« Objet du xxe siècle de façon prééminente, le système immunitaire est une carte dressée pour guider la reconnaissance et la méconnaissance de soi et de l’autre dans la dialectique des biopolitiques occidentales [1] ».
Une juste compréhension du vivant nécessite de sortir de la vision unilatérale polémiste de Darwin pour lui associer une vision plus harmonieuse de la nature, voire d’insérer la notion de compétition au sein de celle de coopération, comme une de ses modalités [2]. Ne faudrait-il pas étendre ce basculement de paradigme à la compréhension de notre identité biologique ? En effet, celle-ci est assurée par un système aujourd’hui toujours mieux connu des chercheurs et bien reconnu du grand public, le système immunitaire [3]. Or, il est interprété de manière extraordinairement belliciste. Ne pourrait-on sortir de cette herméneutique guerrière ou du moins l’équilibrer afin de proposer une autre perception de notre identité ? D’ailleurs, un tel changement de cadre de référence aurait peut-être des incidences sur notre vision du politique, toujours influencée par le modèle organique [4].
1) D’une herméneutique belliciste de l’immunité…
Plusieurs signes attestent à l’évidence que la compréhension de notre ipséité corporelle est sous l’influence, voire sous l’emprise d’une vision où domine le polémos, donc la violence.
a) Le vocabulaire
Le lexique immunologique est rempli de termes violents. C’est ainsi qu’on parle de « cellules tueuses », expression traduisant le vocabulaire anglais qui n’est pas moins guerrier : « killer ». Un récent ouvrage sur le corps humain, pourtant centré sur l’émerveillement, intitule le chapitre consacré à l’immunité : « Une armée pour nous défendre » et multiplie les images militaires dans ses inter-titres : « Les fonctionnaires de la défense », « Une panoplie d’armes », « Les fossoyeurs du combat », « Des armes chimiques efficaces », « Les torpilles », « Les ganglions, casernes de combattants », « Les agents secrets et les réservistes », « Vacciner : leurrer les défenses », « Les corticoïdes pour l’armistice » [5].
b) La représentation visuelle
Dans un numéro de Sciences et avenir, les rédacteurs ont cherché à vulgariser la théorie immunologique en représentant les acteurs de la réaction immunitaire comme des héros de la saga de Morris, Lucky Luke. En l’occurrence, le lymphocyte devient un commandant en chef qui observe, pas commode, les mains sur les hanches, le macrophage, un « fort à bras » à la mine patibulaire tenant un couteau à la main, flanqué de son complément « vilain coco » armé d’une fronde et empruntant au Kid de Charlot [6].
c) L’interprétation des mécanismes
Le degré zéro de l’interprétation immunologique consiste à voir dans le système immunitaire ce qui nous différencie, nous sépare et donc nous oppose à tout corps étrangers. Voici ce qu’affirme Frank Macfarlane Burnet le virologue australien qui était aussi immunologiste : « La production d’anticorps ou tout autre réaction immunologique d’un organisme est conduite à l’encontre de matériaux étrangers, c’est-à-dire contre toute ce qui ne fait pas partie de cet organisme [7] ».
Mais le lexique employé, beaucoup plus agressif, convoque aujourd’hui la métaphore guerrière. L’un des grands spécialistes de l’immunologie parle par exemple d’« arsenal ». Voici comment il explique sa métaphore : « Le terme même d’arsenal indique que ce processus est perçu comme une bataille entre deux forces opposées, l’une bonne et l’autre foncièrement mauvaise [8] ». Dans un ouvrage dont le sous-titre dit significativement Comment nos corps combattent la maladie, les titres des chapitres suivants s’égrènent : « La bataille commence », « Ennemi et politique de défense générale », « Agents subversifs » [9]. Plus brièvement encore, un ouvrage sur l’histoire des systèmes immunitaires s’intitule : Le corps en guerre [10].
Pour plusieurs raisons.
1’) La représentation de l’autre
La première raison tient à la représentation des relations entre le soi (Self) et le non-soi (Non-Self). Celui-ci est interprété comme une menace pour celui-là. Par exemple, un essai s’ouvre sur un paragraphe qui parle des « quatre menaces pour l’individualité [Four threats to individuality] [11] ». Le corps humain est en lutte armée contre les envahisseurs étrangers qu’il doit repousser de toutes ses forces au-delà de ses frontières.
