Deuil « normal » et deuil excessif

Complément au chapitre 5 de l’ouvrage Le Triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, Emmanuel, 2018.

Robert Rochefort perd en juin 1953, son fils aîné, âgé de seize ans, qui se noie lors d’une baignade estivale dans le lac Léman. Voici ce qu’écrit Robert Schuman à son ancien chef de cabinet devenu un ami, avec compassion, mais sans concession :

 

« Votre longue lettre m’a révélé votre état d’âme, au lendemain de votre terrible épreuve. J’y trouve la volonté de dominer votre douleur ; vous n’avez succombé ni au désespoir ni à la révolte. La grâce vous a valu une première victoire. J’en suis profondément heureux, pour vous et pour ceux à qui vous vous devez.

« Mais ce n’est pas tout : il faudra un autre effort qui, je le crains, reste encore à faire. Vos charges et vos responsabilités terrestres demeurent : il faudra les concilier avec vos besoins de vie intérieure, avec la présence spirituelle permanente de votre fils qui certainement ne voudrait pas vous isoler du monde dans lequel vous devez continuer à vivre et à accomplir votre mission familiale et professionnelle. Vous n’en dites rien, et c’est ce qui m’inquiète [1] ».

 

L’homme d’État est un homme délicat. Il ne parlerait pas ainsi s’il n’avait pas lui-même traversé la même épreuve : en août 1911, lorsqu’il perd sa mère qui se tue dans un accident de voiture, il est paralysé par la douleur. L’amitié qui le lie à sa mère est immense : « Vous viviez, ta mère et toi, l’un pour l’autre », dit l’ami fidèle, Henri Eschbach. Pendant deux semaines, Schuman se réfugie dans la solitude, écrivant seulement quelques lettres (malheureusement perdues). L’on sait donc peu de choses de ce moment qui fut sans doute le plus douloureux et le plus purifiant de sa vie. Néanmoins, l’on peut dire que Robert a non pas annulé, mais dominé la souffrance. D’abord grâce au soutien de ses amis, surtout le cher Eschbach, et à la lecture des Psaumes et de saint Jean de la Croix. Ensuite, grâce à la communion des Saints. En effet, la présence de sa mère n’est pas moins intime : « Cela te sera sans doute douloureux de t’arracher à l’intime communion où tu as voulu rester tout seul avec l’âme de ta bien-aimée mère. Mais son souvenir t’accompagnera parmi nous », écrit Eschbach. Enfin, grâce au don de soi jusqu’à l’oubli de soi : « C’est un conseil qu’elle semble t’avoir soufflé : de te consoler de sa perte en faisant le bien, comme tu dis vouloir le faire », écrit encore Eschbach.

Quarante-deux ans plus tard, Schuman retrouve les mêmes mots pour épauler un ami lui aussi dévasté par la perte d’un être cher : la compassion (« votre terrible épreuve ») ; la gratitude (« La grâce vous a valu une première victoire ») ; l’exigence de se donner (« vous devez continuer à vivre et à accomplir votre mission familiale et professionnelle » ; il ajoute : « Nos regards doivent être tournés vers l’avenir qu’en toutes circonstances nous devons assurer de notre mieux. Nous ne sommes pas faits pour nous replier sur nous-mêmes ») ; la communion des Saints (« la présence spirituelle permanente de votre fils »). Certes, le souvenir douloureux du départ de l’être cher est toujours présent, mais la blessure est désormais devenue féconde et lumineuse comme les stigmates du Crucifié-Ressuscité.

Pascal Ide

[1] Lettre du 15 novembre 1953, citée par Paul-Dominique Masiclat, Prier 15 jours avec Robert Schuman, Paris, Nouvelle Cité, 2010, p. 88, commentée p. 89-93. Sur le deuil de sa mère, cf. p. 81-88.

11.11.2018
 

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