La Place Navone. Ou l’être comme rythme

Pourquoi, ce dimanche matin de juillet 2011, suis-je ainsi saisi par une intense émotion en traversant la Place Navone ? Pourtant, ce lieu si riche d’histoire, d’art et de spiritualité, combien de fois l’ai-je arpenté, admiré, expliqué à des amis le découvrant avec admiration ? D’où vient donc cet enthousiasme qui me saisit, m’arrête et m’illumine ? Certes, avant la survenue bruyante des touristes ou le bavardage intempestif des coureurs matinaux, il y va d’un silence propice à la contemplation. Certes également, avant l’humide chaleur estivale parfois étouffante, il y va de la douceur d’un climat qui dispose à la méditation. Certes aussi, avant l’invasion incongrue des locaux, comme cette voiture de police qui traversera lentement la place, il y va de la pureté d’un milieu enveloppant qui se livre généreusement à un cœur prêt à en recueillir le mystère.

Mais ce ne sont que des conditions qui disposent l’esprit et l’âme. Non, il se passe autre chose. Pour la première fois, je fais l’expérience de la rencontre concrète avec l’harmonie. J’éprouve l’être comme rythme – jusque dans la dénomination si chantante du lieu : Piazza Navona. Manifestons-le, non pas selon l’ordre de découverte qui est parti d’une impression confuse et globale, mais ô combien puissante, voire enivrante, pour entrer dans le détail et la mise en mots, mais selon un ordre analytique et plus pédagogique, en élargissant progressivement à partir d’un centre ou plutôt d’une cellule rythmique.

 

Cette cellule se donne de la manière la plus patente par la façade borrominienne typiquement baroque de l’église Sainte-Agnès (Sant’Agnese in Agone) qui alterne gracieusement concavités et convexités sur fond crème : nulle polychromie ne capte-captive-capture l’attention qui est toute au service de cette chorégraphie impalpable qui est une liturgie divine.

Élargissons aux jeux d’ombres et lumières – les deux côtés de la Place, le pôle occidental qui est solaire, le pôle oriental qui est nocturne, se répondent et dialoguent – et aux teintes – les droites façades s’étirant en hauteur suppureraient ou du moins soupireraient un monotone ennui, si elles ne saupoudraient une discrète rythmique en ocres qui attendent de chanter sous le soleil.

Passons de l’horizontal au vertical. Là encore, l’heureuse cadence de structures aplaties et d’élancements célestes, qu’il s’agisse de la coupole michelangélique de Sainte-Agnès ou du discret triangle qu’achève la Crux victrix de l’église en vis-à-vis (ou plutôt salue l’ambassade du Brésil), fait vibrer toute la Place.

Continuons à amplifier, en passant de la périphérie au centre, ou plutôt en contemplant le jeu, l’entrejeu du dehors (retourné vers l’intérieur) qui est circonférence et du dedans qui est axé, je constate que ce dedans est habité par différentes structures elles-mêmes en harmonie complexe et pourtant parfaitement équilibrées. La simplicité géométrique de l’artefact s’entrelace à la complexité des formes cosmiques qui défie toute maîtrise calculatoire – qu’il s’agisse du minéral (comme les roches de la fontaine des quatre fleuves), du végétal (comme les palmiers de la même fontaine), de l’animal (comme les chevaux de la fontaine de Neptune), de l’humain, réel (comme les hiéroglyphes racontent la prise du pouvoir de Domitien ou les armoiries du pape Innocent X narrant la christianisation de l’Empire) ou symbolique (les statues figurant les quatre fleuves, figurant eux-mêmes les quatre continents) et du mythique (d’un divin qui aurait convoqué le quadriparti heideggérien tout en correspondance). Plus encore, de manière fractale, ce centre redouble en l’enrichissant la rythmique qui l’enveloppe, conjuguant plats et courbes, horizontal et vertical, pointu et arrondi. Enfin, les deux pôles, centre et périphérie, entrent en résonance et multiplient l’harmonie.

Procédons à un nouveau zoom arrière. Pour cela, quittons le seul registre visuel. En ce moment privilégié, l’expérience convoque d’autres sens, à commencer par l’ouïe. La cadence des yeux se double d’un rythme sonore, celui murmuré par les fontaines qui, distribuées en trois points, ne peuvent être annulées par le saisissement visuel. Or, à qui sait entendre, l’écoulement hydrique, loin d’être continu, obéit à une cadence naturelle toute opposée à la régulière et mortifère succession métronomique. Ce sensible propre auditif renvoie, plus que la vue, au sensible commun du mouvement et fait pressentir l’analogue de la vie qui est l’épanchement inépuisable et toujours inédit, fécond et obéissant, de l’eau jaillissante. En nappe ou en jet. Combien la station attentive qui s’attriste de ne pouvoir arrêter le temps, expérimente douloureusement que la plus assurée raison (et indice) de la perte en harmonie est la progressive montée de la rumeur sur cette Place qui ne livre son secret que dans le recueillement qui amuït ! Face à la survenue de chaque nouvel intrus bruyant, je songe à cette anecdote racontée par Maurice Zundel : il contemplait, émerveillé, un coucher de soleil sur le lac de Genève quand le silence fut (inter)rompu par la sauvagerie philistine d’un appareil radio poussant à fond la chansonnette…