Dans le cas des maladies auto-immunes, l’agresseur s’avère être l’agressé : il dirige ses anticorps contre lui-même. Nous aboutissons à ce que Paul Ehrlich appelle, dans une formule célèbre, l’horreur autotoxique (« horror autotoxicus ») [12]. Or, la guerre interne s’appelle guerre civile. Les auteurs n’hésiteront donc pas à décrire les pathologies auto-immunes comme « une forme de guerre civile – globules blancs contre globules blancs, lymhocytes contre le foie et les reins [13] ». Voici l’analogie de proportionnalité clairement exprimée : « Les maladies auto-immunes sont prou le corps ce que sont les guerres civiles pour la société [14] ».
2’) La représentation de l’action du système
Une deuxième raison provient de la représentation de l’action du système immunitaire. Dans un article célèbre du National Geographic, Peter Jaret parle de l’action immunologique comme d’une guerre où les cellules T killer bombardent littéralement les cellules cancéreuses [15].
Prenons le cas particulier du Sida. L’épidémie virale s’est doublée d’une épidémie sémantique [16] ; la lutte contre le VIH a mobilisé de nombreuses métaphores [17], notamment polémiques (au sens étymologique du terme). Par exemple, un essai parle d’une guerre entre deux armées rangées en bataille :
« Chaque membre de l’armée du VIH est un généraliste capable d’attaquer toutes les cellules ennemies qu’il rencontre. Mais chaque membre du système immunitaire est un spécialiste, capable de reconnaître un soldat du VIH seulement si ce soldat agite un drapeau d’une couleur précise [18] ».
3’) La représentation du terme
Ce vocabulaire belliciste est aussi justifié vis-à-vis du terme. L’issue peut être considérée de manière positive comme victoire. C’est ainsi que, dans un ouvrage riche en photographies, Lennart Nilsson parle d’un Corps victorieux [19].
Elle peut être envisagée de manière négative comme mort. L’immunité maintient l’intégrité du corps contre la dissolution qui menace et tôt ou tard adviendra, au nom du second principe de la thermodynamique, l’entropie. Voici comment débute un ouvrage italien d’immunologie :
« Tout être vivant est un exemple de l’effort de la vis naturæ à contrecarrer la tendance de la matière au désordre […]. Dans cette optique, le système imunitaire acquiert le sens d’un système qui s’oppose à l’entropie, en maintenant l’inégrité de l’individu contre la tendance à la déstructuration opérée par d’autres organismes qui fondent leur existence même et celle de leur espèce sur la colonisation et sur leur haut taux de reproduction. La disparition des fonctions du système immunitaire qui fait suite à la morte de l’individu entraîne la putréfaction qui, entendue comme colonisation sans résistance par d’autres individus et comme déstructuration, correspondà la tendance de la matière au désordre [20] ».
L’on notera que le même vocabulaire est employé en bactériologie, en virologie et, plus généralement, en infectiologie, pour parler des organismes qui causent les pathologies infectieuses.
d) Confirmation dans le champ politique
Il est révélateur que, étymologiquement, comunitas s’oppose à immunitas. Or, la communauté devrait être le lieu de la coexistence pacifique. Or, dès les débuts de l’immunologie, au commencement du xxe siècle, la métaphore immunologique fut récupérée par le discours politique et a servi à alimenter un discours xénophobe [21]. L’usage de cette comparaison s’est poursuivie pendant la guerre froide [22]. Loin d’être réservés aux textes de vulgarisation, ces images guerrières imprègnent aussi les essais spécialisés en politique [23].
2) … à sa réinterprétation pacifique en termes de co-immunité
Anne-Marie Moulin note que la grammaire de la reconnaissance commence à se substituer à celle de la guerre [24]. Plusieurs tentatives ont été faites pour proposer un autre cadre interprétatif à notre système immunitaire [25]. Limitons-nous à deux.
a) Le refus de toute théorie
L’interprétation classique de l’immunité se fonde sur la bipartition entre soi et non-soi. Or, une réflexion féministe sur l’immunité y lit la violence consubstantielle à tous les sytèmes binaires dont le paradigme est celui du masculin-féminin, négation de la pluralité des identités sexuelles [26].
