La spécialité de Daniel Kahneman et d’Amos Tversky est la psychologie de la décision. C’est en ce domaine qu’ils ont montré le plus grand nombre de « biais ». Or, la décision, l’initiative responsable, est l’acte de la vertu de prudence. Nos auteurs ont donc exploré les blessures de l’intelligence pratique dans le domaine prudentiel.
Un mécanisme de cette blessure de la prudene est « le biais optimiste » dont Kahneman affirme qu’il est peut-être le plus important des biais cognitifs ». Cette importance est liée non pas à la blessure comme telle, mais à « ses conséquences sur les décisions [1] ». Comme très souvent, nous passerons en revue les faits établissant l’existene de la blessure (1), les mécanismes et les causes (2), enfin les remèdes (3). Ce faisant, nous épousons la démarche médicale : diagnostic positif, étiologique et remède.
1) Les faits
a) Exemples généraux
Les créateurs de petites entreprises sont en général plus optimistes que les cadres moyens : ils sont plus confiants dans la vie [2] ; leurs succès antérieurs et l’admiration des autres les conforte dans leur confiance en eux et leur jugement [3]. Or, l’on constate que ces personnes sont susceptibles d’être trop sûres d’elles, de sous-estimer le danger et de prendre plus de risques qu’elles ne le croient [4]. Par exemple, ces entrepreneurs détenaient beaucoup d’actions, supportaient la dette au lieu d’émettre des actions et étaient susceptibles « d’entreprendre des fusions négatives pour les valeurs [5] ». Donc, les optimistes ont tendance à être imprudents.
Ce biais d’optimisme (donc la blessure d’occultation liée à cette vision optimiste) a été chiffré. Aux Etats-Unis, seules 35 % des petites entreprises survivent au-delà de 5 ans. Or, interrogés, les entrepreneurs estiment en moyenne que leur chances de succès sont de… 60 %. Encore s’agit-il d’un chiffre général qui s’accroît lorsqu’il s’agit de leur propre entreprise : 81 % des chefs de ces petites entreprises estiment que leur pourcentage de réussite est de 70 % et plus, et 33 % pensent qu’il est de 100 % [6].
Ce biais se retrouve dans d’autres secteurs, comme la restauration (60 % des nouveaux restaurants ferment au bout de 3 ans).
b) Exemple individuel
Victor est tellement optimiste qu’il va toujours de l’avant. Il prend des risques inconsidérés pour lui-même en pratiquant les sports extrêmes, mais aussi pour sa famille et dans son travail professionnel. Bref, indépendamment du caractère utilitariste (narcissique) de cette attitude, elle est guidée par le continuel triomphe de l’espoir sur l’expérience…
2) Les causes
a) Prédispositions innées
L’on sait aujourd’hui que certaines personnes sont génétiquement inclinées à être optimistes [7] ; elles sont disposées à être joyeuses et à voir le bon côté des choses [8]. Bref, ils sont heureux et rendent heureux autour d’eux. On a pu l’objectiver : les optimistes surestiment leur durée de vie vis-à-vis des prévisions des actuaires ; or, ces personnes travaillent plus, sont plus optimistes à l’égard de leurs futurs revenus, se remarient plus après un divorce et misent sur leurs actions individuelles [9].
Je me demande si certains types de l’ennéagramme ne sont pas prédisposés à l’optimisme, notamment les types 3 et 7. Or, il semble que le type ennéagrammatique est inné [10]. Il faudrait peut-être faire intervenir aussi le niveau d’intégration ; mais celui-ci est acquis.
b) Mécanismes de blessures
L’un des principaux mécanismes est la persévérance irrationnelle chez l’optimiste, même lorsqu’il reçoit des mauvaises nouvelles. Elle a été démontrée de manière impressionnante et alarmante par un Programme d’assistance aux inventeurs qui, contre une somme modique, évalue les perspectives commerciales de l’invention. Les prévisions d’échec sont par exemple très fiables : seuls 5 des 411 projets ayant obtenu la plus mauvaise note (D ou E) ont été commercialisés, et aucun ne fut un succès [11]. Soit d’ailleurs dit en passant, 70 % des inventions sont notées D ou E, ce qui correspond à un échec potentiel.
