- Lorsqu’il rassembla un certain nombre de propos de Simone Weil, Gustave Thibon leur donna un titre qui ne vient pas d’elle, mais qui traduit une de ses intuitions centrales : La pesanteur et la grâce. En effet, grande contemplative de la nature, la philosophe juive avait noté que celle-ci est animée par une force descendante, la gravité, qui est d’une telle évidence qu’elle pourrait monopoliser l’attention. Mais ce serait manquer la présence d’une autre force, tout aussi importante, qui lui est opposée, une force ascendante. Si l’attraction universelle fait chuter les feuilles des arbres, une autre énergie fait monter la sève dans ce même arbre – et parfois à des hauteurs spectaculaires, puisque certains séquoïa montent jusqu’à 110 mètres !
Or, note toujours notre philosophe mystique, ce qui est vrai du cosmos l’est encore plus de l’homme. Par son péché, surtout s’il est grave (gravis, en latin, signifie « lourd »), l’homme se courbe vers la Terre, descend et déchoit de sa nature. En revanche, par la grâce, il s’élève, il monte jusqu’à Dieu [1].
Et tel est le sens de la fête de l’Ascension : en s’élevant dans son humanité, Jésus retrouve celui qui n’est pas seulement la Source de toute grâce, de tout « don parfait » (Jc 1,17), mais Celui qui est la Grâce incréée, le Père. N’allons pas croire, comme l’exégète allemand Rudolf Bultmann, que cette expression « monter aux cieux », « Notre Père qui es aux cieux » soient les reliquats d’une pensée naïve et enfantine qu’il faut démythologiser. Ce sont des formules symboliques qui inscrivent dans notre corps une réalité hautement spirituelle. Faites-en l’expérience en observant, peut-être dès maintenant, ce qui se passe en vous lorsque vous levez les yeux (corporels) vers le ciel (physique) : ce n’est pas seulement ce que vous voyez qui change, mais aussi votre état d’âme. Seul avec la plante, l’homme est un vivant vertical. Tournés par notre visage vers le ciel, nous sommes faits pour le Ciel.
Ne quittons pas le monde végétal avant d’en avoir appris une dernière leçon. Nous le savons, si le sang peut circuler dans la totalité du corps animal, c’est parce qu’il est propulsé par un organe, le cœur. Mais l’arbre est dénué de muscle cardiaque (comme d’ailleurs de tout organe spécialisé). Comment donc propage-t-il la sève à des hauteurs aussi astronomiques ? Les botanistes nous l’apprennent : au sens le plus propre du terme, le soleil tient lieu de cœur à l’arbre (et, inversement, le cœur est une véritable intériorisation du soleil !). Or, les premiers chrétiens appelaient Jésus Sol invictus (« Soleil invaincu »). Voilà pourquoi la Nativité est datée au solstice d’hiver, c’est-à-dire au jour où la lumière gagne irréversiblement sur la nuit. En montant vers son Père, le Ressuscité, « Lumière du monde », atteste qu’il a définitivement vaincu les ténèbres qui ne l’ont pas retenu dans le tombeau.
- Approfondissons ce mystère de l’Ascension. Souvent, nous faisons de l’Incarnation – avec la Passion et la Résurrection qui en sont l’achèvement – le grand mystère de la vie du Christ. Pourtant, l’Ascension mérite tout autant notre admiration, et même encore davantage. Voilà pourquoi saint Jean Chrysostome pouvait dire de cette fête qu’elle « dépasse l’intelligence humaine [2]». En effet, en venant dans notre chair, le Verbe s’est uni à la nature humaine. Mais, en montant au Ciel, il l’a fait entrer dans la Sainte Trinité pour toujours. Il n’a pas fait moins qu’unir cette même nature, corps et âme, à Dieu lui-même. Les chrétiens confessent ainsi ce qu’un théologien appelle « l’éternité et l’éternelle seigneurie de cette matière [3]». Le même évêque de Constantinople, utilisant l’image des prémices par laquelle l’offrande d’une partie cause fractalement la bénédiction du tout, il affirme que le Christ a
« présenté les prémices de notre nature au Père et le Père a tellement admiré le don [celui de notre humanité], tant en raison de la dignité de l’offrant que de la perfection de l’offrande, qu’il a reçu le don de ses propres mains, l’a placé auprès de lui et a dit : Assieds-toi à ma droite [4] ».
C’est dire si, non seulement notre âme, mais aussi notre corps est capable de Dieu. Le mouvement d’ascension dont nous parlions devient symbolique de notre divinisation.