De même, pour la philosophe féministe Donna Haraway, élève de Georges Canguilhem et disciple de Michel Foucault, le discours sur le système immunitaire doit passer « de la rhétorique de la guerre froide qui l’a toujours représenté comme un champ de bataille » et « dans les termes de l’invasion » à une grammaire « des spécificités partagées, au sein d’un soi semi-perméable, capable d’interagir avec lautres (humains et non-humains, intérieurs et extérieurs) [27] ».
Toujours dans le cadre des lectures féministes de l’immunité [28], la biologiste américaine Polly Matzinger a aussi proposé une interprétation iconoclaste du système immunitaire baptisée « modèle du danger » [29]. D’un côté, elle refuse de l’identifier à un système seulement défensif contre les envahisseurs étrangers ; de l’autre, preuves expérimentales à l’appui, elle voit en lui un système sophistiqué d’alarmes sollicité par des « communications positives et négatives avec un vaste réseau de tissus corporels [30] ».
Niant l’évidence de la polarité des sexes (et des genres), et celle, encore plus flagrante, de la différence du même et de l’autre, nous ne pouvons adhérer à cette proposition idéologique. Toutefois, nous retenons l’intuition selon laquelle la relation entre le soi et l’autre doit être pensée non point selon les seules catégories virilistes de l’opposition et de l’exclusion, mais aussi selon celles féministes de l’intégration (voire de la communion) et de l’inclusion.
b) Une représentation minimaliste du soi immunologique
Dans un suggestif ouvrage à la frontière entre philosophie politique et philosophie de la biologie, Roberto Esposito poursuit sa réflexion sur la communauté politique [31] et propose de rendre poreuses les frontières entre le soi et le non-soi, sans pour autant renoncer à leur altérité. Pour cela, il se fonde sur le paradoxe de la troisième personne du pronom réflexif. Dans une étude fameuse, Benveniste conclut : « La ‘troisième personne’ n’est pas une ‘personne’ ; c’est même la forme verbale qui a pour fonction d’exprimer la non-personne [32] ». La raison en est que le « je » et le « tu » n’existent que dans l’échange verbal. Mais le « il » ne se réfère pas à cet acte de parole. Ne relevant pas du discours entre personnes, la troisième personne ne renvoie donc pas à une personne. Une confirmation en est que de nombreuses langues indo-européennes ne possèdent ni pronom ni terminaisons verbales pour la troisième personne. En particulier, en arabe, celle-ci signifie « celui qui est absent ». De plus, quand bien même la langue a une forme verbale de la troisième personne, cette forme peut être utilisée pour exprimer un être impersonnel.
Le philosophe italien contemporain en conclut (ce sont les derniers mots de son ouvrage) :
« Comme le pronom qui le nomme et la racine dont celui-ci descend, le soi immunologique serait alors à la fois ce qu’il y a de plus individuel et ce qu’il y a de plus partagé […] Peut-être est-ce dans ce chiasme [individualité partagée ou partage de l’individualité] que repose encore l’énigme de l’immunité [33] ».
Tout en étant suggestive, cette théorie me semble trop surdéterminée par la problématique politique qu’elle cherche à défendre : le refus d’une identification de l’autre à une menace permanente. Au nom de la continuité (représentative) entre biologique et politique, une nouvelle conception de la communauté passe par une nouvelle conception de l’immunité. De fait, au nom du biopouvoir, Donna Haraway affirme la solidarité entre les représentations politiques et immunologiques : « Ma thèse est que le système immunitaire est une icône élaborée par les principaux systèmes de ‘différence’ symbolique et matérielle du capitalisme tardif ».
Surtout, cette interprétation donne comme équivalent le propre et la communauté, l’individualité et le partage. Or, il ne s’agit pas de passer de l’immun au commun ni de se représenter le système immunitaire comme un système communautaire. Le danger d’une relation belliqueuse à l’égard de l’autre ne doit pas faire sombrer dans l’erreur contraire qui consiste à brouiller les frontières avec lui.
3) L’immunité à la lumière de l’amour-don
Face à ces interprétations suggestives, mais encore trop réactives, que proposer ? Avant de convoquer les ressources de la métaphysique de l’amour-don, nous répondrons à une objection méthodologique qui ne manquera d’être soulevée.
a) Observation épistémologique
On objectera que nous interprétons philosophiquement une théorie scientifique. Nous répondrons que les spécialistes reconnaissent que le système immunitaire n’est pas seulement une question biologique, mais une question philosophique, par exemple inspirée par Leibniz [34], y compris lorsque son étude s’effectue sous l’égide du darwinisme [35].
