« Va, et désormais ne pèche plus » (5e dimanche de Carême, 3 avril 2022)

Pourquoi la liturgie nous donne à méditer l’Évangile de la femme adultère presque au terme de ce marathon qu’est le Carême ? Contemplons successivement cette femme, le Christ et nous.

 

  1. À travers cette femme, nous est donné à voir, bien évidemment, le péché : elle est prise « en flagrant délit » ; elle a commis une faute grave. Lorsqu’il expose la doctrine du péché mortel, le Catéchisme de l’Èglise catholique énumère différents exemples dont l’adultère.

Mais il nous est aussi montré autre chose, qui relève du péché et aussi d’un mécanisme plus caché et plus fréquent que l’on ne sait. Ce mécanisme a été étudié en détail par l’un de nos grands anthropologues français catholiques : René Girard. Il lui a d’ailleurs donné un nom biblique : le bouc émissaire. Chaque année, le peuple élu célèbre la fête de Kippour ou fête du pardon. Pendant la cérémonie, le grand-prêtre prend un bouc sur lequel il verse le sang des animaux qui ont été préalablement sacrifiés et le chasse au désert. Par cette expulsion est exprimé le pardon que Dieu accorde au peuple – à condition toutefois que lui-même pose les actes de réconciliation qu’il doit poser.

Or, analogiquement, les peuples païens utilisent ce moyen pour résoudre leurs problèmes internes. En effet, tout groupe secrète des tensions. Pour éviter qu’elles dégénèrent en violence, l’on désigne alors une personne de ce groupe que l’on charge de la culpabilité collective et on l’expulse. C’est ce qui se produit avec la femme adultère. Certes, elle est coupable. Mais elle n’est pas seule coupable. D’abord où est son amant ? Ensuite, comme l’observe Françoise Dolto, on ne saurait ignorer les regards de ces hommes, de ces Frolo, qui, tout en condamnant la femme, la désirent secrètement, et donc, adultères en leur cœur (cf. Mt 5,27-28), méritent comme elle la lapidation. Enfin et surtout, il y a toute la foule, sans exception, puisque la question de Jésus leur a permis de rentrer en eux-même pour sortir de leur violence, de prendre conscience que leurs péchés étaient suffisamment graves pour les assimiler au sort prétendu réservé à cette femme.

Toutefois n’allons pas nous imaginer que le mécanisme victimaire ou émissaire soit une curiosité historique. C’est ainsi que nous règlons les problèmes dans nos sociétés prétendument policées. Par exemple, dans le monde politique. Tôt ou tard, un de ses représentants sert de fusible et, les médias aidant, tout le monde crie haro sur le baudet. Les précédentes élections présidentielles en ont donné un exemple. Celles qui vont avoir lieu ne s’en privent pas plus. Sans rien dire de la politique internationale qui secrète régulièrement ses têtes de turc. Mais pourquoi chercher si loin ? Dans nos familles, dans nos communautés, au travail. Critiquer tel autre en particulier pour y concentrer notre vindicte est un sport national. Qui invitons-nous dans nos conversations familiales, amicales, professionnelles, pour le chambrer et le charger de tous les maux ? Il ne s’agit pas de savoir si cette personne ou ce groupe de personnes est coupable. Mais il s’agit de se rendre compte que, en agissant ainsi pour régler nos tensions internes, nous retardons notre conversion. En effet, la distinction entre le bien et le mal ne passe pas entre les personnes, mais au sein de mon propre cœur.

 

  1. Revenons à notre scène d’Évangile : comment réagit Jésus ? Il se refuse de céder à cette tentation païenne de résolution de la violence, et il y répond de trois manières.

Tout d’abord, il le dénonce et, plus encore, le désamorce en profondeur. En effet, ce qui rend le processus victimaire redoutablement efficace, c’est qu’il est anonyme. La foule impersonnelle décharge sa violence sur le prétendu coupable qui, lui, est une personne. Néanmoins, elle n’est pas impersonnelle sur un point : il faut bien que l’un initie le processus. Par exemple, il faut bien qu’une personne amène le sujet sur la table et commence à charger un prétendu coupable. Ici, l’un des spectateurs se transforme en acteur et ramasse la première pierre. Et même si ce n’est pas celle-ci qui tuera, c’est elle qui conduira à tuer. Voilà pourquoi Jésus a prononcé cette phrase, tellement juste, tellement puissante qu’elle en est devenue un proverbe : « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ».

Mais le Christ va plus loin. Même s’il sauve la femme de cette punition violente, machiste et igominieuse, même s’il pardonne son péché, elle demeurera blessée : honteuse d’avoir été dénoncée par tous ; traumatisée d’avoir été désignée à la vindicte populaire ; rejetée et méprisée pour cette grave transgression. Or, Jésus la guérit doublement : d’abord, en montrant à tous qu’ils sont pécheurs et méritent donc tout autant l’exclusion ; ensuite, en abaissant son regard, donc en montrant la juste attitude face au péché de l’autre. Il nous dit ainsi que non seulement Dieu pardonne nos péchés, mais veut également en guérir les conséquences que sont les blessures. Quelle extraordinaire nouvelle !

Enfin, Jésus fait encore davantage : il donne sa vie. En effet, représentons-nous la scène. La femme adultère est « placée au milieu ». Mais elle n’est pas seule. En le sommant de répondre à leur question piège, les pharisiens placent aussi Jésus au centre. Plus encore, le procès qui est ici instruit n’est pas tant celui de cette femme pécheresse que celui de Jésus. Ainsi, en consentant à se placer au milieu de cette foule violente et sous le regard de ses accusateurs haineux, il court rien moins que le risque de mourir à son tour. D’ailleurs, il n’est pas rare que, dans les scènes de lynchage, il y ait des victimes collatérales ou que ceux qui se solidarisent pour l’accusé lui soient assimilés. Mais Jésus ne risque sa vie que parce qu’il la donne : « Ma vie, nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne », dit un antique cantique. Loin d’avoir seulement donné sa vie les jours de la Passion que nous allons méditer, Jésus n’a cessé de le faire au quotidien pendant sa vie publique. Et voilà pourquoi nous lisons cette scène d’Évangile aujourd’hui. En la contemplant, nous y reconnaissons notre péché qui a conduit Jésus à la mort. Mais, plus encore, nous y reconnaissons, au double sens du terme (prendre conscience et rendre grâce), la miséricorde infiniment douce de celui qui nous en sauve. N’est-ce pas ce que disait la première prière de la messe : « Que ta grâce nous obtienne, Seigneur, d’imiter avec joie la charité du Christ qui a donné sa vie par amour pour le monde ».

Pascal Ide

3.4.2022
 

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