Pascal Ide, « La mise au secret du Père », Sources vives, n° 82 : Montre-nous le Père, septembre 1998, p. 105-121.
2) D’Œdipe à Abraham :
Mais la crise de la paternité ne s’explique-t-elle pas par des raisons non plus circonstantielles mais structurelles, autrement dit, par des raisons valables pour tous les hommes et non pour une époque donnée ?
Et d’abord des raisons d’ordre anthropologique. On doit à Freud d’avoir le mieux dégagé cette crise de la paternité que toute vie doit traverser. Il s’agit du fameux complexe d’Œdipe. En voici un exemple vécu.
« Maman, dit Augustin (4 ans), demain, je mettrai mon habit rouge. » Pour Augustin, c’est le plus bel habit. Il ajoute : « Et je te demanderai en mariage. » Réponse de la maman : « Mais tu sais que je suis déjà mariée. Avec qui suis-je mariée ? – Avec tonton ! – Non, je suis mariée avec papa et le resterai toujours. Toi, Augustin, tu te marieras un jour, mais pas avec moi. »
Augustin est habité par deux sentiments opposés mais complémentaires : il désire fusionner avec sa mère et éliminer symboliquement ce rival gênant qu’est le père. Tel est le cœur du complexe d’Œdipe que le fondateur de la psychanalyse, grand lecteur des tragédiens grecs, emprunte à la pièce de Sophocle, Œdipe-Roi. Ce complexe est l’ensemble organisé des désirs amoureux et hostiles que l’enfant éprouve à l’égard de ses parents : précisément, le désir de mort du parent de même sexe et désir sexuel pour le parent de sexe opposé. Autrement dit, tout fils veut éliminer son père.
D’où vient cette rivalité à mort ? De la toute-puissance enfantine. La constitution initiale du désir est, pour Freud, mégalomaniaque. L’enfant croit qu’il suffit de battre des bras pour voler comme un oiseau. Explicitons dans des catégories qui ne sont pas freudiennes : le petit-enfant n’a pas encore développé de vertus, de conscience morale, il n’est pas unifié ; aussi les désirs l’envahissent-ils sans qu’il puisse leur assigner de bornes. L’enfant se croit donc tout-puissant, invulnérable, immortel.
Cette toute-puissance entraîne un certain nombre de conséquences dans l’imaginaire de l’enfant. Tout d’abord, celui-ci va projeter sur son père ce fantasme mégalomaniaque. Il va ensuite croire que le père garde pour lui cette toute-puissance, notamment en lui refusant la joie d’avoir toujours sa mère pour lui. Le désir de vengeance associé à la rivalité (s’emparer de la puissance paternelle pour conquérir la mère) entraîne le vœu de suppression du père qui se cristallise dans la crise œdipienne. Enfin, c’est de la même mégalomanie que procède la glorification du père symboliquement tué : culpabilisé de sa violence, l’enfant compense et répare en idéalisant son père.
On sait que l’anthropologie psychanalytique affirme l’universalité de la structure œdipienne. « Tout être humain, écrit Freud, se voit imposer la tâche de maîtriser le complexe d’Œdipe [1]« . Ce que l’on sait moins, c’est que, pour Freud, l’homme est condamné à la répétition. Nos choix adultes d’objets se font sur le modèle des premières fixations dont la principale est œdipienne. En termes concrets : la personne n’aimera jamais qu’un homme et qu’une femme dans sa vie, à savoir son père et sa mère. Certes, le désir peut s’organiser de manière non névrotique, c’est-à-dire consentir à la mort et quitter la toute-puissance immortelle. Cependant tout continue à se dérouler dans le champ structuré par le complexe d’Œdipe : les désirs mégalomaniaques et meurtriers ne demandent qu’à s’exprimer. Voilà pourquoi Freud, puis ses épigones, ont voulu montrer que toute la culture, la morale et la religion ne cessaient de répéter, de mettre en scène, de conjurer, de multiples manières, la mort du père et sa charge de violence et de culpabilité. Le psychisme et ses produits n’en auront jamais fini avec le conflit œdipien.
Est-il vraiment indépassable ? Cet article traite de la crise de la paternité et n’a pas à répondre à cette question en détail [2]. Elle est capitale. Elle concerne chacun. Combien de vies sont des règlements de compte avec le père, que ce soit sur le mode de la rivalité, du conflit permanent (« famille je vous hais ») ou de la fuite (« fils de personne ») ? L’idéalisation ne vaut guère mieux qui perpétue la représentation de parents infaillibles qu’il est interdit de critiquer. Chacun de ces scénarios fait planer l’ombre du meurtre symbolique du père.
