L’infini dans la nature, une « invention » théologique (Giordano Bruno)

« La nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité [1] ».

1) Le fait

On le sait. Aujourd’hui, l’infini est partout présent dans la nature. Plus précisément, l’infini est apparu avec la science moderne. L’infinitisme ébauché par Copernic devient une affirmation chez Newton : l’univers physique est désormais infini et infini en acte. L’on peut se représenter un infini matériel étendu actuellement sans contradiction. Du moins quant à l’espace, parce que la doctrine de la création impose une limite au temps a parte ante (vers le passé). Peu importe ici que la physique contemporaine critique sous certains aspects l’infinitisme newtonien, du point de vue de l’infiniment grand (la théorie cosmologique standard tend à montrer que l’univers a commencé, donc, du fait de la finitude de la vitesse de la lumière, que l’espace est borné) et de l’infiniment petit (l’on ne peut diviser à l’infini la matière en corpuscules).

Or, on le sait moins : chez les Grecs (hors, mystérieusement, le cas de Plotin), le monde est fini ; plus encore, la finitude est liée à la perfection, et l’infini à l’imperfection, ainsi que le suggère son nom privatif, apéiron (littéralement, absence de péras, « limite »). Cette égalisation entre infini et indéfini (ce que Hegel appelle le « mauvais infini ») vient d’un génial retournement d’Aristote : « L’infini se trouve donc être le contraire de ce qu’on dit : non pas ce en dehors de quoi il n’y a rien, mais ce en dehors de quoi il y a toujours quelque chose [2] ». Et le monde médiéval a emboîté le pas au finitisme péripatéticien, de sorte qu’il a massivement adhéré à la théorie des sphères célestes concentriques ultimement bornées par l’empyrée.

Par conséquent, à l’âge classique s’est produit une rupture radicale dans notre vision de l’univers. Nous sommes passés d’une représentation finitiste à une représentation infinitiste. Et celle-ci est d’ailleurs passée des sciences à la philosophie qui trouve par exemple dans l’infini un nouveau lieu pour montrer l’existence de Dieu (on la retrouve chez tous les grands rationalistes, Descartes, Spinoza, Leibniz, Malebranche) et bientôt à la littérature qui, sous la plume des Francis Godwin (1562-1633) [3], John Wilkins (1614-1672) [4], Pierre Borel (vers 1620-1671) [5], Savinien Cyrano de Bergerac [6], Bernard de Fontenelle [7], va peupler cette infinité de mondes imaginaires et leur atteinte de voyages fantastiques.

Comment ne pas se poser la question : d’où provient cette radicale nouveauté ? Le philosophe et historien des sciences Jean Seidengart répond doublement, historiquement et doctrinalement [8].

2) La cause historique : Giordano Bruno

Pour Seidengart, Bruno est celui qui, génialement, a su donner le cadre théorique, philosophique et théologique, à l’idée révolutionnaire d’infini cosmique [9]. D’un côté, il s’inscrit dans le sillage du grand renversement opéré par Copernic ; de l’autre, il pousse jusqu’à ses plus ultimes conséquences son système et le bouscule, introduisant un univers où, dans un unique espace, coexistent d’innombrables systèmes solaires semblables au nôtre.

Un argument parmi beaucoup. Giordano Bruno oppose à la thèse de la limitation un argument qui résonne encore aujourd’hui lorsqu’on parle d’un univers spatialement fini : la main, le bâton, le javelot ou l’épée qui franchit la limite convexe de la sphère des fixes.

 

« Si quelqu’un étendait la main au-delà de cette convexité, cette main ne se trouverait pas en un lieu ; elle ne serait nulle part : et par conséquent, elle n’aurait pas l’être […]. J’ajoute à cela qu’il n’y a point d’esprit qui ne conçoive la contradiction impliquée dans ce propos péripatéticien [10] ».

 

Cet argument n’est pas nouveau, puisqu’on le trouve chez Simplicius qui cite Eudème (qui lui-même dit le tenir d’Archytas) [11], Épicure [12], Lucrèce [13], Cicéron [14]. Mais Bruno en tire avec rigueur toutes les conséquences.

