La dette insolvable selon Kafka

En effet, la question, unique, de Kafka, est celle de la justice et de la justification, notamment en lien avec l’éternité. Voici ce qu’il écrit dans son Journal, le 9 février 1918 : « Ce qu’il y a d’oppressant dans l’idée d’éternité : la justification, incompréhensible pour nous, que le temps doit connaître pour l’éternité, et conséquemment, la justification de nous-mêmes, tels que nous sommes. » Autrement dit, Kafka ne peut comprendre que des êtres aussi fragiles et évanescents que les hommes puissent accéder à l’éternité, donc que leur existence puisse être justifiée du point de vue de l’absolu.

Ce qu’il vit, Kafka le met en scène dans ces immenses paraboles que sont ces deux grandes œuvres : Le Procès et Le Château. Il s’agit de récits, non de traités de philosophie. Il nous appartient d’en respecter le sens, mais aussi de l’inventer plus que de le déchiffrer, d’autant que l’on peut soupçonner Kafka d’avoir organisé son récit de sorte qu’il ne puisse présenter de signification définie, limitée.

1) Le fait : la culpabilité

Le Procès raconte l’histoire de Joseph K., fondé de pouvoir dans une grande banque. Celui-ci est arrêté un beau matin, sans raison apparente, dans son lit. En fait, il est simplement informé qu’il est arrêté, mais il demeure libre de ses mouvements. On connaît la fin qui est la mort. Un matin, deux messieurs gras et pâles le prennent et le conduisent dans une carrière déserte où ils l’égorgent. Entre les deux, Joseph K. continue à travailler et comparaît plusieurs fois devant un étrange tribunal sans savoir ce dont il est accusé ; son avocat ne l’aide pas ; lui en vient à négliger sa vie de tous les jours, son travail. Notons toutefois que, juste avant de mourir, Joseph K. a le temps d’apercevoir par la fenêtre de l’immeuble en face un homme qui lui tend les bras. « Comme une lumière qui jaillit les deux battants d’une fenêtre s’ouvrirent là-haut ; un homme – si mince et si faible à cette distance et à cette hauteur – se pencha brusquement dehors, en lançant les bras en avant. Qui était-ce ? Un ami ? Une bonne âme ? Quelqu’un qui prenait part à son malheur ? Quelqu’un qui voulait l’aider ? Était-ce un seul ? Etaient-ce tous ? Y avait-il encore un recours ? Existait-il des objections qu’on n’avait pas encore soulevées ? Certainement. La logique a beau être inébranlable, elle ne résiste pas à un homme qui veut vivre [1]. » Paroles paradoxales qui dessinent une espérance, à la fois extérieure (une aide qui vient de dehors) mais non sans répondant intérieur (l’« homme qui veut vivre », plus fort que toutes les logiques juridiques). Et, pourtant, il va maintenant mourir et la dernière parole sera, alors que les deux hommes, avec la précision curieuse d’un médecin, lui enfoncent un couteau dans le cœur : « ‘Comme un chien !’, dit-il, c’était comme si la honte dût lui survivre [2]. » Cette honte infinie est celle de l’existence [3].

Le Château n’est guère plus réjouissant, mais tout aussi prenant. Un homme du nom de K. arrive un soir dans un village qu’il ignore et où il ne peut séjourner sans l’autorisation du maître du château. K. pourtant vient car il a été convoqué pour sa qualité d’arpenteur, mais personne n’est au courant de cette convocation. K. décide de s’installer dans le village et de s’y intégrer. Il tentera aussi d’entrer en relation avec les autorités du château. Mais celles-ci demeurent invisibles et leurs ordres insaisissables. L’histoire se finit, sans finir, dans l’épuisement et le sommeil.

2) La cause : l’amnésie du don originaire

On le voit donc, Kafka cherche une justification, au sens de raison d’être et de besoin d’être déclaré juste. Or, son existence est absurde, car il ne se reçoit pas : il ne s’enracine pas dans un don. Sa quête est celle d’un enracinement signifiant. Voilà pourquoi le héros kafkaïen se sent écrasé par une dette infinie : son existence, il ne l’a pas reçue. D’où aussi l’inflation de la loi, cette problématique omniprésente, et l’absence de toute miséricorde, c’est-à-dire de gratuité, de donation. Il me semble que si la Loi est accablante, c’est parce que la réalité fondamentale, celle de l’être, n’est plus lu comme un don.

Et sans doute l’expérience plus universelle de l’absurde décrite par Kafka s’enracine-t-elle dans l’expérience plus personnelle et anthropologique de l’effacement de la paternité comme don, origine aimante. Ce n’est pas d’ailleurs un hasard si Kafka cite les dernières paroles du Procès dans sa Lettre à son père : « Par ta faute, j’avais perdu toute confiance en moi, j’avais gagné en échange un infini sentiment de culpabilité (en souvenir de cette infinité, j’ai écrit fort justement un jour au sujet de quelqu’un : « il craint que la honte ne lui survive ») [4]. » Où l’on voit aussi que seul le pardon à son père l’aurait sorti de cette tristesse voire de cette amertume infinie.