Assurément, la philosophie ne saurait dicter sa méthode et ses théories et ses conclusions à la science en général et à l’immunologie en particulier. Mais, dans le meilleur des cas, elle peut lui suggérer des hypothèses qu’il appartiendra au chercheur de valider selon le mode qui est le sien. C’est ce qu’atteste l’exemple d’Ilya Prigogine qui ne fait mystère à personne de l’influence sur lui exercée par la réflexion bergsonienne sur la durée créatrice.
En effet, la philosophie offre quelques concepts plus universels que la science est inapte à induire au nom de l’ordre de détermination. S’en priver oblige le chercheur à les forger et donc à s’immiscer dans un domaine qui ne relève pas de sa compétence. Au mieux, en réinventant la philosophie. Au pire (ce qui est le cas le plus fréquent, car s’informer en philosophie n’est pas se former), en se trompant grossièrement.
Cette proximité heuristique s’avère particulièrement vraie, voire féconde, pour l’immunologie. En effet, notre immunité a pour objet le même et l’autre, le je et le tu, l’identité et l’ipséité, autant de concepts qui ont été abondamment utilisés par les philosophes. On objectera qu’ils sont ici appliqués au corps humain. Une des voies pour sortir du dualisme cartésien sans pour entrer dans le monisme omniprésent en neurosciences serait de réintroduire l’analogie, cette via media entre l’équivocité du dualisme et l’univocité du monisme. L’un des meilleurs exemples de cette pollinisation de l’immunologie par la philosophie, en l’occurrence par la métaphysique, est fourni par l’œuvre, malheureusement demeurée ébauchée, de Philippe Caspar. Mais qui peut, comme le médecin et philosophe belge, avoir le temps de bénéficier de cette double formation complète ?
b) Quatre constats
Partons de quatre constats.
Primo, le système immunitaire est apparu à une phase tardive de l’évolution, ce qui en dit la complexité et aussi la limitation de son besoin au seul organisme lui-même évolué.
Secundo, l’immunité n’est pas un état, mais un processus :
« Le système immunitaire non seulement doit fonctionner pour s’identifier en opposition à un autre, mais il doit aussi définir constamment le soi par rapport à lui-même. Sur cette base, l’immunité est un processus qui suppsoe toujours un système ouvert d’atuordéfinition produisant constamment le soi et l’autre [36] ».
Tertio, un moi sain est un moi silencieux. L’immunologie en offre un témoignage qui est beaucoup plus qu’une simple parabole. Roberto Esposito lui-même le note sans en tirer les conclusions : « Si le soi se reconnaissait de façon immunitaire, il s’auto-anéantirait. L’unique façon de […] vivre est de s’ignorer [37] ».
Quarto, se fondant sur les travaux du zoopathologue russe Élie Metchnikoff au début du siècle précédent [38], Alfred Tauber affirme que la fonction première du système immunitaire consiste à définir l’identité du sujet et que la défense de son intégrité est une fonction dérivée, donc secondaire. Ainsi, les fonctions du soi immunologique sont hiérarchisées. Or, cette défense elle-même est en devenir.
c) Application
De ces observations épistémologiques, nous déduirons donc que la philosophie ne saurait assurément pas anticiper les découvertes de l’immunologie ni même prétendre les piloter, mais seulement proposer quelques suggestions et peut-être éviter quelques dérapages.
1. Maintenir la différence entre le je et le tu
Nous ne gagnons rien, mais nous perdons tout, à combattre l’autre, étranger et extérieur. Symétriquement, nous ne gagnons rien, mais nous perdons tout à faire disparaître le self. Les barrières ne sont pas à ce point poreuses qu’elles cessent de limiter un moi et un non-moi. L’atteste l’ingénieuse invention de la peau, de la membrane cellulaire, de la barrière hémato-encéphalique, de la frontière fœto-maternelle, et des interfaces en général.
2. Maintenir l’unité du self tout en démultipliant ses connexions
Devant la multiplicité profuse de nos hôtes et de nos partenaires, grande est la tentation de pluraliser aussi notre moi. La mise en relation n’est pas une dissolution de la substance, du sujet ou de l’étant dans cette relation, mais tout au contraire la consistance des corrélats qui, en retour, se trouvent modifiés et enrichis de cette interaction.
