Complément au chapitre 6 de l’ouvrage Le Triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, Emmanuel, 2018.
1) Critique générale
Un certain nombre de films semble reproduire le schéma du Sauveteur blanc face à une population en difficulté – louchant peut-être vers « Le fardeau de l’homme blanc », le poème de Rudyard Kipling invitant l’homme blanc à assumer son fardeau pour guider les « sauvages et agités » vers la lumière [1]. Cela est vrai de trois films français sortis le quatrième trimestre 2017 : dans Les grands esprits [2], François Foucault (Denis Podalydès), professeur agrégé de lettres au lycée Henri IV, à Paris, doit accepter une mutation d’un an dans un collège de banlieue classé REP + et parvient à l’improbable, réconcilier des élèves réputés indomptables avec la littérature ; dans La mélodie [3], Simon (Kad Merad), violoniste émérite et désabusé, échoue dans un collège parisien pour enseigner le violon aux élèves de la classe de 6ème de Farid et réussit à leur transmettre sa passion ; dans Le brio [4], Pierre (Daniel Auteuil), un professeur de droit à l’Université d’Assas, aide contre son gré une étudiante issue de l’immigration et vivant en banlieue à comprendre les codes de la rhétorique. Bien que plus sensibles que nous à la question raciale, les Américains multiplient aussi les films de ce type [5]. Au point qu’un professeur de sociologie à l’université du Connecticut, en a ainsi décrit le schéma narratif, souvent semblable [6] :
- « Un film de sauveur blanc est souvent fondé sur une prétendue histoire vraie ».
- « Il met en scène un groupe ou une personne qui n’est pas blanche en proie à un danger et qui lutte pour sa subsistance ». Autrement dit un groupe qui est véritablement victime.
- Arrive alors « un individu blanc qui entre dans ce milieu étranger et, grâce à ses sacrifices et ses compétences en tant qu’enseignant, mentor, avocat, héros militaire, aspirant écrivain ou guerrier amérindien, peut sauver physiquement – ou du moins moralement – la personne ou la communauté de gens de couleur à la fin du film [7]».
Selon Matthew Hughey, ces minorités doivent souvent renoncer à leur identité pour pouvoir elles-mêmes bénéficier de ce salut. De plus, le succès, indéniable, de ces films, tient à un public de spectateurs blancs qui ont de faibles interactions avec les membres de ces minorités raciales et, par mimésis, s’identifient à cette expérience bienfaisante et gratifiante. Liée au besoin d’apaiser leur culpabilité à l’égard de ces groupes opprimés ou à celui de s’acheter à bon compte une bonne conscience, leur motivation apparemment altruiste s’avère en fait être égoïste.
2) The Blind Side
L’on est toutefois en droit de s’interroger sur la radicalité, voire l’idéologie de ce diagnostic. Pour être concret, considérons The Blind Side, d’ailleurs visé par le sociologue américain (cf. chap. 6 et 12), et appliquons les critères recueillis par le tableau.
Hughey suspecte ce film de perpétuer la domination des Blancs sur les Noirs et, en convoquant générosité et empathie, de valoriser une attitude condescendante, qui interdit toute véritable autonomie de ces communautés défavorisées et exclues. Si l’on ne peut nier que certains comportements altruistes soient manipulateurs, voire conduits par une volonté d’emprise [8], cette suspicion, lorsqu’elle se veut systématique, devient idéologique et, appliquée à ce cas réel, triplement fausse.
D’abord, elle nie purement et simplement les faits : Michael se dit libre, et se vit aimé, aimant et heureux ; prétendre qu’il est dupe de ses vraies motivations, c’est non seulement tomber dans le travers dénoncé (imposer une interprétation toute-puissante, prôner une situation en surplomb, faire du savoir sur l’autre, ici la victime prétendue, un pouvoir), mais avancer une argumentation non-réfutable.
Ensuite, cette relecture oppose la liberté et la générosité, fait de l’autonomie la valeur suprême et lui subordonne le don de soi. Mère Teresa a dû s’affronter et répondre à l’objection selon laquelle proposer des soins gratuits et non pas payants aux mourants, c’est leur imposer une situation de soumission humiliante et redoubler leur infériorité [9].
Enfin, cette objection déconstructionniste rêve d’un monde à ce point égalitaire que plus personne n’aurait besoin de l’autre, au lieu de se réjouir d’un cosmos riche de sa diversité où chacun bénéficie des talents complémentaires que l’autre met à son service. Tel est le sens mystérieux, mais si profond de l’élection d’Israël et, avant lui, d’Abraham : Dieu a choisi de bénir non pas tous les hommes, mais certains, afin que ces quelques-uns redonnent cette bénédiction à tous [10].
Pascal Ide
[1] Rudyard Kipling, « The White Man’s Burden: The United States and the Philippine Islands », McClure’s Magazine, 12 (février 1899) n° 4, p. 290.
[2] Les grands esprits, drame français d’Olivier Ayache-Vidal, 2017. Avec Denis Podalydès, Abdoulaye Diallo et Tabono Tandia.
[3] La mélodie, drame français de Rachid Hami, 2017. Avec Kad Merad, Alfred Renely et Samir Guesmi.
[4] Le Brio, drame français d’Yvan Atta, 2017. Avec Daniel Auteuil, Camélia Jordana et Yasin Houicha.
[5] Par exemple : Glory (Edward Zwick, 1989), Danse avec les loups (Kevin Costner, 1991), Esprits rebelles (John N. Smith, 1996), Amistad (Steven Spielberg, 1997), À la rencontre de Forrester (Gus van Sant, 2000), Le dernier samouraï (Edward Zwick, 2003), Half Nelson (Ryan Fleck, 2006), Écrire pour exister (Richard LaGravenese, 2007), Gran Torino (Clint Eastwood, 2008), Avatar (Jim Cameron, 2009), The Blind Side (John Lee Hancock, 2009), La couleur des sentiments (Tate Taylor, 2011).
[6] Cf. Matthew Hughey, The White Savior Film. Content, Critics, and Consumption, Philadelphia (Pennsylvania), Temple University Press, 2014.
[7] Consulté le 26 mars 2018 : https://contexts.org/blog/the-whiteness-of-oscar-night/
[8] Alain Caillé et Édouard Grésy décrivent ce phénomène d’excès de don sous le nom imagé de « Megalodon » (cf. La révolution du don. Le management repensé à la lumière de l’anthropologie, Paris, Seuil, 2014, p. ).
[9] Cf. Pascal Ide, Puissance de la gratitude, p. 120.
[10] Cf., par exemple, Paul Beauchamp, Cinquante portraits bibliques, avec des dessins de Pierre Grassignoux, Paris, Seuil, 1998, p. 17.