Or, si ces résultats très décourageants poussent près de la moitié des inventeurs à abandonner leur projet, toutefois, 47 % de ceux-ci ont néanmoins poursuivi et n’ont définitivement abandonné qu’en ayant doublé leurs pertes. Or, ces inventeurs avaient obtenu une note élevée sur l’échelle de mesure de l’optimisme. Donc, cet optimisme déplorable et coûteux est lié à une obstination téméraire [12].
Un autre mécanisme tient non plus à celui qui a trop confiance, mais dans les attentes de celui qui lui fait confiance. Et tel est le cas de la prédiction financière ou boursière. En toute rigueur, un directeur financier devrait dire que les chances de retour se situent entre – 10 % et + 30 %. Or, « ce large intervalle de confiance est un aveu d’ignorance, ce qui est socialement inacceptable de la part de quelqu’un qui est payé pour s’y connaître dans le domaine financier [13] ». De plus, les actionnaires ont besoin d’être sécurisés ; ils ne peuvent donc consentir à un avis aussi flou. Voire, ce besoin est tel que l’on est prêt à inviter sur un plateau télé un prétendu spécialiste lorsqu’il parade en offrant des chiffres sécurisants. Autrement dit, l’humble expert qui reconnaît son ignorance sera moins écouté que l’orgueilleux qui transforme le possible en nécessaire. Cela vaut aussi en médecine : « Le fait de ne pas avoir l’air sûr de soi est considéré comme une faiblesse et un signe de vulnérabilité chez les médecins [14] ». Pourtant ! On a comparé les résultats d’autopsie aux diagnostics des médecins avant la mort. Résultat : « Les cliniciens qui étaient ‘tout à fait certains’ du diagnostic ante mortem avaient tort dans 40 % des cas [15] ».
c) Cause morale ?
Les chercheurs n’hésitent pas à parler de l’« hypothèse de l’orgueil », notamment dans un article pionnier qui, pour la première fois, osait interpréter les comportements de fusion et d’acquisition sans faire appel au modèle majoritaire de l’agent rationnel [16]. En effet, l’une des caractéristiques de l’orgueil est la comparaison ; or, subjectivement, la plupart des personnes se pense supérieure aux autres dans la plupart des domaines valorisants, au point de parier de petites sommes d’argent sur ses convictions [17] ! Elles le sont aussi objectivement, puisqu’on ne constate pas de compétences réellement supérieures [18].
Une autre cause morale est l’excès de confiance en soi ou présomption, dont Thomas nous dit qu’elle est un péché d’excès (par accident) d’espérance. Les professeurs de l’université de Duke ont réalisé une étude s’étendant sur plusieurs années concernant les responsables financiers de grandes entreprises et leurs prédictions financières (à partir de l’indice de Sandard & Poor’s). Ayant analysé 11 600 de celles-ci, ils ont constaté que la corrélation entre leurs estimations et les valeurs boursières réelles était légèrement supérieure à 0 !! Autrement dit, leur capacité prévisionnelle des fluctuations boursières à court terme (le marché va fléchir ou monter) est nulle. Un autre résultat a aussi montré qu’ils sont beaucoup trop confiants dans leur capacité de prévoir le marché (3 fois plus de surprises que prévu) [19].
En plus de l’orgueil et non sans corrélation, on trouve aussi la malhonnêteté, donc l’injustice : « les PDG » d’entreprise qui « sont récompensés de prix » voient leur rémunération s’accroître, « consacrent plus de temps à des activités en dehors de l’entreprise, comme la rédaction de livres et la participation à d’autres conseils d’administration, et ils sont plus susceptibles de se livrer à des malversations [20] ». On est aussi en droit de se demander s’ils ne présentent pas les traits de personnalités narcissiques.
3) Les remèdes
Ne nions pas que l’optimisme ait des effets positifs comme la persévérance dans l’échec, la résistance aux revers de fortune. Un représentant optimiste résistera davantage lorsque, pour la cinquième fois depuis le début de la matinée, une ménagère en colère lui a claqué la porte au nez, et tant mieux !
Certes, le principe de réalité semble être le remède par excellence : c’est ainsi que les géologues de la Royal Dutch Shell ont réduit leur excès de confiance dans le repérage des zones d’exploration potentielles lorsqu’ils ont fait l’exercice sur des sites dont on connaissait déjà le résultat [21]. Mais nous avons aussi vu ci-dessus combien les résistances psychologiques et morales étaient puissantes.
