Une vie donnée à elle-même. Une interprétation constructive de la mort cellulaire selon Ameisen 1/2

« Dieu nous a donnés nous-mêmes à nous-mêmes [1] ».

 

En 1999, Jean Claude Ameisen, médecin et chercheur en immunologie, spécialiste dans la théorie dite de la « mort cellulaire programmée », a publié un ouvrage fort stimulant, La sculpture du vivant [2]. Celui-ci a rencontré un vif succès, tant à cause de sa belle pédagogie que de son contenu, scientifique et philosophique, et de l’originalité de ses thèses sur la construction du vivant, en particulier humain.

1) Thèse

La problématique d’Ameisen est résumée dans le titre et le sous-titre : le vivant se sculpte grâce à un suicide cellulaire créateur. En termes plus scientifiques et moins métaphoriques, l’être organique construit sa forme en commandant lui-même la destruction des cellules qui le composent. En réalité, cette affirmation se dédouble : 1. la première concerne le processus, le mouvement (au sens grec) de structuration du vivant : il est autant construction que destruction ; 2. la seconde concerne la cause efficiente : l’origine de la destruction est intérieure au vivant, elle est programmée (décidée, serait un vocabulaire anthropomorphique), en l’occurrence génétiquement. La seconde affirmation est logiquement subordonnée à la première et ontologiquement finalisée par elle, comme la cause efficiente est ordonnée au mouvement qui lui-même s’achève dans la forme.

La double sous-affirmation constituant cette thèse controuve deux idées communes, à la fois évidentes et scientifiquement admises : 1. la constitution du phénotype vivant se fait par construction ; la morphogénèse du vivant opère de manière positive [3] ; 2. l’éventuelle nécrose cellulaire au sein du vivant est causée par un processus extérieur au système en jeu, une agression subie par l’organe [4].

2) Exposé scientifique

Ces thèses sont scientifiques : leur objet, relativement circonscrit a la détermination de la science, ici biologique. Or, il appartient à la même science de déterminer son objet et sa cause, autrement dit de démontrer ses thèses. Donc, l’argumentation aboutissant aux conclusions énoncées ci-dessus relève de procédures scientifiques.

Je n’entrerai pas dans le détail des arguments. Ceux-ci conjuguent, comme toujours, expérimentation et hypothèses, voire théories sur le vivant. Je me contenterai de rapporter quelques faits maintenant bien établis, qui jouissent d’une assise inductive significative.

a) Mécanismes au plan morphologique, phénotypique

1’) Premier exemple : constitution d’un organe, le membre supérieur

L’auteur offre un exemple éclairant :

 

« C’est la mort cellulaire qui, par vagues successives, sculpte nos bras et nos jambes à partir de leurs ébauches, à mesure qu’elles grandissent, de leur base vers leur extrémité. A l’intérieur de nos avant-bras, elle crée l’espace qui sépare nos os, le radius et le cubitus. Puis elle sculpte les extrémités de nos membres : notre main naît tout d’abord sous la forme d’une moufle, d’une palme, contenant cinq branches de cartilage qui se projettent à partir du poignet et préfigurent nos doigts. La mort fait alors brutalement disparaître les tissus qui joignaient la portion supérieur de ces branches, individualisant nos doigts et transformant la moufle en gant [5] ».

2’) Deuxième exemple : constitution de l’embryon

Le mécanisme de la mort cellulaire joue dès quelques jours après la fécondation, avant la nidation. En effet, à ce stade, nous ne sommes encore constitués que d’une petite boule d’une centaine de trophoblastes. Or, la mort cellulaire va faire disparaître une partie des cellules qui occupent le centre. Or, ce vide va permettre une migration des cellules et une polarisation interne ; et ainsi se constituera la différence entre l’embryon et les différentes annexes embryonnaires.

