« La névrose du siècle est bien celle de la dépendance [1] ».
« On est pris dans une espèce d’engrenage. Lorsqu’on s’arrête, on est pris de vertige, on se trouve devant un vide énorme [2] ».
Si Marilyn Monroe (1926-1962) a vécu il y a trois quarts de siècle, sa vie nous parle toujours. Pourquoi ? Rappelons quelques faits avant d’ébaucher une interprétation.
- D’abord, Marilyn rassemble, symbolise, porte à incandescence, tous les signes de la réussite, voire du bonheur. Pourtant, on va le redire, elle est obsédée par l’alcool, le tabac, l’amour, les enfants, les médicaments (notamment les somnifères). Mais ces dépendances multiples ne se voient pas.
Plus, elles ne se savent pas. Marilyn n’en parle pas. Certes, elle détaille beaucoup ses souffrances, n’a aucune difficulté pour s’épancher sur ses peines de cœur, ses ratages professionnels, les échecs de sa vie amoureuse. Cependant, elle s’ingénie pour cacher son addiction, à elle et à son entourage. Deuxième trait caractéristique : la dépendance se dissimule si bien au dehors, car elle se dissimule au-dedans.
Plus encore, nous savons tous que la jeune femme a été retrouvée nue et sans vie le 5 août 1962 à son domicile californien, à l’âge de 36 ans. Mais que savons-nous de sa cause ? Nous avons tous plus ou moins en tête des histoires confuses qui parlent de suicide, voire de suicides maquillés. Certains sont allés jusqu’à dire que les assassins visaient, à travers elle, le clan Kennedy. Pourtant, la raison est aveuglante : surdose de sédatifs. Mais alors, renchérissent les journalistes-détectives, ne serait-ce pas la faute de son psychiatre, le Dr Ralph Greenson, manifestement fou amoureux d’elle ? Pourtant, il n’y a nul besoin d’invoquer une théorie du complot ou une victimisation à outrance : la cause, répétons-le, est la dépendance ou plutôt une de ses conséquences éminemment mortifères. Car, si le psychiatre était assurément très attaché à sa patiente, Marilyn l’était bien davantage, et pas seulement à son médecin. Néanmoins, moins romanesque et moins romantique que les autres, la version officielle demeure celle du suicide, lui-même dû à la dépression. Cette résistance à l’évidence nue des faits atteste la difficulté à nommer l’addiction comme le mal du siècle. Marilyn était peut-être déprimée. Mais elle était d’abord droguée et avait perdu sa liberté ; or, cette aliénation est source d’impuissance, donc de désespérance. Autrement dit, il faut inverser la connexion : la tristesse n’est pas la cause de la dépendance, mais sa conséquence. La raison est la fuite dans le paradis artificiel des plaisirs fallacieux.
De fait, Marilyn a connu presque toutes les drogues accessibles à son époque : aux substances (mélangeant à l’alcool, aux barbituriques, au chloral, qui est un dérivé de l’opium) et aux comportements évoquant une véritable dépendance affective. Tout d’abord, elle était habitée par un irrépressible désir d’enfant : pendant les tournages, elle se jetait sur les enfants comme sur les verres d’alcool. Ensuite, sont besoin d’aimer et d’être aimé était si irréfrénable qu’on est en droit de parler de love addiction. Ses relations amoureuses autant que professionnelles ou autres (par exemple avec son médecin) doivent être intenses : démarrer par un coup de foudre, se poursuivre par une dépendance de chaque instant, rompre de manière orageuse, et en fait ne jamais s’arrêter. Tel est le cas avec son deuxième mari, le joueur de base-ball Joe DiMaggio : elle s’est mariée en 1952, a rompu neuf mois après, a renoué contact avec lui après son divorce, en 1962, a évoqué la possibilité d’un remariage, etc.