Il appartient à chaque personne, homme ou femme, de relire sa relation avec son père. Ce qui signifie deux choses : lui rendre grâces pour le bien qu’il a fait ; lui pardonner le mal qu’il a éventuellement commis (d’autant qu’il est le plus souvent inconscient). L’action de grâces demande de la charité, le pardon de l’humilité et le discernement entre bien et mal de la sagesse.
L’expérience montre qu’avec la grâce de Dieu, cette attitude est difficile mais possible [3]. Elle permet de sortir de la répétition mortifère. Freud a manqué cette issue, car son anthropologie n’intègre pas les ouvertures spirituelles. Le pessimisme de Freud qui met l’homme au rouet vient de ce qu’il ignore la notion et jusqu’au terme de volonté. Il vient aussi de ce que ses sources sont plus le défaitisme grec que le réalisme biblique. Le modèle du père est puisé à la tragédie antique (Laïos, père d’Œdipe) et non à son héritage juif : Freud ignore presque totalement Abraham qui a dépassé la rivalité œdipienne pour accéder à la bonté du père. C’est pourquoi « l’attitude qui lui [Freud] est le plus naturelle est la patience, la résignation et parfois l’amertume stoïciennes. […] Le retour au réel, qui est la visée de la cure psychanalytique, n’est pas satisfaisant s’il condamne absolument à l’acceptation du fatum [4]. » Enfin, la sortie de la mégalomanie n’est pas seulement la reconnaissance bien négative de notre condition mortelle, c’est aussi celle du don – certes limité – du père (ce qui permet le pardon) et, à notre tour, de notre vocation créatrice au don.
3) Le secret du Père :
Il y a, je pense, une raison encore plus profonde à la crise de la paternité, d’ordre théologique. J’énoncerai l’hypothèse suivante : il est de l’essence de la paternité d’être cachée [5]. Précisons d’emblée que je ne vais pas justifier théologiquement des conduites injustes ou perverses d’éviction de la paternité. Je chercherai seulement à montrer qu’il y a ici plus qu’une crise sociologique ou psychologique. Et cela ne saurait étonner si c’est du Père que « toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom » (Ep 3,14), c’est-à-dire son être.
Que la paternité soit scellée apparaît d’abord à la lecture de l’Écriture. Contrairement à ce que l’on croit, l’appellation de Dieu comme Père est très rare dans l’Ancien Testament : moins de vingt occurrences si l’on en croit les spécialistes [6]. De plus, ce n’est que tardivement qu’elle apparaît. Pour faire simple [7], les premiers textes où les écrivains bibliques parlent de Dieu sont des récits. Ces textes sont des sagas racontant la geste de Dieu avec Israël, singulièrement la sortie d’Égypte. Or, Dieu n’y est pas présenté comme père, la relation de paternité est inessentielle ; les catégories dominantes sont celles d’action et de héros. En revanche, la dénomination du Dieu-Père apparaît dans des textes plus tardifs, les textes prophétiques (Osée, Jérémie, le troisième Isaïe, le Deutéronome écrit dans les milieux prophétiques). On voit donc que le Père ne se dévoile que progressivement ; plus encore, il apparaît au premier abord comme un héros porteur de tous nos fantasmes violents d’omnipotence ; ce n’est qu’à travers une longue méditation que se révèlent sa miséricorde et sa fidélité.
Il en est de même dans le Nouveau Testament. « Qui m’a vu a vu le Père », dit Jésus (Jn 14,9). Le Père invisible [8] ne se donne à voir qu’en son Fils (Jn 1,18). Dans ses trois théophanies (le baptême du Christ, la Transfiguration et la glorification du Christ à Jérusalem, juste avant la Passion [9]), le Père est audible mais non visible.
C’est aussi ce que montre la réflexion théologique. Le Père se cache pour une double raison.
Tout d’abord, le Père est la source sans source, le « principe sans principe [10]« . Or, le donateur s’efface devant et dans le don véritablement gratuit. Jésus lui-même nous révèle que le secret du don est le don secret (Mt 6,1-4) [11]. Inversement, l’un des principaux reproches qu’il adresse aux Pharisiens est leur hypocrisie : ce sont, au sens propre de l’expression, des m’as-tu-vu qui étalent leur don aux yeux des hommes (Mt 23,5-7). Aussi ont-ils déjà « touché leur récompense ». Donner, c’est comme disparaître dans le don que l’on fait. Le plus bel exemple, hors ceux de Jésus et de Marie, est peut-être celui de l’obole de la veuve qui donne tout, sans remarquer qu’on l’observe et surtout que Jésus l’a vue (Mc 12,41-44) ; or, juste avant sa montée vers Jérusalem, Jésus donne en modèle ce don totalement oublieux de soi que lui-même va bientôt vivre en plénitude [12].