Cela se vérifiera à d’autres moments, notamment pour une raison générale importante : l’évolution, la croissance qui conduit un individu de la conception (le zygote) à la pleine forme adulte n’est souvent pas, comme on se l’imagine, un processus continu, mais discontinu : cela est vrai au plan physique (que l’on songe aux larves chez l’animal), mais aussi au plan psychologique (que l’on songe aux différentes crises ponctuant la croissance). Or, la discontinuité suppose une succession de formes différentes (accidentelles, bien évidemment, puisqu’il s’agit de la maturation d’une même substance). Or, deux formes touchant l’ensemble de l’être ne peuvent coexister : ce point est à travailler ; car ici réside une possible cohabitation qui donnerait un sens particulier à la dialectique. La croissance suppose donc l’élimination des formes transitoires, après que celle-ci a pu manifester son usage. Tel est par exemple le cas de certains tissus nerveux d’origine ancestrale qui disparaissent après avoir permis au cerveau de progresser. Or, la mort cellulaire est ce processus d’altération permettant une disparition de la structure qui n’est pourtant pas une corruption, mais est au service de la croissance ou du maintien de la forme. Donc, la mort cellulaire est un mécanisme favorisant la croissance discontinue.

3’) Troisième exemple : constitution du cerveau et du système immunitaire

Cette mort cellulaire programmée vaut singulièrement pour les deux systèmes les plus élaborés, les plus subtils de notre organisme, « les deux organes les plus complexes et les plus sophistiqués de notre corps » : le système nerveux, notamment le cerveau et le système immunitaire [6] dont l’auteur est spécialiste (d’où peut-être une surévaluation !).

L’exposé en annexe auquel nous nous permettons de renvoyer montre que, pour construire ces deux systèmes, l’organisme fait massivement appel à la sélection des non-aptes, donc à la destruction cellulaire. Voire, plus un système est parfait, plus il convoque l’apoptose. La raison première semble être l’économie ; mais celle-ci, dans sa sobriété, n’est pas sans relation avec la beauté.

b) La cause génétique

C’est progressivement, ainsi qu’on l’a dit, que la communauté scientifique s’est faite à l’idée que la cause de la destruction des cellules impliquées dans une morphogenèse venaient d’elles-mêmes. On peut distinguer au moins deux étapes.

1’) Première étape : le phénotype

La première découverte montre que les armes qui font disparaître la cellule sont fabriquées par elle [7]. Les tout premiers à avoir décrit ce processus sont l’anatomopathologiste John Kerr et son collègue Andrew Wyllie en 1972 dans un article qui a été cité plus de 23 000 fois [8]. Le mécanisme suit une démarche étrangement stéréotypée. Les étapes sont les suivantes : 1) rupture avec l’environnement ; 2) condensation simultanée du noyau et du cytoplasme ; 3) fragmentation par découpage du noyau (cisaillage du génome) et du cytoplasme (apparition de petits ballonnets ou « corps apoptiques ») ; 4) occupation de l’espace soudain libéré par les cellules environnantes. 5) Résultat : il ne demeure aucune trace. Tout ce rite d’autolyse n’a pas duré une heure. Ce processus est véritablement original. En effet, jusqu’à maintenant, indépendamment de la cause (traditionnellement considérée comme externe), la mort était un processus spectaculaire accompagnée de lésions multiples, la cellule atteinte touchant elle-même différentes cellules dans son décès ; or, ici, la conservation de la membrane externe empêche la libération des enzymes qui pourraient entraîner une altération de l’environnement, donc une inflammation. Enfin, les mots signent le réel. Kerr veut donc donner à ce nouveau processus de mort un nom lui-même spécifique : il parlera d’apoptose, terme qui dérive du grec « chute ».

2’) Seconde étape : le génome

Certains gènes procèdent à la lyse cellulaire [9].

  1. Ameisen le montre à partir de l’intéressant exemple du petit ver transparent Caenorhabditis elegans, long d’un millimètre et composé de 959 cellules : sa simplicité et sa transparence en font un sujet idéal pour l’expérimentation (l’équivalent des pois de couleur de Gregor Mendel, de la Drosophyle de Thomas Morgan ou d’Escherichia Coli de nos laboratoires actuels). Or, le ver composé à la naissance de 1090 cellules. C’est donc qu’il a connu un processus de mort cellulaire : une perte de 131 cellules, soit un peu plus de 15 % du nombre final, ce qui n’est pas anodin. Or, les travaux d’une équipe, au début isolée, à la fin des années 70, à Boston, vont montrer que cette mort cellulaire vient de la présence et du jeu de différents gènes. Précisément trois. Ces gènes sont appelés ced, pour cell death-anormal (c’est-à-dire « anomalie de la mort cellulaire »), suivis d’un chiffre, en l’occurrence : ced-3, ced-4, ced-9 ; et les protéines correspondant à ces gènes portent les mêmes noms précédés par une majuscule : Ced-3, Ced-4, Ced-9.