3) La conséquence : l’infinie culpabilité

Ce que nous montre Kafka, c’est que l’on n’échappe pas au don (originaire) ; il ne suffit pas de s’arracher à la filiation pour accéder à la liberté. Le choix est entre le pardon et la culpabilité. Il n’y a pas de troisième terme. Le seul gai savoir est celui de la précédence. L’absurde n’existe pas sans dette ni culpabilité : la grâce est aussi absente que la Loi est accablante. Le rêve nietzschéen d’un enfant sans père totalement libre est une illusion. Sans don, la vie est un poids impossible à soulever. Le témoignage de la vie de Kafka le garantit. La vie quotidienne de Kafka est celle non pas d’un rond-de-cuir, mais celle d’un professionnel exigeant. Il a lutté jusqu’à la fin : il a lutté contre la mort, survenue de manière précoce à cause de la tuberculose. Milena Jesenska, journaliste qui fut la plus proche de lui dans les dernières années, l’évoque en écrivant à Max Brod, grand ami de Kafka et son exécuteur testamentaire : « Nous tous en apparence, nous sommes capables de vivre parce qu’à un moment quelconque nous nous sommes réfugiés dans le mensonge, dans l’aveuglement, dans l’enthousiasme, dans l’optimisme, dans une conviction, dans le pessimisme ou dans n’importe quoi. Mais il [Kafka] n’a pas d’asile protecteur. Il est absolument incapable de mentir, comme il est incapable de s’enivrer. Il n’a pas le moindre refuge, pas le moindre abri. C’est pourquoi il est exposé à tout ce dont nous nous protégeons. Il est comme un homme nu parmi les habillés. […] Et son ascèse est absolument sans héroïsme, ce qui la rend encore plus grande et plus haute. Tout ‘héroïsme’ est mensonge et lâcheté. Ce n’est pas un homme qui se sert de son ascèse comme moyen vers un but. C’est un homme que sa terrible clairvoyance, sa pureté et on inaptitude au compromis forcent à l’ascèse [5]. » Le seul salut est l’écriture qui est, depuis Kafka, d’essence testamentaire : commentant la page de Kafka au début de La fable mystique, Michel de Certeau remarque à propos de la mort : « En attendant cette heure, l’écriture demeure [6]. »

Prenons l’exemple fameux de la Légende de la Loi. Au chapitre IX du Procès, Joseph K. a rendez-vous à la cathédrale avec un client étranger. Un prêtre est là qui l’interpelle. Aumônier de prison, il veut éclairer K. sur le fonctionnement étrange de la justice. Pour cela, il lui raconte cette Légende (qui fut d’ailleurs le seul passage du Procès que Kafka publia de son vivant) [7].

4) Un remède

Dominique Salin établit un parallèle entre Franz Kafka et sainte Thérèse de Lisieux [8]. En effet, selon le théologien jésuite, double est le point commun : disparition d’une conception sadique ou du moins lointaine de Dieu ; de même, effacement de la conception héroïque de l’homme. Voilà pourquoi la littérature multiplie les anti-héros et si, d’aventure, c’est un super-héros, il devra exhiber sa vulnérabilité, jusqu’au désespoir.

Ce qui est présent en creux chez l’écrivain apparaît en plein chez la carmélite. Autrement dit, elle a compris combien Dieu seul sauve par sa miséricorde, sans mérite de notre part. Il faut dire plus. Si elle est l’épouse du Christ, Thérèse est d’abord la fille bien-aimée du Père qui a conscience de l’absolue gratuité du don divin. Elle n’est patronne des Missions que parce qu’elle est miséricordiée. Une nouvelle fois se vérifie la pulsation réception-donation : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,8).

Pascal Ide

[1] Franz Kafka, Le Procès, in Œuvres complètes, trad. Alexandre Vialatte, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, tome 1, 1976, p. 466.

[2] Ibid.

[3] Pour d’autres interprétations, trop psychologiques ou éthico-juridiques, cf. par exemple Heinz Politzer, Franz Kafka der Kunstler. Studienausgabe, Frankfurt, Fischer, 1967. p. 315. Cf. aussi éd. de la Pléiade, p. 956-959.

[4] Préparatifs de noce à la campagne, p. 186.

[5] Cité par Marthe Robert, Franz Kafka, coll. « Bibliothèque idéale », Paris, Gallimard, 1960, p. 196.

[6] Michel de Certeau, La fable mystique. xvie – xviie siècles, coll. « Bibliothèque des histoires », Paris, Gallimard, 1982, p. 11.

[7] Procès, dans Œuvres complètes, tome 1, p. 453-455.

[8] Dominique Salin, « Théologie mystique et littérature : Thérèse de Lisieux et Franz Kafka », Supplément au BLE, (1999) n° 4, p. 99-109.

20.9.2022
 

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