Amour de soi, amour de l’autre. Une proposition originale, mais discutable (Martin Cyril d’Arcy)

Une interprétation inédite d’articulation entre amour de soi et amour d’autrui est proposée par un théologien et philosophe britannique, Martin Cyril d’Arcy.

D’Arcy se fonde sur le travail d’un jésuite américain, Hunter Guthrie, qui propose une relecture complète et anthropologique de la différence entre essence et existence, l’homme se caractérise avant tout par son inquiétude [1]. En cela, il rejoint tout le courant augustinien qui se poursuit jusqu’à Heidegger (« souci » et « angoisse »), en passant par Pascal (« misère »), Kierkegaard (« angoisse ») et Blondel. Or, double est le mouvement de l’inquiétude. Le premier est tourné vers soi, donc à la fois la conservation du moi et son perfectionnement (« la pleine réalisation » de soi-même). Il se caractérise par deux notes : la limitation aux possibilités de la nature et de la condition humaine ; la passivité à l’égard de ce mouvement, donc l’absence de spontanéité ou de liberté. La seconde inquiétude « meut vers une fin absolue [2] » : elle « m’attire vers un terme beaucoup plus vaste que celui de l’accomplissement de moi-même. Elle me mène toujours plus outre, vers une fin, vers un absolu [3] », donc vers l’autre et un Autre. Elle se notifie par les deux traits opposés : l’absence de limite et la spontanéité. Or, autant l’essence est limitée, autant l’être ne l’est pas. Il faut donc conclure à une double corrélation : entre la première inquiétude, l’amour de soi et l’essence ; entre la seconde inquiétude, le dépassement vers l’autre et l’existence. Autrement dit, le « prendre » s’enracine dans l’essence et le « donner » dans l’existence.

Cette question apparemment abstraite se pose très concrètement au héros du Soulier de satin. Le Vice-Roi Don Rodrigue, qui est follement amoureux de Dona Prouhèze, semble parler à ses officiers et compagnons d’arme ; en réalité, il s’adresse à sa bien-aimée :

 

« La joie d’un être n’est-elle pas dans sa perfection ? et si notre perfection est d’être nous-mêmes, cette personne exactement que le destin nous a donnée à remplir,

« D’où vient cette profonde exultation comme le prisonnier qui dans le mur entend la sape au travail qui le désagrège, quand le trait de la mort dans notre côté s’est enfoncé en vibrant ?

« Ainsi la vue de cet Ange pour moi qui fut comme le trait de la mort ! Ah ! cela prend du temps de mourir et la vie la plus longue n’est pas de trop pour apprendre à correspondre à ce patient appel !

« Une blessure à mon côté comme la flamme peu à peu qui tire toute l’huile de la lampe !

« Et si la perfection de l’œil n’est pas dans sa propre géométrie mais dans la lumière qu’il voit et chaque objet qu’il montre

« Et la perfection de la main non pas dans ses doigts mais dans l’ouvrage qu’elle génère,

« Pourquoi aussi la perfection de notre être et de notre noyau substantiel serait-elle toujours associée à l’opacité et à la résistance,

« Et non pas l’adoration et le désir et la préférence d’autre chose et de livrer sa lie pour de l’or et de céder son temps pour l’éternité et de se présenter à la transparence et de se fendre enfin et de s’ouvrir enfin dans un état de dissolution ineffable ?

« De ce déliement, de cette délivrance mystique nous savons que nous sommes par nous-mêmes incapables et de là ce pouvoir sur nous de la femme pareil à celui de la Grâce [4] ».

 

Pour être distincts, ces deux amours – comme les deux moi, essentiel et existentiel – sont inséparables. D’une part, « l’amour d’existence ne peut se soutenir sans l’amour d’essence ; il s’achève, comme don Rodrigue le laisse entendre, en dissolution ». D’autre part, « l’amour d’essence garantit la permanence du moi ; mais si on le laisse prédominer, il se change en égoïsme ». Donc, « les deux amours doivent s’entremêler [5] ». En même temps, ils sont hiérarchisés : des deux mouvements, « le plus fondamental est celui de l’existence [6] ». Voilà pourquoi l’amour de soi ne trouve son achèvement que dans l’amour de l’autre et de Dieu.

 

L’articulation entre les deux amours est-elle adéquatement fondée sur celle de l’essence et de l’existence ? Il est séduisant de remonter à des principes aussi ultimes et donc de proposer une vision sapientielle de l’articulation si décisive de ces amours. Thomas semble d’ailleurs faire de même dans un article de la Somme de théologie. Toutefois, la proposition est triplement problématique. Primo, l’interprétation de la compositio realis me paraît insuffisante : trop anthropologique ; les deux notes sont accidentelles ; manque surtout le cœur qu’est l’actus essendi. Secundo, l’amour de soi autant que l’amour de l’autre se portent vers une personne qui est une essence individuelle en acte d’être. la raison d’être de la distinction entre les deux amours est ailleurs, ainsi que nous avons tenté de le montrer. Tertio, c’est la distinction fondatrice de l’ouvrage qui pose problème. D’une manière suggestive, d’Arcy reconduit de multiples couples notionnels (dont nous avons donné divers exemples) à la différence première du donner et du prendre ; or, ces perspectives ne sont pas superposables. Entre l’esthétique bonaventurienne des correspondances et l’analytique (au sens aristotélicien) des causalités, un choix est nécessaire. Qui trop embrasse, mal étreint – surtout lorsqu’il s’agit d’amour…

Pascal Ide

[1] Hunter Guthrie, Introduction au problème de l’histoire de la philosophie. La métaphysique de l’individualité a priori de la pensée‎, version française avec la coll. de Mme Fareano, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, Félix Alcan, 1937.

[2] Martin Cyril d’Arcy, La double nature de l’amour; trad. Émile Pin et Jean Mambrino, coll. « Théologie » n° 14, Paris, Aubier, 1947, p. 272.

[3] Hunter Guthrie, Introduction au problème de l’histoire de la philosophie, cité par Martin Cyril d’Arcy, La double nature de l’amour; p. 273.

[4] Paul Claudel, Soulier de satin, 3e journée, scène 13, Théâtre II, éd. Jacques Madaule et Jacques Petit, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1965, p. 854-855. Souligné par moi. Cité Ibid., p. 274-275.

[5] Martin Cyril d’Arcy, La double nature de l’amour; p. 275.

[6] Ibid., p. 271.

7.7.2022
 

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