- Pourquoi, hommes ou femmes, l’exemple de Marilyn nous fascine-t-il encore ? Certes, elle nous séduit par sa beauté, son talent, sa réussite. Certes, l’actrice et mannequin était en avance sur son temps, par exemple dans sa manière de jouer ou de se faire photographier. Mais, telle Lady D., n’est-ce pas encore davantage son destin tragique qui nous rejoint ? Et, toujours comme la princesse de Galles, sa vulnérabilité ? Marilyn ne nous tendrait-elle pas un miroir où nous pouvons contempler notre part maudite, notre fascination pour l’ombre ? Et, plus encore, une secrète tentation ?
La citation en exergue de cette note est tirée d’un ouvrage de Michel Lejoyeux, chef de service de psychiatrie et d’addictologie à l’Hôpital Bichat et à Maison Blanche, auquel nous empruntons aussi ce récit qui, pour lui, vaut parabole. Or, elle parle non point du siècle dernier, mais du xxie siècle…
De fait, Marilyn résume tous les traits pathologiques de l’addiction caractéristique de notre temps. Par exemple : « Les dépendants de l’alcool ou du tabac qui viennent me consulter font un peu comme Marilyn. Ils ne me disent pas tout de suite à quel point ils ont perdu leur liberté. Ils me parlent longuement de leur mariage qui bat de l’aile, de leurs enfants imprévisibles, de leur métier qui les ennui ou les fatigue. Il leur faut du temps pour accepter de reconnaître leurs véritables chaînes et commencer à en parler… » Secrètement, ils ont passé un pacte de silence avec eux, surnoués, scellés par la honte et le désespoir.
Revenons sur la cause : « Les hommes ou les femmes dépendants ne boivent pas tout le temps à cause de leur tristesse ou de leur fatigue. Ils sont plutôt tristes parce qu’ils boivent trop [3] ». Cette explication, confirmée par les études expérimentales, est d’autant plus éclairante que notre époque se caractérise par une explosion des causes de dépendance comme des personnes dépendantes ; or, elle se notifie aussi, selon les dires du sociologue Jean Baudrillard, par le trop-plein et le plaisir immédiatement accessible, via le smartphone.
La multiplication des addictions, tellement frappante chez Marilyn qui passe d’une drogue à une autre, est aussi typique de notre temps. Les dépendants d’autrefois étaient monomanes. Ceux qui aujourd’hui arrivent dans le bureau du psychiatre ont touché à de nombreuses drogues qui, toutes, produisent des sensations intenses – chaque sevrage ou chaque sobriété se soldant par un déplacement. Ils ressemblent au narrateur (Edward Norton) de Fight Club (David Flincher, 1999) : il est addict à tant de choses qu’il l’est même devenu des groupes institués pour sortir de l’addiction ! Il va des Alcooliques Anonymes aux Outremangeurs Anonymes en passant par le groupe des Acheteurs Compulsifs. C’est d’ailleurs dans le même film que Tyler Durden (Brad Pitt) offre un superbe condensé du processus d’addiction : « Les choses qu’on possède finissent par nous posséder [4] ».
Enfin, avec le professeur Lejoyeux, il convient de rappeler que, avant d’être source de tristesse ou une aliénation, la névrose de notre siècle qu’est l’addiction est un désordre du plaisir. L’affirmation est paradoxale : qui a parlé avec un alcoolique, une personne qui abuse des substances ou de comportements (comme le jeu), sait combien il souffre (et son entourage avec et par lui). Pourtant tout a commencé par une recherche désordonné et bientôt effrénée de jouissance. Tout le processus est résumé dans le titre de l’ouvrage : Du plaisir à la dépendance.
Pascal Ide
[1] Michel Lejoyeux, Du plaisir à la dépendance. Nouvelles addictions, nouvelles thérapies, Paris, Éd. de la Martinière, 2011, p. 9.
[2] Brigitte Bardot, Le Figaro, lundi 23 septembre 1996, p. 14.
[3] Michel Lejoyeux, Du plaisir à la dépendance, p. 16. Souligné par moi.
[4] Cf. les scènes de 0 h. 4 mn. 36 à 0 h. 9 mn. 57 (scènes 4 et 5) et de 0 h. 28 mn. 10 sec. à 0 h. 30 mn. 05 sec. (scène 11).