’abord la purification des péchés : le rite doit enlever l’impur. Or, pour la religion primitive, le rite doit toujours conjuguer l’incarné avec le sens invisible : le « purement physique » n’existe pas plus que le « purement spirituel [16] ». Or, « c’est dans le sang, comme dans l’eau-mère de la création, que Dieu transmet la vie [17] ». Voilà pourquoi le sang est partagé pendant le repas, il fait l’objet de la communion.

On objectera d’emblée : pourquoi cette purification doit-elle passer par le sang, par la violence du sang répandu ?

On objectera aussi que, dans le sacrifice, le sang est versé ; or, on sait que le sang versé rend impur l’être humain, de sorte qu’il ne peut plus sacrifier – même lorsqu’il s’agit de l’activité la plus positive qui soit, mettre un enfant au monde [18]. Ainsi, loin d’être pur, le sang est impur. Le sacré (et son contraire, le péché) sont toujours compris en relation avec la transcendance radicale de Dieu à l’égard de l’homme. Or, la vie est toujours un don du Dieu vivant, donc l’une des grandes réalités sacrées. Or, le sang concerne la vie. Donc, toucher le sang, c’est s’approcher au plus près de Dieu. Mais l’homme ne peut le faire sans témérité : « L’homme est se sent, le rituel expiatoire le lui rappelle sans cesse, radicalement inadéquat au contact axec le divin qui doit s’opérer dans le sacrifice [19] ». Donc, ce n’est pas le contact avec le sang qui rend impur, mais la disproportion ou la distance entre celui qui touche et ce qui est touché.

  1. La raison profonde semble être la suivante : l’homme est un être en tout dépendant de Dieu, notamment en sa vie ; or, le repas est l’acte par lequel l’homme atteste qu’il dépend, pour vivre, d’autre que lui ; voilà pourquoi le repas possède spontanément une dimension sacrale : « Reconnaître la sacralité du repas, par excellence parmi tous les actes humains, c’est reconnaître la totale dépendance de l’homme, dans la subsistance comme dans la production de son être, par rapport au Dieu créateur, appréhendé du même coup comme le Vivant [20]».

4) Application à la philosophie de la nutrition

La raison la plus profonde du caractère sacral et sacrificiel du repas tient à la réception première qui constitue l’homme en particulier et la créature en général. Nous l’avons vu. Approfondissons : nous allons retrouver les trois thèses qui ouvraient ce paragraphe. Le repas sacral est « l’acte premier et suprême où l’homme s’appréhende dans sa relation vivante avec Dieu. L’homme […] y vient pour y recevoir, et d’une certaine manière pour tout recevoir, puisque c’est sa vie qui s’y alimente [21] ».

Il y a plus, et c’est la deuxième thèse : en offrant la nourriture, Dieu se donne, se présentifie. Louis Bouyer continue : l’homme rencontre Dieu dans ce repas « parce que Dieu lui donne la nourriture, parce qu’il y est donc avec lui, parce qu’il y est à la fois son commensal et son nourricier [22] ». En effet, ce que Dieu désire par le repas, ce n’est pas seulement rappeler à l’homme sa dépendance avec Lui, mais se donner à lui : « Dieu lui-même vit en donnant sa vie [23] ».

Mais le repas dit encore davantage : le repas n’est pas seulement l’acte où l’homme reçoit, reçoit tout et reçoit Dieu lui-même (du moins le rencontre avec Dieu) ; l’homme « y vient pour donner, pour se donner lui-même [24] ». Autrement dit, l’homme redouble, répète le don divin, l’autocommunication. Au fond, le repas est l’acte par excellence du reditus.

Enfin, le don est pour la communion. Le repas sacré fait entrer dans un « échange », une « alliance » qui, loin d’être commerciale, est la prémisse d’une « communion ». Donc, le repas sacré « est un repas de l’homme où l’homme reconnaît qu’en tout repas il rencontre Dieu [25] ». En outre, Dieu désire rencontrer l’homme autant que l’homme rencontrer Dieu ; or, pour les peuples premiers, « l’homme ne reconnaît pas Dieu dans l’abstrait », c’est-à-dire dans la seule intériorité, indépendamment du « concret » des dons échangés ; or, cet échange est « inséparablement matériel et spirituel [26] » ; et comme le repas unit avec une singulière densité et efficacité cette double dimension, sensible et intérieure, il symbolise cette rencontre.

Nous retrouvons donc les trois moments du don, couronnés par la communion.