Une raison théologique profonde éclaire ce premier secret du don. Le Père est la cause première de tout bien. Or, la métaphysique de saint Thomas nous apprend que la cause première donne son être et son efficacité à la cause seconde. Cependant, si double est la causalité (mais cette double cause est hiérarchisée), unique est l’effet. Par exemple, lorsque je pose une décision, cet unique effet qu’est la décision se rapporte à ma liberté comme à sa cause seconde et à Dieu comme à sa cause première. Or, seule la cause seconde apparaît, puisque Dieu agit en elle. Voilà pourquoi, même si la cause première est plus cause que la cause seconde, elle demeure cachée, au moins aux yeux de chair, dans la cause seconde à qui elle donne tout. Pardonnez-moi ce paragraphe peut-être un peu refroidissant de théologie spéculative. On pourrait le reformuler à partir de la métaphore vive de la source : le Père est vivant et caché comme une source.
En tout cas, comprenons bien : je ne dis pas, comme le font certaines conceptions gnostiques de Dieu [13], que celui-ci se cache par impuissance, s’anéantit par kénose ou que la création n’est qu’un retrait : ce serait donner à la créature une puissance qui échapperait à la Providence, ce qui est absurde. Je dis le contraire : rien ne manifeste plus la puissance de l’œuvre du Père créateur que la consistance du monde créé, l’autonomie des causes secondes. Un ouvrier qui doit intervenir pour retoucher son œuvre est un ouvrier défaillant.
Le Père est d’abord enfoui comme le Donateur est enfoui dans le don. Il est aussi caché parce qu’il est le terme réel mais secret de toutes nos actions. Il est au principe et au terme de ce grand mouvement de sortie et de retour (exitus et reditus) qui est celui de la création et du salut. L’univers, chaque personne ne trouve son d’achèvement que s’il retourne au Père de qui tout vient. Or, ce terme est aussi enfoui, invisible que l’est le principe.
Cette affirmation étonnera. La finalité n’est-elle justement pas l’arrachement du point de départ. Prenons l’exemple de l’homme. Jésus ne dit-il pas que « l’homme doit quitter son père et sa mère » (Mt 19,5 ; Gn 2,24), donc son origine ? Et l’on sait combien la fusion et la répétition sont perverses. Comment dès lors, affirmer que le terme de l’existence soit le retour vers le Père ?
Pourtant, telle est la vie du Christ, notre frère en humanité, qui vient du Père et retourne à son Père (Lc 23,46). Toute l’histoire de l’homme et l’histoire de tout homme est contenu dans la parabole de l’enfant prodigue qui, parti de la maison du père, y revient (Lc 15,11-32). La dernière parole de l’Ancien Testament ne prophétise-t-elle pas que Dieu « ramènera le cœur des pères vers leurs fils et le cœur des fils vers leurs pères » (Ml 3,24 ; citation partielle en Si 48,10 et Lc 1,17) ? Enfin, le sommet de la Révélation chrétienne n’est-il pas le Mystère de la vie divine qui est l’ineffable communion d’amour du Père et du Fils dans l’Esprit-Saint ?
Ce mystère du Père caché n’est pas sans résonance humaine. En tout fils, y compris le plus rebelle, le père est inscrit, caché : dans le physique, mais plus encore dans la psychologie. Le fils ne peut réduire son origine à n’être qu’un commencement : le refusent sa cicatrice ombilicale qui vient de la mère et son nom qui vient du père [14]. À nous d’en faire une part maudite, ensevelie ou l’occasion d’une reconnaissance, voire d’un pardon. Voilà pour l’origine. Mais toute action humaine ne porte-t-elle pas un vœu caché de communion avec le père ? Qu’y a-t-il de plus émouvant que la complicité gorgée de tendresse entre les générations ? Sinon, pourquoi Barbara, dans Nantes, chanterait-elle que son cœur est « chagrin » que son père soit mort « sans un adieu sans un je t’aime » ?
Que l’on n’aille pas crier au retour du refoulé ou à la résorption dans l’unité primitive ! C’est dans l’Esprit que s’aiment le Père et le Fils. Cette si désirable intimité entre un père et son fils n’est pas une fusion, mais une communion. De plus, le fils ne revient pas fils mais père. Autrement. Enfin, la maison du père n’est pas le destin, mais la destinée du fils, donc une vocation librement choisie : malgré tout son amour, le père n’a pas poursuivi le fils prodigue ; il l’a suffisamment aimé (Ep 2,4) pour que, une fois ses illusions d’indépendance perdues, le fils puisse faire mémoire de son amour.
