Un soir de décembre 1802, Luke Howard (1772-1864), un jeune Quaker, pharmacien de son état et météorologue par passion, donna une conférence à l’est de Londres, dans un club rassemblant une cinquantaine d’esprits curieux de l’époque [1]. D’abord inquiet par le peu d’assurance et de rhétorique de l’orateur, le public fut progressivement conquis pour être enfin gagné par un enthousiasme qui dura des années encore après l’audition de cette peu banale conférence. Le thème, aussi modeste que la mise du jeune Dissenter (membre d’un courant évangélique Quaker), n’avait rien en soi de grisant : « Sur la modification des nuages ». En fait, en une heure, le jeune homme allait totalement révolutionner notre connaissance des nuages, introduisant enfin la météorologie dans la sphère enviée des disciplines scientifiques. Plus encore, il allait joindre à l’explication de la formation des nuages une classification qui, presque inchangée, est encore en vigueur aujourd’hui : cirrus, stratus, cumulus, nimbus. Enfin, il sut conjuguer la vérité à la beauté, au point d’attirer l’attention et l’admiration de l’homme le plus célèbre de l’époque, Gœthe lui-même, qui dédia à son œuvre, plusieurs poèmes… [2]
Les objections à une nomenclature sont profondes, au point que, jusqu’à ce jour, toutes les tentatives d’un siècle pourtant particulièrement généreux en taxonomies en tous genres, avaient été échouées. Elles touchent rien moins que les deux grandes couples catégoriels centraux de la métaphysique : le même et l’autre (le nouveau) ; l’un et le multiple [3].
En effet, à l’époque, la science était nettement influencée par les classifications linéennes, qui rangeaient les espèces dans des groupes stables et leur donnaient un nom savant latin. Ou plutôt un double nom latin, le premier pour dire le genre et le second l’espèce. Mais, si elle fixe, le rangement fige (et même formolise !). Or, les nuages sont des entités éminemment muables, dont la durée d’existence est en moyenne de dix minutes.
De plus, une classification introduit un nombre fini d’espèces au sein de l’infinie variabilité des individus. Or, les formes des nuages varient à l’infini, du moins à ce qu’il semble.
L’originalité et le génie de Howard furent de ne pas reprendre les règles des taxonomies en vigueur à l’époque : trop fixistes, elles ne pouvaient s’adapter à une réalité en changement permanent. Affrontant la difficulté, il la tourne en solution : c’est ce mouvement continuel lui-même qui sera le principe de classification des nuages. Ainsi qu’il le disait dans son article princeps : « Un agrégat nuageux formé à la suite d’une unique altération peut sous l’influence de circonstances concomitantes, se métamorphoser en un tout autre agrégat». Pour le météorologue amateur, les nuages diffèrent en leurs formes soit parce qu’ils se modifient, soit parce qu’ils passent d’une famille à une autre, souvent par des configurations intermédiaires. Par exemple, un cirrus est par définition filamenteux et élevé. Mais s’il descend et s’étend en couche, il sera appelé cirrostratus. Ainsi les familles de nuages ne sont pas tant des espèces fixes que des entités de transition.
C’est ainsi qu’il distingue trois grandes familles de nuages selon leur forme [4] :
- cirrus (« filament » ou « fibre ») ;
- cumulus (« agrégat » ou « amas ») ;
- stratus (« couche » ou « nappe »).
En proposant un unique principe d’explication de toute la multiplicité des formes nuageuses, Howard est véritablement révolutionnaire. En revanche, il ne le sera pas dans sa nomination. En effet, il va emprunter à l’habitude de nommer les espèces en latin et, selon l’usage introduit par Linné, en genre et espèce. Mais bien lui en a pris. En se coulant dans le moule savant de l’époque, il a été appelé au succès durable que nous disions ci-dessus. Et, si celui qui ignore le latin se trouve de prime abord rebuté, qu’il lise la remarque apaisante de Howard qui va suivre. Elle en dit long sur son souci du détail et de la pédagogie. Ainsi notre jeune nuagologue n’est pas qu’un grand savant, il est aussi un humble maître :
« Il est assez facile de se souvenir des noms des nuages que j’ai tirés du latin, car leur signification est étayée par une définition choisie avec soin ; ces termes une fois maîtrisés, un observateur peut, avec un peu de pratique, les appliquer à bon escient pour tous les nuages dans toutes leurs variétés, formes, couleurs et positions dans le ciel [5] ».
Bien évidemment, par la suite, cette classification sera considérablement précisée. L’un des principaux apports fut le changement du critère premier qui, aujourd’hui, n’est plus la forme mais la hauteur. C’est ainsi qu’on distingue trois hauteurs de nuage. Il demeure que les formes sont liées à la hauteur. C’est ainsi que les cirrus ne se trouvent que dans la haute atmosphère. Et le fondement, autant que la nomenclature demeure toujours le même.
Ainsi, notre science des nuages vient d’un humble quaker qui, en levant souvent son cœur vers le Ciel, tournait aussi fréquemment ses yeux vers le ciel.
Pascal Ide
[1] Nous ne possédons pas, à ce qu’il me semble, le texte de cette conférence, mais le compte-rendu qu’en fit Howard pour le journal.
[2] Pour le détail de cette histoire hors du commun, cf. Richard Hamblyn, L’invention des nuages. Comment un météorologue amateur a découvert le langage du ciel, trad. Gerald Messadié, Paris, Jean-Claude Lattès, 2003.
[3] Mais pas à la troisième, à savoir la liberté, car il s’agit de phénomènes naturels. Il demeure que leur contingence est extrême.
[4] Mais aussi selon la dimension prédominante. On observera que, pour le cirrus, c’est la ligne, donc la dimension 1, pour le cumulus, c’est le volume, donc la 3D et pour le stratus, c’est la surface, donc la 2D.
[5] Luke Howard, « Préface », The Climate of London. Deduced from Meteorological Observations, Made at Different Places in the Neighbourhood of the Metropolis, London, W. Phillips & Co, 1818, 2 vol., tome 1, p. xxxii.