3,01€ (Noël 2020)

L’autre jour, le responsable France de l’Aide à l’Église en Détresse (AED) racontait qu’il avait reçu 3,01€. Intrigué, il interroge l’origine de cette somme si précise. Un papa raconte que son enfant, ayant entendu parler des grands besoins des Églises d’Afrique et d’Asie, fut à ce point touché qu’il décida de casser sa tirelire et de donner tout ce qu’elle contenait : 3,01€. Bouleversé à son tour, Benoît de Blanpré prit sa plus belle plume pour répondre au petit garçon et lui dire qu’il avait posé le même geste que l’obole de la veuve : en donnant tout, il avait donné de son nécessaire. Moi-même, en l’écoutant, je fus ému aux larmes. Un véritable conte de Noël ! En réel ! Comme la venue de Jésus hier et aujourd’hui.

 

Nous sommes trop habitués à cette histoire de Noël . Nous ne savons plus à quel point la Nativité est une bonne nouvelle, à quel point la venue de Dieu dans notre chair est une nouveauté inouïe (au sens propre : jamais entendue !). À l’époque très religieuse où notre Sauveur est né, au pire, dans les mythologies, les dieux n’étaient que la projection à l’infini des fantasmes et des frasques humaines, sur fond de violence et de toute-puissance ; au mieux, chez les philosophes, Dieu (que Platon appelait Bien, Aristote Acte pur, Plotin, l’Un) dont la principale caractéristique était d’être parfait et incorruptible, vivait bienheureux, coupé de l’homme : si l’homme était tout tourné vers lui par une multitude d’actes de piété, jamais Dieu ne se serait penché vers lui de crainte de perdre sa béatitude en se mélan(gean)t à cette pauvre humanité exilé dans l’imparfait.

Même le plus audacieux des prophètes, Isaïe, s’est contenté de pousser un cri de folle espérance : « Ah ! Si tu déchirais les cieux, si tu descendais ! » (Is 63,19). Qu’il est donc stupéfiant que, avec le Verbe fait chair, s’opère un tel renversement : c’est Dieu qui, tout au contraire, s’intéresse à l’homme au point de venir « planter sa tente parmi nous » (Jn 1,14) !

Mais ce propos peut paraître encore lointain, au moins historiquement. Approchons-nous donc de la crèche et contemplons. Les anges ont dit aux bergers : « Et voici le signe qui vous est donné » (Lc 2,12). Que voyons-nous ? Qu’est-ce que Dieu nous donne à voir de lui ?

Un petit enfant ! Et, pour une fois, nous pouvons dire, sans usurper le sens de l’adjectif, qu’il est véritablement « adoraaaable » ! Il est « couché dans une mangeoire ». Comme pour prophétiser qu’un jour il dira : « Celui qui mange ma chair a la vie éternelle » (Jn 6,56). Ce que nous entendons dans chaque Eucharistie : « Ceci est mon corps livré pour vous ».

Il y a plus. Le nourrisson est « emmailloté », voire lié dans des langes. Et certains Pères n’ont pas manqué de voir en ces langes-linges-liens une prophétie du linceul qui, un jour, enveloppera le corps mort de Jésus qui s’est donné « jusqu’à la mort et la mort de la croix » (Ph 2,8), parce qu’il « nous a aimé jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1).

Certains ajoutent (mais je n’ai pas eu confirmation) que, à l’époque, la femme juive enveloppait son nouveau-né dans son manteau et le gardait auprès d’elle. En déposant Jésus dans la mangeoire, Marie ne fait pas que contrarier l’usage. En se séparant de Jésus et en l’offrant, elle signifie déjà qu’il n’est ni à elle ni pour elle : elle le donne. Redoublant le geste par lequel Dieu nous a donné son Fils. Derechef, il nous est révélé que Dieu est pour nous, afin d’être « avec nous » (Emmanuel). N’est-ce pas ce que nous confessons dans le Credo ? « Pour nous les hommes et pour notre salut, il descendit du ciel ».

 

« Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » (Rm 8,31) Quelle espérance ! Mais la phrase de saint Paul commence par : « Que dire de plus ? » Quelle exigence aussi ! Nous le savons, une crise sans précédent secoue notre monde, les menaces d’effondrement dont nous ne voyons que les prémices se multiplient. Il n’y a pas besoin d’aller imaginer une punition divine. Pour interpréter ce qui se passe aujourd’hui, il suffit de nous rappeler combien tout est connecté, comme le note le pape François dans ses deux dernières encycliques. Alors, que faire ?

Vous connaissez la légende amérindienne du colibri qu’a popularisée Pierre Rabhi :

 

« Un jour, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés et atterrés observaient, impuissants, le désastre. Seul le petit colibri s’active, allant chercher quelques gouttes d’eau dans son bec pour les jeter sur le feu. Au bout d’un moment, le tatou, agacé par ses agissements dérisoires, lui dit : ‘Colibri ! Tu n’es pas fou ? Tu crois que c’est avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ?’ ‘Je le sais, répond le colibri, mais je fais ma part’ [1] ».

 

Alors que sera notre part ? Toujours agenouillé ou assis devant la crèche, continuons à méditer et entrer en nous-même. Si Dieu s’est fait petit enfant, certes, c’est pour nous dire qu’il n’est pas un Dieu retranché, indifférent, mais un Dieu différent, livré, un Dieu-pour-nous. C’est aussi pour nous montrer autre chose : totalement dépendant, le nouveau-né a un besoin vital de nous, de tout, du plus matériel au plus spirituel. Dieu nous rappelle que nous sommes faits à son image et donc que, comme lui, notre vocation est aussi de nous donner. Il nous rappelle que dans notre poitrine boit un cœur qui ne vit que d’aimer et que, au bout de nos bras, rayonnent des mains qui ne vivent que de servir.

Et si c’était cela la part que j’ai à accomplir ? Souvent, nous croyons que nous aimons ! En fait, si rares sont nos gestes véritablement désintéressés et si fréquents nos actes utilitaristes [2]. Nous rendons un service et nous sommes déjà en train d’attendre que l’autre nous rende la pareille. Nous prenons le temps d’écouter quelqu’un et sommes déjà en train de compter dans notre tête. Et si nous décidions, en ces jours de fête, de nous intéresser véritablement et habituellement à ceux que nous rencontrerons ? Et si, pendant ce repas, au lieu de monopoliser l’attention ou, inversement de m’incurver sur mon iPhone, je prenais gratuitement l’initiative de demander sincèrement à mon voisin comment il va ? Et si, cette soirée, je prenais l’option de me centrer, ne serait-ce que dix minutes, sur une personne, pour elle, sans attendre de retour, juste pour lui faire plaisir ?

Alors, comme le colibri, j’aurais fait ma part. Comme le petit garçon, j’aurais donné de moi-même. Comme Dieu-pour-nous, j’aurais aimé. Et puisque « tout est lié », cet acte d’amour retentira mystérieusement jusqu’aux extrémités de la terre.

Pascal Ide

[1] Raconté par Pierre Rabhi, La part du colibri. L’espèce humaine face à son devenir, coll. « L’Aube Poche essai », s. l., Éd. de l’Aube, 2006, p. 10. Souligné par moi.

[2] Cf. Pascal Ide, Aimer l’autre sans l’utiliser. Pour des relations transformées, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2019.

25.12.2020
 

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