3) La cause doctrinale

Mais la véritable démonstration de Bruno est positive et théologique. D’un mot, Dieu est infini (en acte). Or, la création en est le signe, au minimum le vestige. Elle se doit donc d’en refléter l’infinité dans son ordre propre qui est matériel. Voilà pourquoi Bruno considérait sa cosmologie beaucoup plus conséquente que celle des théologiens scolastiques :

 

« Pourquoi voulons-nous dire que la bonté divine, qui peut se communiquer à une infinité de choses et peut se diffuser infiniment, voudrait se faire rare et se restreindre à rien (attendu que toute chose finie n’est rien à l’égard de l’infini) ? […] Pourquoi la capacité infinie devrait-elle être frustrée, lésée la possibilité de l’infinité des mondes qui peuvent être, compromise l’excellence de l’image divine, qui devrait plutôt resplendir en un miroir sans bords, et suivant son mode d’être immense et infini ? […] Comment veux-tu que Dieu, quant à la puissance, à l’opération et à l’effet (qui sont en lui la même chose) soit déterminé, et pareil à la terminaison de la convexité d’une sphère, plutôt que terminaison interminée (pourrait-on dire) d’une chose interminée [15] ? »

 

Ainsi, le théologien italien ne fait qu’appliquer la parole du Psaume : « Les Cieux racontent la gloire de Dieu, et l’œuvre de ses mains, le firmament l’annonce » (Ps 19 [18],2).

Nous le voyons, l’introduction de l’infinité dans le champ de la rationalité provient non pas de l’esprit humain expérimentant au dedans de lui ce que Descartes appellera « l’idée d’infini » ; elle ne vient pas non plus de l’expérimentation d’un horizon toujours plus fuyant et d’un univers toujours plus vaste ; elle provient d’une contemplation théologique : comment le Dieu infini ne créerait-il pas un monde infini ? Attention, il ne s’agit pas d’affirmer que la science se déduit de la théologie. Mais celle-ci peut disposer à celle-là, et ainsi donner l’impulsion pour oser renverser des siècles de domination du finitisme hellène en général et aristotélicien en particulier – plus précisément, non pas de la philosophie, mais de « la science péripatéticienne (dont il ne faudra pas cependant sous-estimer la finesse et la profondeur) [16] ».

Ajoutons un autre facteur que Jean Seidengart ne développe pas. Si les théologiens médiévaux continuent à adhérer à une représentation finitiste de l’espace, ils renversent totalement l’évaluation métaphysique de l’infini. Fidèle à la révélation biblique, ils inversent du tout au tout la corrélation grecque de la perfection et de la finitude : désormais, Dieu qui est Ens perfectum est aussi infini en acte.

4) Conclusions

Si le monde païen ignore l’infini en acte, la Révélation biblique l’introduit en l’attribuant à Dieu. Réfléchissant à son implication anthropologique, la théologie chrétienne affirmera que celui qui est créé à l’image de Dieu (cf. Gn 1,26-28) et destiné à être « participant de la nature divine » (2 P 1,4) ne peut pas ne pas être infini lui aussi actuellement en son esprit, c’est-à-dire en son cœur. La science moderne, quant à elle, invitera cet infini jusque dans la nature. Et ces trois infinités en acte, bijectivement corrélées aux trois ordres de Pascal [17], sont analogiquement graduées et, pour être honorées en leur nouveauté, demandent à être réinterprétées dans la lumière de l’amour-don [18].

Notre ingratitude est souvent une amnésie, voire une ignorance. Une nouvelle fois, l’une des idées les plus fécondes de notre modernité – ici l’infinité matérielle en acte – est le fruit de la Révélation. Le Logos (Verbe) fait chair (cf. Jn 1,14) est riche de multiples logoï, d’une rationalité qui féconde jusqu’aux découvertes scientifiques.

Certes, la finitude est une attestation de notre origine, comme d’ailleurs de l’infinité divine qui se finitise en s’abaissant et se proportionnant. Mais l’infinité est aussi le témoignage de la gloire d’un Dieu qui, loin d’être jaloux de ses prérogatives, les partage généreusement. Si la finitude du monde témoigne de l’humilité divine, son infinité témoigne de sa charité. Méditant sur l’infinité cosmique, comment ne pas ouvrir et fini avec Pascal et sa langue inimitable ?

 

« Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui‑même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que ces astres, qui roulent dans le firmament, embrassent. Mais si notre vue s’arrête là que l’imagination passe outre, elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche, nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand caractère sensible de la toute‑puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée [19] ».

Pascal Ide

[1] Blaise Pascal, « Disproportion de l’homme », Pensées, Brunschvicg 72 ; Lafuma 199 ; Sellier 230.

[2] Aristote, Physique, L. III, 6, 206 b 33-35, trad. Henri Carteron, Paris, Les Belles Lettres, 2 vol., tome 1, 1936, p. 105-106.