5) Application à l’Eucharistie

« Les théologiens catholiques modernes se sont donné une peine infinie, bien inutilement, pour démonter aux protestants que l’eucharistie pouvait être aussi un sacrifice, bien qu’elle fût évidemment un repas. En conséquence de quoi, les liturgistes baroques se sont efforcés de dissimuler, d’amenuiser au maximum cet aspect de repas, pour valoriser le sacrifice ». Or, c’était méconnaître « l’ancienne tradition chrétienne et la pratique humaine universelle : c’est tout au contraire parce que l’eucharistie était le repas sacré de la communauté chrétienne que l’Antiquité unanime y avait vu le sacrifice des chrétiens [27] ».

De plus, on voit bien que, s’il est fidèle à sa logique première, le repas sacral trouve son achèvement dans l’Eucharistie.

L’analyse de Bouyer est troublante, parce qu’elle accorde une place inattendue aux données primitives et semble minimiser la nouveauté de la révélation biblique, puis chrétienne. En fait, elle enracine profondément les rituels chrétiens et déjà bibliques dans l’humain qu’ils révèlent et accomplissent.

Si le rituel est si précisément fixé, ce n’est pas à cause de je ne sais quel ritualisme, mais parce que l’homme est toujours tenté par l’autre extrême (le premier étant la profanation, la sécularisation) : à ce point croire au religieux, qu’il croit pouvoir manipuler le divin à ses propres fins, maîtriser le sacré pour le mettre à son service. Tel fut par exemple le cas des cultes cananéens : tenir le divin à sa merci [28]. Voilà aussi pourquoi Nathan refuse que David édifie un temple (cf. 2 Sm 7) : en logeant Dieu dans un sanctuaire fixe, il l’asservit d’autant plus aux besoins de l’homme.

Pascal Ide

[1] Cf. Louis Bouyer, Le rite et l’homme. Sacralité naturelle et liturgie, Paris, Le Cerf, 1962, 22012, chap. vi : « Les rites sacrificiels et leur ambivalence ».

[2] Ibid, p. 115.

[3] Ibid, p. 115. Renvoie à Jean Galy, Le sacrifice dans l’école française de spiritualité, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1951.

[4] Ibid, p. 116. Renvoie à Maurice de La Taille, Mysterium fidei. De augustissimo corporis et sanguinis Christi sacrificio atque sacramento, Paris, 1921 ; Esquisse du mystère de la foi suivie de quelques éclaircissements, Paris, 1924.

[5] Ibid, p. 115-116. Renvoie à Eugène Masure, Le sacrifice du chef, Paris, Librairie de la Jeunesse ouvrière, 1932, chap. 1.

[6] Cf., par exemple, Jean Bayet, Histoire politique et psychologique de la religion romaine, coll. « Historique », Paris, Payot, 1957, p. 129-130.

[7] Cf. Mircea Éliade, Traité d’histoire des religions, trad. Mme Carciu, Jean Gouillard, Alphonse Juilland, Mihai Sora et Jacques Soucasse, éd. revue et corrigée Georges Dumézil, coll. « Bibliothèque scientifique », Paris, Payot, 1949 p. 24 s.

[8] Louis Bouyer, Le rite et l’homme, p. 116.

[9] Ibid., p. 129.

[10] Ibid., p. 119.

[11] Cf. William Robertson Smith, Religion of the Semites. The fundamental institutions, éd. Stanley Arthur Cook, London, A. and C. Black, 31927.

[12] Cf. Royden Keith Yerkes, Le sacrifice dans les religions grecque et romaine et dans le judaïsme primitif, trad. Henri E. Del Medico, coll. « Bibliothèque Scientifique », Paris, Payot, 1955. Cf. aussi Gerardus van der Leeuw, La religion dans son essence et ses manifestations, phénoménologie de la religion, éd. française refondue et mise à jour par l’auteur avec la collaboration du traducteur Jacques Marty, Paris, Payot, 1948, p. 341 s.

[13] Louis Bouyer, Le rite et l’homme, p. 120. Cf. Gn 8,21.

[14] Cf. Royden Keith Yerkes, Le sacrifice…, p. 65 s.

[15] Cf. Ibid., chap. 10.

[16] Gerardus van der Leeuw, La religion dans son essence et ses manifestations, p. 335 s.

[17] Louis Bouyer, Le rite et l’homme, p. 126.

[18] Cf. Royden Keith Yerkes, Le sacrifice…, p. 211 s.

[19] Louis Bouyer, Le rite et l’homme, p. 126.

[20] Ibid., p. 121.

[21] Ibid., p. 129.

[22] Ibid., p. 127.

[23] Ibid., p. 128.

[24] Ibid., p. 130. C’est moi qui souligne.

[25] Ibid., p. 127.

[26] Ibid., p. 128.

[27] Ibid., p. 119.

[28] Cf. Adolphe Lods, Israël, des origines au milieu du viiie siècle, coll. « L’évolution de l’Humanité. 2ème section. .Les origines du christianisme et la crise morale du monde antique » n° 1, Paris, La Renaissance du Livre, 1932, p. 465 s.

30.5.2024
 

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