Un des meilleurs remèdes consiste à passer du S1 au S2 par la narration. Gary Klein l’appelle sa proposition « le pre-mortem » [22].
a) Exposé
Une société doit prendre une décision importante, mais ne s’est pas encore engagée. Elle rassemble un groupe d’individus au courant de la décision pour une courte séance. Quelqu’un fait la proposition suivante : « Imaginez que nous soyons dans un an. Nous avons mis le plan en œuvre tel qu’il est. Le résultat est une catastrophe. Prenez cinq à dix minutes pour rédiger une histoire succincte de cette catastrophe ». Usuellement, cette hypothèse suscite un enthousiasme immédiat.
b) Commentaire
Ce remède se fonde sur trois principes : il travaille en préventif et évite la neutralisation du doute qui fut évoqué ci-dessus ; il évite le mode de pensée grégaire des équipes lorsqu’une décision est prise ; il libère l’imagination.
Pascal Ide
[1] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 394. Cf. chap. 24.
[2] Cf. Lowell W. Busenitz & Jay B. Barney, « Differences between entrepreneurs and managers in large organizations. Biases and heuristics in strategic decision-making », Journal of Business Venturing, 12 (1997), p. 9-30.
[3] Cf. Gainvg Cassar & Justin Craig, « An investigation of hindsight bias in nascent venture activity », Journal of Business Venturing, 24 (2009), p. 149-164.
[4] Cf. Keith M. Mhieleski & Robert A. Baron, « Entrepreneurs’ optimism and new venture performance. A social cognitive perspective », Academy of Mangement Journal, 52 (2009), p. 473-488.
[5] Cf. Ulrike Malmendier & Geoffrey Tate, « Who makes acquisitions ? CEO overconfidence and the Market »s reaction », Journal of Financial Economics, 89 (2008), p. 20-43.
[6] Cf. Arnold C. Cooper, Carolyn Y. Woo & William C. Dunkelberg, « Entrepreneurs’ perceived chances for success », Journal of Business Venturing, 3 (1988), p. 97-108.
[7] Cf. Myriam A. Mosing et al., « Genetic and environmental influences on optimism and its relationship to mental and sel-rated health. A study of aging twins », Behavior Genetics, 39 (2009) n° 6, p. 597-604.
[8] Cf. Elian Fox, Anna Ridgewell & Chris Ashwin, « Looking on the bright side. Biased attention and the human serotonin transporter gene », Proceedings of the Royal Society B, 276 (2009), p. 1747-1751.
[9] Cf. Manju Puri & David T. Robinson, « Optimism and economic choice », Journal of Financial Economics, 86 (2007), p. 71-99.
[10] Telle est par exemple l’opinion de Don Richard Riso et Russ Hudson, La sagesse de l’Ennéagramme. Le guide complet de développement psychologique et spirituel pour les neuf Types de Personnalité, trad. Thierry Grandjean, Eudes Riblier, Dorothée Nicolas, Paris, Dunod, 2018, p. .
[11] Cf. Thomas Astebro & Samir Elhedhli, « The effectiveness of simple decision heuristics. Forecasting commercial success for early-stage ventures », Management Science, 52 (2006), p. 395-409.
[12] Cf. Thomas Astebro, « The retunr to independent invention. Evidence of unrealistic optimism, risk seeking or skewness loving ? », Economic Journal, 113 (2003), p. 226-239.
[13] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 405.
[14] Cf. Pat Croskerry & Geoff Norman, « Overconfidence in clinical decision making », American Journal of Medicine, 121 (2008), p. S24-S29.
[15] Cf. Eta S. Berner & Mark L. Graber, « Overconfidence as a cause of diagnostic error in medicine », American Journal of Medicine, 121 (2008), p. S2-S23.
[16] Cf. Richard Roll, « The hubris hypothesis of corporate takeovers », Journal of Business, 59 (1986), p. 197-216, partie 1.
[17] Cf. Eleanor F. Williams & Thomas Gilovitch, « Do people really beleive they are above average ? », Journal of Experimental Psychology, 4 (2008), p. 1121-1128.
[18] Cf. Richard Roll, « The hubris hypothesis of corporate takeovers ».
[19] Cf. Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 403-405.
[20] Cf. Ulrike Malmendier & Geoffrey Tate, « Suerstar CEOs », Quarterly Journal of Economics, 24 (2009), p. 1593-1638.
[21] Cf. J. Edward Russo & Paul J.H. Schoemaker, « Managing overconfidence », Sloan Management Review, 33 (1992), p. 7-17.
[22] Cf. Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 408-410.