Doit-on aussi étendre ce suave empire de l’ontorythmie au plus humble, nécessaire et inaperçu des sens qu’est le toucher ? Cette tiédeur matutinale n’est pas un médiocre juste milieu, ni une pusillanime médiété, mais se donne à éprouver comme la synthèse (voire la rencontre) délicate et réussie des qualités du frais et du chaud, de la dilatation élevante de la fraîcheur et de la protection englobante de la chaleur.

Mais beaucoup d’élargissements rythmiques n’ont pas encore été invités à parler (j’allais lire : perler). L’ordre de l’exposé épouse celui de la prise de conscience de l’exposant qui relève plus de sa subjectivité que de la structure objective du réel s’offrant à elle.

La cadence se dilate de l’artificiel vers le naturel. L’œuvre de l’homme n’est pas une glorification prométhéenne de l’activisme titanesque de la créature faustienne qui s’auto-institue Créateur, mais ouvre à une nature qui s’avance d’abord comme Ciel – ou plutôt se retire, tant ce dernier peut aisément être oublié et paradoxalement, demeurer inaperçu. Son immensité uniforme et azurée est humblement enrôlée au service de la multiplicité chatoyante de l’architecture humaine et pourrait conduire à la négligence si le méditant oubliait que, dans l’Évangile, le plus petit est, simpliciter, le plus élevé – les valeurs de grandeur n’étant en rien annulées puisque cet infime se révèle, au final, sublime : ce ciel spéculaire qui sert – au sens le plus profond, qui est amatif (cf. 1 Co 13,4) – la Terre, demeure la source donatrice livrée au point d’être oubliée. L’harmonie ourano-chtonienne autant que cosmo-anthropique relit et relie le Quadriparti dans les termes de la rythmique du don.

La nature ne s’offre pas seulement sous la figure du firmament, mais aussi sous celle des plantes qui en sont l’œuvre première et le pur reflet : contrariant la chute gravifique, l’énergie photosynthétique aspire la feuille et tout le végétal vers le haut, de sorte que ce sont les terrasses – ce secret et plus profus trésor de la Ville – qui portent l’enthousiasme phytique et ceignent ainsi la place immortelle d’une glorieuse couronne. Humble et digne laurier qui apporte la « verdure vitale » (Hildegarde) que nul peintre ou minéral ne peut traduire sans la trahir.

Enfin, la nature qui s’oppose à l’artefact, se compose avec l’homme. Mais, dans sa liberté dominatrice, celui-ci apportera une présence créatrice ou destructrice d’harmonie, à la mesure de son intentionnalité consentie, sinon consciente et délibérée qui l’interpèle : s’insére-t-il dans ce qui s’offre comme un don et plus encore, se livre dans une vulnérabilité appelant la mesure et le soin – cette Place unique qui le précède et lui succédera ? Nous avons déjà égrené quelques contre-figures et y reviendrons. Un simple regard tourné vers le sol, s’affole et s’afflige des multiples incrustations de mégots et autres reliquats des compulsions consommatrices et consuméristes de nos contemporains. Et que dire, même s’ils sont plus discrets, de ces multiples joggeurs rendus sourds et plus encore aveugles et insensibles, par ce baladeur numérique qui métamorphose leur chair sentante en machine à dégraisser et la Place en salle de fitness ? Je n’ajouterai qu’une parole au flot de celles s’écoulant du couple de Romains qui, à l’autre bout du banc, saturent l’espace de « per carità » et laissent le pain prometteur des sons à leur statut de signifiants bavards au lieu de les transsubstantier en paroles : leur dialogue se métamorphose en un double monologue et la symphonie en cacophonie. Toutefois nul pessimisme de ce constat, même passablement généralisé. Harmonie et enthousiasme obligent, sachons reconnaître que cette juxtaposition de paroles qui deviendra bientôt superposition ne dégénèrera jamais en opposition. Plus encore, dans ce chaud entretien méditerranéen, que l’homme du Nord apprenne à discerner une chaleur plus vitale que la lumière, un acte plus important que son objet, un souci de la relation plus nourrissant que l’échange d’informations. N’allons encore moins céder à quelque amertume anthrophobe. La dernière eurythmie l’attestera. Et céder à ce négativisme réactif si conformiste contredirait in actu signato ce que l’auteur de ces lignes vit in actu exercito.