Le temps humain est linéaire, mais progresse dans les deux sens : vers le futur, bien entendu, mais aussi vers le passé. Contrairement à l’illusion progressiste, on n’a jamais fini de comprendre qui est son père, d’assumer paisiblement son héritage, de faire mémoire du don d’où l’on provient. Contrairement à l’illusion traditionaliste, on n’a jamais fini de tendre vers le bonheur et le don de soi. Comme l’arbre, l’homme ne pousse des branches vers le futur qu’en poussant des racines vers le passé. « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », disait René Char. Autrement dit, nous sommes tous des héritiers : nous ne venons pas de nulle part ; mais nulle clause testamentaire ne nous oblige à répéter notre passé ; au contraire, l’héritage assumé est une invitation à la nouveauté, dans la fidélité au Père.
Ce double secret du Père n’est pas sans affinité avec les deux arguments dont s’est nourri l’athéisme de tous les temps [15]. Le premier argument se prévaut de l’autonomie du monde pour nier l’existence de Dieu, principe sans principe : Hegel (même s’il n’est nullement athée), le scientisme, le positivisme d’Auguste Comte ont cherché à fonder leur existence sur eux-mêmes ; le second argument se prévaut de l’existence du mal pour accuser Dieu et le récuser comme terme sans terme : le pessimisme de Freud a fait de la paternité la source de la souffrance.
La forfanterie de l’athée vient de ce qu’il peut nier l’initiative de Dieu ou le bonheur qu’est le partage de la vie divine sans contradiction logique ni annihilation de son être.
Or, l’athéisme n’est pas seulement une idéologie située, parfois militante ; il est aussi une tentation qui menace toute personne. La reconnaissance du double secret du Père, c’est-à-dire la conversion de l’intelligence et du cœur à la « charité du Père », qui est « l’amour dans sa source [16] » et seul rassemble dans l’unité tous les enfants dispersés (cf. Jn 11,52) guérit l’homme de ses tentations d’indépendance et d’idolâtrie de soi.
Pascal Ide
[1] Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, trad. B. Reverchon-Jouve, coll. « Folio-essais », Paris, Gallimard, 1962, n. 82, p. 179.
[2] Je me permets de renvoyer à Pascal Ide, Mieux se connaître pour mieux s’aimer, Paris, Fayard, 1998 (à paraître début décembre).
[3] Contrairement à ce qu’affirme, par exemple, le père Jean-Marie Pohier, Au nom du Père. Recherches théologiques et psychanalytiques, coll. « Cohitatio fidei » n° 66, 1972, chap. 3. Pour l’auteur, « l’infantile est toujours présent, le désir est toujours mégalomaniaque » : tout cela fait partie du psychisme humain ; or, la foi est une réalité psychique ; donc « la foi chrétienne en un Dieu-Père » ne peut sortir l’homme de la structure œdipienne (p. 146).
[4] Marie-Joseph Le Guillou, Le mystère du Père. Foi des apôtres. Gnoses actuelles, coll. « Le Signe », Paris, Fayard, 1973, p. 198.
[5] Seule Personne de la Sainte Trinité qui n’est pas célébrée par une fête spécifique, le Père est même comme caché dans le cycle liturgique.
[6] W. Marchel (Dieu-Père dans le Nouveau Testament, trad., Paris, Le Cerf, 1966) et Joachim Jeremias (Abba. Untersuchungen zur neutestamentlichen Theologie und Zeitgeschichte, Göttingen, 1965).
[7] Cf. les analyses passionnantes de Paul Ricœur, « La paternité. Du fantasme au symbole », art. cité, p. 471-478.
[8] Cf. Louis Bouyer, Le Père invisible. Approches du mystère de la divinité, Paris, Le Cerf, 1996.
[9] Respectivement Mt 3,17 et // ; Mt 17,5 et // ; Jn 12,28.
[10] Concile de Florence, Cantate Domino, Décret pour les Jacobites, 4 février 1442, FC 233.
[11] Je me permets de renvoyer aux développements dans Pascal Ide, Eh bien dites : don. Petit éloge du don, Paris, Ed. de l’Emmanuel, 1997, p. 175-178.
[12] Cf. l’admirable commentaire du cardinal Christoph Schönborn, Aimer l’Église. Retraite prêchée à Jean-Paul II au Vatican, en février 1996, trad. de l’allemand par Yvan Maudry, Paris, Le Cerf, Saint-Maurice, Saint-Augustin, 1998, p. 179-181.
[13] Cf. par exemple Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive, trad. Philippe Ivernel, suivi de Catherine Chalier, « Dieu sans puissance », Paris, Ed. Payot (Petite Bibliothèque) et Rivages-poche, 1994.
[14] Changer le nom d’un petit enfant n’est jamais anodin ni sans traumatisme, comme l’a bien montré Françoise Dolto.
[15] Cf. les deux objections de saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 2, a. 3.
[16] Concile Vatican II, Décret sur l’activité missionnaire de l’Église Ad gentes, n. 2.