3. Convoquer une métaphysique du même et de l’autre qui pense l’autre à partir du même
La nomenclature platonicienne des genres de l’être élaborée par le Sophiste, qui est au fond une approche encore catégoriale de l’être, doit être réinterprétée à partir de la métaphysique médiévale des transcendantaux, notamment celle, ébauchée par Thomas, qui enrichit l’ens non pas seulement par l’unum mais par l’aliquid. Caspar, là encore, a ouvert la piste.
4. Redescendre de l’approche transcendantale vers l’approche catégoriale
En l’occurrence, accorder toute sa place au sujet et à la substance ne signifie pas leur donner la première place. Entre autres disciplines, l’immunologie et l’écologie renouvellent l’induction considérant l’ordre de primauté entre les catégories. Autant l’induction analogique qui monte de la nature inerte et vivant, que l’induction catalogique qui descend du mystère de la périchorèse intratrinitaire, invitent à revisiter la priorité ontologique de l’étant doué de perséité sur la relation notamment communionnelle et l’action.
5. Cesser d’opposer ou de juxtaposer self et autre pour les composer
Cette métaphysique renouvelée qui inverserait l’ordre entre substance et accidents sans en rien dissoudre celle-là en ceux-ci ne saurait suffire tant qu’elle demeurera individualiste et n’intègre pas la systémique. L’immunologie doit penser l’interaction moi-autre et se situer dans la dynamique inter-individuelle du moi et des autres. Or, l’autre cesse de m’être contingu (ce qui est le fond du modèle polémique) sans pour autant devenir continu (ce qui est le fond du modèle systémique) que s’il me devient intérieur. Telle est la révolution théorique et pratique, conceptuelle et vécue, opérée par le principe trop vite devenu slogan : « Tout est relié » ou plutôt « connecté ». Elle ne deviendra effective que si nous entrons dans une conversion immunologique qui est un équivalent de la conversion écologique. De même que Joanna Macy, fondatrice de l’écopsychologie, invite au « Greening of the Self », de même, l’immunologie n’adviendra à maturité que si nous opérons une altérisation du moi qui ne soit pas son altération. Ou, pour continuer à filer le jeu de mots, il s’agit de laisser l’autre me désaltérer sans m’altérer.
Nous sommes ici au cœur même de l’apport novateur de la science immunologique : elle ne portera son fruit de nouveauté que si elle accepte de se dépouiller de son lexique agonistique sans pour autant céder aux sirènes panthéistiques.
6. Relire l’immunité à la lumière de la métaphysique de l’amour-don
Faut-il le préciser ? Les ressources de la métaphysique de l’amour-don sont prometteuses, jusque dans ses développements pneumatologiques. En effet, elle est centrée sur l’interaction aimant-aimé. Elle offre de onmbreux outils qui permettent de penser au ras même du lien à l’autre sans jamais abandonner la différence. En retour, l’immunologie offre une illustration enrichissante de l’entrelacement depuis toujours déjà réussi du soi et de l’autre au ras de la nature. Par exemple, face à la polémique problématique irrésolue entre valeur d’utilité et valeur intrinsèque des êtres naturels, l’immunologie permet de penser une hiérarchie entre l’homme et le non-humain qui ne soit ni domination-réduction utilitariste ni indifférence distanciée ni, encore moins, confusion sans dénivellation. Notre immunité qui travaille à cette différence sans indifférence ni violence, mieux, à cette réconciliation sans compromission par une coopération, voire une communion, bref, une immunité qui rime avec communauté a encore bien des secrets à nous dévoiler.
7. Un nouvel itinéraire du corps-esprit vers Dieu ?
Enfin, la méditation sur l’immunologie ne nous invite-t-elle pas à dresser une nouvelle échelle de la créature vers le Créateur ou à rêver de la même échelle d’où l’Incréé s’approcherait des créatures ?