Nous avons évoqué la présence des églises ponctuant la Place, nous avons parlé d’enthousiasme, nous avons levé nos yeux vers un ciel qui symbolise le Ciel. Comment ne pas convoquer, en cette rythmique dont l’élargissement est aussi une universalisation et une élévation, le divin ou plutôt Dieu qui est le divin transcendant et personnalisé ? Une âme religieuse, plus précisément, une personne christianisé ne peut laisser de côté l’Invisible si proche dans cette musique qui fait vibrer ce lieu de manière si jubilatoire. Et si la vue trop asservie à l’é-vidence émet un doute, la réceptive écoute, dédiée à la progressivité temporelle des déploiements et des processus, donc au passage de la puissance encore inexistante à l’acte qui n’est encore que tremblement transitoire (cet actus imperfecti), porte les vibrations éloquentes des cloches qui, annonçant le service divin, promettent les épousailles toujours recommencées du Ciel et de la Terre dans la Crèche – qui est Croix – de l’Eucharistie. Le triomphe harmonieux autant que lumineux de cette Place au-delà de tous mots ne prépare-t-il pas et ne préfigure-t-il pas le dernier mot qu’est la Résurrection victorieuse de toute ténèbre, de toute violence et de toute mort.

 

En harmonisant Dieu, l’homme et le cosmos, le rythme de la Place n’a-t-il pas tout embrassé, c’est-à-dire embrassé le tout ? Ce serait oublier les retournements paradoxaux que la raison emmembrée de foi, jouit de convoquer. En effet, un élargissement – qui n’est d’ailleurs que pénultième – est encore à venir. Nous n’avons jusqu’ici célébré que le plein, oubliant le plus pauvre des plus pauvres, le plus pudique des scellements : la vacuité. Sans elle, pourtant, tout l’ordonnancement pancalique de la Place s’effondrerait dans un charivari obscène ou plutôt une saturation chaotique où le spectaculaire offusquerait le symbolique. En effet, un des enchantements les plus discrets, donc les plus facilement oubliés, tient à cette disposition cadencée, déjà présente dans la cellule initiale qu’est la façade de l’église sainte-Agnès où les niches, loin d’attendre une statue, appellent la glyphe, la caresse hypnotique d’un regard tactile (l’œil touche autant qu’il écoute) descendant et remontant la vague devenant ressac des creux toujours présents.

Est-ce rendre témoignage à la sagesse orientale que de ménager, plus, d’honorer le rôle coordinateur de ce vide décisif ? Sans doute faut-il sauver la vérité de ce nœud énergétique qu’est le Chi source de la dualité Yin-Yang, pour un Occident qui s’épuise à se remplir de faux plein et s’acédise à croire combler tous ses manques, passant du vain à la vanité sans se douter que la commune étymologie dessine une logique et une dramatique commune. Toutefois, ici, le vide paraît autrement habité. En effet, il est lui-même animé d’une rythmique centrale et pourtant inévoquée : ce creux matriciel sécurise l’âme et lui révèle-réveille son enfance toujours latente, endormie sous la forme peut-être la plus primordiale de la cadence : le bercement qui dorlote. Et, à cette symbolique féminine se conjugue, au sens le plus littéral, la symbolique masculine des saillances centrales dont la plus évidente est la pyramide dont rien, pas même le ciel, ne peut ralentir l’élan. Ce vide, qu’exégétise le dipôle harmonique de l’anima et de l’animus se redouble de creuser, dans une prouesse justement saluée, la base sculpturale de la Fontaine des quatre fleuves. À un niveau plus global, il se retrouve dans la forme de la Place qui a épousé celle de l’antique stade de Domitien, qui fut le théâtre de tant de jeux, voire de naumachies. On pourrait la définir négativement comme ni circulaire ni ellipsoïdale, mais il est plus adéquate de lire dans le rythme des trois fontaines l’entrelacement du monopôle centré du cercle et le décentrage bipolaire de l’ellipse dans la symétrie asymétrique tripolaire qui déjoue toute simplification géométrique. Voire, la Place participerait-elle de la figure hautement dynamique du lemniscate où le point central n’est qu’idéalement occupé par l’improbable convergence d’une communion de donation – à distinguer de la figure déjà élevée, mais beaucoup plus banale, des chants de la donation-réception que représentent les deux cercles situés de part et d’autre du nœud [1].