Mais n’allons pas imaginer que, en nous faisant entrer dans la Trinité, le Christ s’éloigne, pire, se sépare de nous. Mettons-nous, ici, à l’écoute d’un autre grand contemplatif du mystère de l’Ascension [5], saint Augustin : de même que le Fils « ne s’est pas éloigné du Ciel quand il en est descendu auprès de nous », de même, « il ne s’est pas éloigné de nous quand il est monté au ciel [6] ». C’est ce que montre cet épisode si riche de sens où Jésus, priant son Père dans la montagne (encore un lieu élevé !), voit les apôtres s’épuiser à ramer lors de la tempête sur le lac de Tibériade et aussitôt descend vers eux avec une compassion qui prolonge et manifeste celle de son Incarnation rédemptrice. Comment ne continuerait-il pas à faire de même, lorsque la barque de l’Église est prise dans la tourmente ? Loin de nous abandonner, Jésus ne cesse de s’abaisser (« le propre de l’amour est de s’abaisser ») jusqu’à nous, pour ensuite nous élever et nous envelopper dans le sein pacifiant du Père.
- Quelles leçons spirituelles tirer de cette sublime fête de l’Ascension ? Outre celles que l’Esprit-Saint vous inspirera, en voici deux.
Le premier, saint Paul a contemplé ce mystère si riche de sens : « Avec le Christ, le Père nous a ressuscités et il nous a fait siéger aux cieux, dans le Christ Jésus » (Ép 2,6) ; « Si donc vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les réalités d’en haut : c’est là qu’est le Christ, assis à la droite de Dieu. Pensez aux réalités d’en haut, non à celles de la terre. En effet, vous êtes passés par la mort, et votre vie reste cachée avec le Christ en Dieu » (Ép 3,1-3). Méditons-le non seulement avec notre âme, mais avec notre corps. Pendant longtemps, quand je sortais de chez moi, je plongeais, de manière automatique, la main dans la poche pour prendre mon chapelet. Depuis quelques années, j’ai pris la décision, plus consciente, de lever les yeux vers le ciel. Ayant tourné mes yeux et mon cœur vers le Donateur de tout bien, je puis accueillir mes frères les hommes comme autant de dons. Et alors, égrener mon chapelet en priant pour eux avec plus d’attention.
À l’invitation des anges, les Apôtres sont retournés à Jérusalem et, eux aussi, ont monté dans la chambre haute, le Cénacle, pour attendre la Force d’en Haut que le Ressuscité a promis. Or, le don nous remplit d’autant plus que nous l’avons attendu, désiré, prié. Et si, pendant cette neuvaine, matrice de toutes les neuvaines, qui joint l’Ascension et la Pentecôte, nous montions dans la chambre haute de notre cœur et nous unissions à Marie et aux Apôtres, tous les jours, intercédant avec intensité pour que nous-mêmes, notre pays, notre monde connaissent une nouvelle effusion de l’Esprit-Saint ?
Pascal Ide
[1] « Tous les mouvements naturels de l’âme sont régis par des lois analogues à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception » ; « Deux forces règnes sur l’univers : lumière et pesanteur » ; etc. (Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1947, coll. « Agora », 1988, p. 9. Cf. les pages suivantes).
[2] Jean Chrysostome, « In Ascensionem Christi », 2, Homélies sur la Résurrection, l’Ascension et la Pentecôte, tome 2, trad. et éd. Rambault, coll. « Sources chrétiennes » n° 562, Paris, Le Cerf, 2014, p. 159.
[3] « Wir bekennen die Ewigkeit und die ewige Herrlichkeit dieser Materie » (Karl Rahner, « Fest der Zukunft der Welt », Schriften zur Theologie. VII. Zur Theologie des geistlichen Lebens, Einsiedeln, Benziger, 1966, p. 178-182, ici p. 180). Rahner dit aussi des chrétiens qu’ils sont des « matérialistes sublimes » (« La signification éternelle de l’humanité de Jésus pour notre rapport avec Dieu », Éléments de théologie spirituelle, trad. Robert Givord, coll. « Christus » n° 15, Paris, DDB, p. 35-49, ici p. 40-41).
[4] Jean Chrysostome, « In Ascensionem Christi », 2-3, p. 169-171.
[5] Cf. Pierre-Marie Hombert, « La prédication sur le Verbe incarné dans les sermons d’Augustin pour Noël et l’Ascension. Rhétorique et théologie », Anthony Dupont, Gert Partoens et Mathijs Lamberigts (éds.), Tractatio scripturarum Tractatio Scripturarum. Philological, exegetical, rhetorical and theological studies on Augustine’s sermons, coll. « Instrumenta patristica et mediaevalia » n° 65, Turnhout, Brepols, 2012, p. 271-333.
[6] Augustin, Serm. 263A, 3 (Serm. Mai 98, 396-397).