Autant le « je » ne peut se connaître et même se définir pleinement sans le « tu » et, ultimement, le « nous », ainsi que l’a montré Gabriel Marcel, autant le « moi » somatique ne pleinement être ce qu’il est sans ses multiples interactions avec ses hôtes internes encore plus qu’externes. Allons plus loin. Peut-être s’ébauche-t-il ici une gradation significative dans les connexions de plus en plus communionnelles du « je » avec l’autre. Le « moi » corporel ne peut exister que relié à une multiplicité profuse, voire innombrable de microvivants. Le « je » personnel n’advient pleinement à son être qu’en nouant un nombre obligatoirement restreint de relations intimes avec quelques autres personnes – dont, le plus souvent, une relation privilégiée, mais jamais exclusive, que signifie la donation totale. Enfin, le cœur du cœur n’accomplit sa mission et, avec elle, son essence, qu’en entrant dans une communion avec l’Unique qui est Communion tripersonnelle.
4) Conclusion
La discipline immunologique se trouve tiraillée entre deux modèles extrêmes. Le premier, polémique ou belliciste, est celui d’un moi contre l’autre et donc sans autre. Le second, systémique ou holistique, est celui des autres avec le moi, voire sans moi (individualisé). Sans étonnement, nous retrouvons ici les réactions omniprésentes dans la guerre aux x-centrismes qui jalonnent notre époque et dont l’anthropocentrisme constitue le paradigme. Selon un retournement typique de l’écoféminisme, les nouveaux modèles immunologiques font payer à ce moi arrogant, dominant par son humiliation, qui rime avec disparition. Foin de ce ressentiment unilatéral ? S’il faut en écarter le réactif, il vaut la peine d’en écouter le créatif. Réagir à la réaction, c’est encore de la réaction !
L’immunologie suit la même évolution que la microbiologie : elle passe progressivement d’un schème polémique à un schème systémique. Comment s’étonner de ce parallèle ? L’immunologie est à la microbiologie un peu ce que l’intérieur est à l’extérieur. Autrement dit, elle intériorise notre relation à l’autre qui s’identifie surtout à ces vivants minuscules pénétrant par effraction en notre intimité corporelle – même si l’immunité présente d’autres facettes. Or, lentement, peineusement, mais sûrement, nombre d’ouvrages de vulgarisation introduisent une révolution dans notre manière de concevoir notre relation aux tout petits vivants autrefois méprisés autant que craints. Aujourd’hui ils sont reconnus, honorés jusqu’à inverser réactivement la hiérarchie (Selosse) [39].
Sans minimiser les raisons pratiques (les résistances toujours grandes aux antibiotiques, leurs coûts et leurs effets iatrogènes), une raison plus profonde préside à cette (r)évolution : la découverte de l’importance du microbiote intestinal. Celui-ci, avec qui nous vivons en bonne intelligence (dans les deux sens du terme) est devenu le médiateur obligé entre extérieur (l’environnement) et intérieur (notre organisme) : le microbiote est assez extérieur pour ne pas passer la barrière intestinale et assez intérieur pour dépasser la barrière peaucière.
Revenons à la mise en présence des deux modèles proposée par Esposito : celui de l’immunitas et celui de la communitas. Redisons-le aussi une dernière fois. Il ne s’agit pas de les opposer, mais de les intégrer. Même entendue comme protection, l’immunité a sa raison d’être : il n’existe pas d’affirmation de son identité qui ne s’accompagne d’une défense, et donc d’une négation de ce qui la menace. Une vision harmonieuse de l’immunité requiert donc que, d’une part, soient honorée cette double polarité individualité-communauté et affirmation (de l’identité)-défense (de ce qui la détruit). Toutefois non sans ordre, tant l’intégration n’est pas juxtaposition, mais composition : le « non » est au service du « oui » ; le « à soi » est au service du « pour l’autre » et du « par l’autre ».
Pascal Ide
[1] Donna J. Haraway, « The biopolitics of postmodern bodis. Determinations of Self in immune system discourse », Janet Price & Margrit Shildrick, Feminist Theory and the Body. A Reader, New York, Routledge, 1999, p. 204.
[2] Cf., par exemple, Pascal Ide, « La création, entre agression et amorisation. Un enrichissement du mécanisme de sélection naturelle ? », Philippe Quentin (éd.), Les sciences face au concept judéo-chrétien de création, Colloque de l’ICES, 21 et 22 janvier 2013, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2014, p. 9-101.