 

Enfin, un dernier élargissement consonant se doit d’inviter la tache aveugle la plus dissimulée : le sujet écrivant, mais n’écrivant que parce qu’il est d’abord sentant et ressentant. Je ne répéterai pas ici ce que j’ai développé sur le double chant alterné ou plutôt cadencé, d’un côté des Muses murmurant dans les fontaines ou aux quatre coins (!) de la Place, de l’autre, de la musique des pulsions intuitives qui, partant de leur recès le plus cordial, s’étend, par ondes successives, bien au-delà de cette Place, pour y revenir s’y mirer et s’y concentrer [2]. Ici, l’harmonie s’enrichit de l’entrelacs de la contenance et du contenu. Contentons-nous d’attirer l’attention sur les quelques rares personnes, touristes ou pèlerins qui, le sachant (contemplatifs silencieux égarés dans un repli de la Place) ou l’ignorant (lecteurs abandonnés très tôt matin dans une lecture qui les absorbe totalement sur un banc rude et sans dossier dont le choix contre tout confort d’un fauteuil atteste implicitement l’unicité et plus encore le don de ce lieu), vivent, accueillent dans leur foyer le plus intime ce que cette Place aspire tant à leur offrir.

Quelle Stimmung engendre cette harmonie ? Sans doute, le retentissement affectif est-il stratifié et manifeste ainsi la structure lamellaire de notre psychè. Les couches dépendent aussi sans doute des géographie intérieures que sont les caractères et des trajectoires que sont nos saintes histoires. Du moins peut-on tenter d’en indiquer les extrêmes : d’un côté, la porte d’entrée qu’est le sentiment le plus centré sur soi réside probablement la tranquillité (qui, encore désertée par l’ordre, n’est qu’une lointaine préparation à la durable paix) ; de l’autre, le sommet qu’est l’achèvement le plus décentré de son ego est la gratitude substantielle transformant toute l’âme en une flamme ascendante et le flux dispersé des sensations-émotions en un chant choral, agonique et persévérant : lorsqu’il saisit le tout, du plus infime au plus sublime en passant par le plus intime, le concert s’intériorise en une reconnaissance qui est l’harmonie non seulement faite chair spirituelle, mais faite charité.

 

Il est temps que je parte. Arrivé avant huit heures, il est désormais dix heures passées. Par épuisement des possibles résonances ? Assurément pas. Mon âme, même peu sensible à l’histoire, ne peut oublier que l’être que j’ai jusqu’ici pâti et célébré, rejoint harmonieusement le passé jusque dans sa forme – la figure circoïdale conserve la mémoire de la prime destination –, mais aussi l’éternité qui donne sa densité existentielle à chaque kairos, dont celui qui, ce matin béni entre des milliers que j’ai passés à ses côtés, depuis presque douze longues années, sans jamais vibrer. À cause du soleil qui mange de plus en plus l’espace et en brûle les occupants ? Sans doute pour une part. Du fait de la fatigue qui, malheureusement, leste de ce que l’on interprète trop vite comme une chute de nos activités même les plus inspirées ? La négation serait ici un déni de la tristesse non pas du fini, mais de notre condition postlapsaire. Pour fuir l’une des pires trahisons de cette Place : ces humains transformés en statues (sphinx, etc.) pathétiques qui n’attirent le regard que pour soutirer quelque monnaie ? Sans rien dire de cette prothèse envieuse devenue antithèse venimeuse de la contemplation qu’est l’appareil photographique. Certes, également. Parce que la nativeté nocturne (mais point ténébreuse !) du contemplatif et sa veille attentive commenceront à passer dans le régime diurne de la raison discursive, parce que s’amorcera la remontée des profondeurs du Soi en présence créatrice à la Chose qui se donne vers la banalité de la surface, lorsque le banc sera non pas occupé, mais envahi par ce couple de touristes qui, après un moment de saisissement surcentré sur la Place, s’est centré sur lui et remplir le silence d’un bavardage plus distractif que distrayant ? Peut-être encore plus.

Mais la motivation la plus profonde de ce départ qui n’est pas fuite en est que la raison est amour. Elle doit donc s’absenter du concept, mais non du logos. Elle doit déserter le discours, mais non point la parole. Et cette parole ajustée à sa Source qu’est la doxologie où l’être qui est harmonie parce qu’il est amour s’approprie dans un chant qui enchante et une danse qui n’est immanence que parce qu’elle est transcendance.

Pascal Ide

[1] Lorsque j’ai écrit cette méditation, voici onze ans, je ne voyais que la rythmique ternaire (ou unaire) du don, point celle, quaternaire (binaire) ou, a fortiori, trinitaire (pneumatique)…

[2] Allusion est faite à la conférence lors du colloque d’Angers sur le beau – conférence qui est devenue la première partie du livre : La beauté, don de l’amour, Paris, Le Centurion, 2021.

8.5.2024
 

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