[3] Cf. Francis Godwin, L’homme dans la Lune, éd. bilingue, trad. Annie Amartin, coll. « Textes oubliés », Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1984.

[4] Cf. John Wilkins, The Discovery of a New World or a discourse tending to prove, that il is probable there may be another Habitable World in the Moon, and the Earth may be a Planet,  London, 2 vol., 1638.

[5] Cf. Pierre Borel, Discours nouveau prouvant que la pluralité des Mondes sont des terres habitées et la terre une estoile, qu’elle est hors du centre du monde dans le troisiesme ciel et se tourne devant le soleil qui est fixe, et autres choses très curieuses, Genève, s.n., 1657, rééd. anastatique par A. del Prete, Lecce, 1998.

[6] Cf. Savinien Cyrano de Bergerac, Histoire comique contenant les Estats et Empires de la Lune, Paris, Sercy, 1657 : L’Autre Monde ou les Estats et Empires de la Lune, éd. Madeleine Alcover, coll. « Société des textes français modernes », Paris, Honoré Champion, 1977.

[7] Cf. Bernard de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, éd. Alexandre Calame, coll. « Société des textes français modernes », Paris, Klincksieck, 1991.

[8] Jean Seidengart, Dieu, l’univers et la sphère infinie. Penser l’infinité cosmique à l’aube de la science classique, coll. « Idées », Paris, Albin Michel, 2006.

[9] Il lui consacre un long chapitre de 150 pages à la cosmologie de Giordano Bruno qu’il intitule paradoxalement « l’univers fini de Giordano Bruno » (chap. 3). Je lui emprunte les citations qui suivent.

[10] Giordano Bruno, « Dialogo primo », De l’infinito, 1584, trad. Jean-Pierre Cavaillé, Paris, Les Belles Lettres, 1995, p. 64.

[11] Cf.  Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, 467, 26 : Les présocratiques, trad. et éd. Jean-Paul Dumont, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1988, p. 532-533.

[12] Cf. Épicure, Lettre à Hérodote, dans Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, L. X, § 41, trad. Jean-François Balaudé, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 1269.

[13] Cf. Lucrèce, De natura rerum, L. I, v. 968-979, trad. Alfred Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 21972, p. 36-37.

[14] Cf. Cicéron, De l’amitié, xxiii, 88.

[15] Giordano Bruno, « Dialogo primo », De l’infinito, p. 82-84.

[16] Jean Seidengart, Dieu, l’univers et la sphère infinie, p. 565. Souligné par moi.

[17] Autre est la distinction des « trois degrés d’infinité » que, suite à la lecture des écrits de Spinoza, le jeune Leibniz égrène dans un fragment de jeunesse : « le plus bas degré, si je puis dire, comme par exemple les asymptotes des hyperboles, moi je l’appelle habituellement infini simplement parce qu’il est grand que toute grandeur assignable [majus quolibet assignabili] […]. Le deuxième [degré] est ce qui est le plus grand en son genre [maximum in suo scilicet genere], comme l’espace entier est la plus grande de toutes les choses étendues et l’éternité la plus grande de toutes les choses qui existent successivement. Le troisième degré d’infinité, qui est le degré suprême [summus], est lui-même toutes choses [Omnia], c’est ainsi qu’est l’infini en Dieu, car en tant qu’il est un, il est tout » (Gottfried Wilhelm Leibniz, Opuscules et fragments inédits. Extraits des manuscrits de la Bibliothèque royale de Hanovre, « Collection historique des grands philosophes », Louis Couturat éd., Paris, Alcan, 1903 : Hildesheim-Zürich-New York, G. Olms, 1988, p. 523). Le premier infini est mathématique ; le deuxième est physique ; le troisième est théologique. Leibniz enrichit donc la tripartition pascalienne de l’infini mathématique, mais manque l’infinité propre à l’esprit, à moins que l’on n’attribue à l’esprit humain la capacité à représenter des courbes infinies.

[18] Cf. Pascal Ide, « ‘L’immense océan du Beau’. Le don de l’infinité divine », Philippe Quentin (éd.), L’infini, colloque de l’ICES, La Roche-sur-Yon, 21 et 22 avril 2016, Annales de l’ICES, La Roche-sur-Yon, Presses universitaires de l’ICES, 5 (juin 2018), p. 21-52.

[19] Blaise Pascal, « Disproportion de l’homme », Pensées, Brunschvicg 72 ; Lafuma 199 ; Sellier 230.

30.4.2022
 

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