[3] Sur l’histoire de l’immunologie, cf. Arthur Silverstein, A History of Immunology, New York, Academic Press, 1989 ; Anne-Marie Moulin, Le dernier langage de la médecine. Histoire de l’immunologie de Pasteur au Sida, Paris, p.u.f., 1991 ; Genetet, Histoire de l’immunologie, Paris, p.u.f., 2000. Pour une anthologie des textes sur l’immunologie, cf. Corbelini, L’evoluzione del sistema immunologico, Torino, Bollati Boringhieri, 1990.
[4] Ce croisement entre lexiques politique, juridique et biologique, est l’objectif principal du livre suggestif du philosophe italien Roberto Esposito, Immunitas. Protection et négation de la vie, trad. Léo Texier, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 2021. Nous empruntons à son ouvrage érudit et parfois un peu jargonnant bon nombre de nos références scientifiques.
[5] Cf. Bernard Sablonnière, Les mystères du corps humain. Petits et grands secrets de nos organes, Paris, Odile Jacob, 2021, chap. 16.
[6] Sciences et Avenir, 399 (mai 1980), p. 45. En fait, les dessins sont empruntés à un ouvrage de vulgarisation : Jacques Centner et Alain L. Azara, Atlas d’immunoallergologie. Manuel illustré à l’usage des professionnels de la santé, Göttingen, Hogrefe & Huber Publishers, 1995.
[7] Frank Macfarlane Burnet, The Integrity of the Body, Cambridge (Massachusetts), Cambridge University Press, 1963.
[8] Edward S. Golub, Immunology. A Synthesis, Sunderland (Massachusetts), Sinauer Associates Inc., 1987.
[9] Cf. Marion Kendall, Dying to live. How our Bodies Fight Disease, Cambridge (Massachusetts), Cambridge University Press, 1998.
[10] Cf. John Dwyer, The Body at War. The Story of our Immune System, London, Trade Division of Unwin Human Limited, 1988.
[11] Jan Klein, Immunology. The Science of Self/Non-Self Discrimination, New York, Wiley-Interscience, 1982, p. 3.
[12] Cf. Paul Ehrlich, « über Haemolysin. Dritte Mitteilung », Collected Studies on Immunity, trad. Charles Bolduan, New York, Wiley, 1906, p. 27.
[13] Gus Nossal, Antibodies and Immunity, New York, Basic Books, 1978, p. 243.
[14] Lennart Nilsson, The Body Victorious. The Illustrated Story of our Immune System and Other Defenses of the Human Body, New York, Delacorte, 1987, p. 187.
[15] Cf. Peter Jaret, « Our immune system. The wars within », National Geographic, juin 1986, p. 702-735.
[16] Cf. Paul Treichler, « Aids, homophobia, and biomedical discourse. An epidemic of signification », October, 43 (1987), p. 31-70 ; Sander L. Gilman, Disease and Representation. Images of Illness from Madness to Aids, Ithaca/London, Cornell University Press, 1988.
[17] Cf. Susan Sontag, Le Sida et ses métaphores, trad. Brice Matthieussent, Paris, Christian Bourgois, 2005.
[18] Martin A. Nowak & Andrew J. Michael, « How HIV defeats the immune system », Scientific American, 273 (août 1995) n° 2, p. 58-65, ici p. 58.
[19] Cf. Lennart Nilsson, The Body Victorious. The Illustrated Story of our Immune System and Other Defenses of the Human Body, New York, Delacorte, 1987.
[20] Massimo Biondi, Mente, cervello e sistema immunitario, Milano, McGraw-Hill, 1997, p. 1.
[21] Cf., par exemple, Anderson, « Immunities of Empire. Race, disease, and the new tropical medicine, 1900-1920 », Bulletin of History of Medicine, 120 (1996) n° 1, p. 94-118.
[22] Cf., par exemple, Ogden, « Cold war science and the body politic. An immuno/virological approach to ‘Angels in America’ », Literature and Medicine, 19 (2000) n° 2, p. 241-261.
[23] Cf. Daniel Jacobi, « Quelques tendances ou effets de figurabilité dans la divulgation des théories immunologiques », Aster, 10 (1990) n° , p. 129-153.
[24] Cf. Anne-Marie Moulin, Le dernier langage de la médecine. Histoire de l’immunologie de Pasteur au Sida, Paris, p.u.f., 1991, p. 14. Cf. aussi Anne-Marie Moulin, « La métaphore du soi et le tabou de l’auto-immunité », Jean Bernard, Marcel Bessis et Claude Debru (éds.), Soi et non-soi, coll. « Science Ouverte » n° 14, Paris, Seuil, 1990, p. 55-68.
[25] Cf., par exemple, Thomas Pradeu, « Les incertitudes du soi et la question du bon modèle théorique en immunologie », M/S : médecine sciences, 21 (2005) n° 10, p. 872-875.
[26] Cf. Lisa Weasel, « Dismantling the Self-Other dichotomy in science. Towards a feminist model of the immune system », Hypatia, 16 (2001) n° 1, p. 27-44.
[27] Donna Haraway, « How Like A Leaf », entretien avec T. Nichols Goodeve, New York, Routledge, 1999. Cf. Emily Martin, Flexible Bodies. Traking Immunity in American Culture from the Days of Polio to the Age of Aids, Boston, Beacon Press, 1994.
[28] Cf. Lisa Weasel, « Dismantling the Self-Other Dichotomy in Science. Towards a Feminist Model of the Immune System », Hypatia, 16 (2001) n° 1, p. 27-44.
[29] Cf. Russel E. Vance, « A Copernican revolution? Doubts about the danger theory », The Journal of Immunology, 165 (2000) n° 4, p. 1725-1728.
[30] Polly Matzinger, « Tolerance, danger and the extended family », Annual Review of Immunology, 12 (1994), p. 991.
[31] Cf. Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, trad. Nadine Le Lirzin, coll. « Les essais du Collège international de philosophie », Paris, p.u.f., 2000 ; Catégories de l’impolitique, trad. Nadine Le Lirzin, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 2005 ; Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique, trad. Bernard Chamayou, coll. « Penser/croiser », Paris, Les Prairies ordinaires, 2010.
[32] Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 228.
[33] Roberto Esposito, Communitas, p. 230.
[34] Cf. Philippe Caspar, L’individuation des êtres. Aristote, Leibniz et l’immunologie contemporaine, Paris, Le Sycomore, 1989.
[35] Cf. Frank Macfarlane Burnet, « The darwinian approach to immunity », Sterzl (éd.), Molecular and Cellular Basis of Antibody Formation, New York/London, Academic Press, 1965, p. 17-20, ici p. 17.
[36] Alfred I. Tauber, The immune self. Theory or metaphor?, Cambridge (Massachusetts), Cambridge University Press, 1994, p. 196.
[37] Roberto Esposito, Immunitas. Protection et négation de la vie, trad. Léo Texier, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 2021, p. 227.
[38] Cf. Élie Metchnikoff, L’immunité dans les maladies infectieuses, Paris, Masson, 1901.
[39] Cf. Marc-André Selosse, Jamais seul. Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations, Paris, Actes Sud, 2017. L’ouvrage est remarquable par la densité d’informations, la richesse originale des intuitions et la hauteur de vue sapientielle. En revanche, il pèche accidentellement par sa faiblesse pédagogique et son absence de référence, et, plus profondément, par une perspective trop systématiquement systémique et donc malheureusement trop anti-atomistique, et surtout trop anti-substantialiste. Autrement dit, le « jamais seul » se transforme en « toujours composé » – ce qui est erroné – et, plus encore à l’affirmation de la primauté du microbe sur l’homme, au nom de ce qu’il le manipule. Mais Pascal le disait déjà : l’avantage que l’univers a sur l’homme, il l’ignore. Francis Hallé, le préfaceur, disait la même chose du végétal à l’égard de l’animal : puisque la plante séduit l’animal à son insu pour qu’il le pollinise, elle lui est donc supérieure. En fait, microbes et plantes (et gènes, pour Dawkins) sont eux-mêmes poussés à procréer à tout prix, donc sont manipulés par la nature.
Attaquons-nous aussi au moyen terme : le mot manipulation devient ambivalent. Le sens précis est le suivant : est manipulé celui qui est instrumentalisé, c’est-à-dire conduit vers une fin qu’il n’a pas choisie ou à laquelle il n’a pas consenti. Le sens général, à la limite du métaphorique, est le suivant : est manipulé ce qui est instrumentalisé par un autre pour une fin qui n’est pas la sienne. Or, la violence s’oppose à la nature et seul l’être humain est libre par nature. Donc, la manipulation ne peut s’entendre que de l’homme et non de la nature, sinon par métaphore.