Comment a-t-on découvert ces gènes ? L’équipe de Bob Horvitz a d’abord créé des milliers d’embryons mutants de Caenorhabditis elegans, c’est-à-dire qu’on a changé un gène ou l’autre. Puis, on a observé les modifications cellulaires, précisément, l’apparition ou non d’une destruction cellulaire. Or, on a observé que, dans un cas, l’embryon naissait avec 1090 cellules, sans aucune lyse ; dans un autre cas, les cellules qui habituellement survivaient s’autodétruisaient. On en conclut donc que trois gènes contenaient l’information pour fabriquer les protéines causant la mort cellulaire. Passons le détail des expériences et synthétisons les résultats. On peut distinguer trois protéines : a) destructrice : Ced-3 ; b) protectrice : Ced-9 ; c) médiatrice : Ced-4. Cette dernière est indispensable pour que les deux autres molécules, alternativement, soient efficaces. D’un côté, si Ced-3 est l’exécuteur de la destruction de la cellule, elle ne peut jouer que si Ced-4 le lui permet. De l’autre, si Ced-9 inhibe la mort, elle n’agit que si elle se fixe à Ced-4 et ainsi obère l’activation de l’exécuteur.

Le schéma s’avèrera en fait encore plus compliqué, puisque Bob Horvitz et son équipe découvrira un quatrième facteur resté jusque-là insoupçonné, la protéine Egl-1 ; voire l’existence d’au moins six gènes. La protéine exécutrice active des enzymes particulières, en charge de cisailler l’ADN, que l’on appelle les caspases.

  1. Puis, ces conclusions furent étendues à l’homme. Pendant huit ans, l’équipe d’Horvitz travaillera seule. Ce n’est que progressivement que les laboratoires vont s’intéresser aux causes génétiques de l’apoptose et l’étendre à l’homme.

c) Application

Comment ne pas émettre l’hypothèse que la plupart des causes des maladies soient liées à des dérèglements du suicide cellulaire ? Il semble qu’un certain nombre d’études le confirment. En effet, la maladie est une altération des fonctions, voire de la structure de l’organisme, une rupture d’harmonie dans l’anatomo-physiologie du vivant. Or, celle-ci dépend des composants cellulaires élémentaires la composant. Mais selon la théorie de la mort cellulaire, le génome contient des gènes qui, déréprimés, sont aptes à s’autodétruire. Donc, cette théorie peut expliquer la genèse des maladies. Par exemple du cancer qu’Ameisen définit comme « le non-soi qui surgit de l’intérieur [10] ».

3) L’interprétation pluraliste d’Ameisen

Pour Ameisen, un vivant complexe comme l’homme, loin d’être un, est composé d’une multitude d’êtres vivants. En effet, le vivant se définit par sa capacité à exercer les opérations élémentaires de division, nutrition, etc. Or, la plus petite unité capable d’exercer ces opérations est la cellule. Donc, la cellule est un vivant, plus encore, elle est le vivant élémentaire. Or, l’homme, comme tous les vivants autres que protophytes et protozoaires, est composé d’une multitude de cellules. Donc, l’homme est un composé de multiples êtres vivants. Dès l’ouverture du livre, en première page, Ameisen cite Darwin, puis la biologiste américaine Lynn Margulis qui, célèbre pour avoir découvert la nécessité vitale de la symbiose, est encore plus explicite : « Nous sommes tous […] un paysage pointilliste composé de minuscules êtres vivants [11] ». Notre biologiste-philosophe reviendra très souvent sur cette affirmation, pour lui centrale.

Or, on vient de voir que de nombreuses cellules meurent au sein de l’homme, durant sa vie : non seulement lorsqu’il s’approche de la sénescence, mais dès très tôt, au tout début de la vie intra-utérine ; non seulement en cas de maladie, mais pour croître, construire sa forme ; non seulement par des causes extérieures, mais par des causes intérieures, génétiques, donc programmées – et, matériellement, il n’y a pas plus intérieur, plus central, plus moteur que le génome ; etc.

Il faut donc conclure que le vivant se construit, se sculpte à partir du suicide des cellules ; plus encore que cette mort cellulaire est créatrice du vivant. La vie se tisse à partir de la mort intérieure, qui est à l’œuvre à l’intime d’elle-même. Ameisen affirme ainsi que « pour chacune de nos cellules, vivre, c’est avoir réussi à empêcher, pour un temps, le suicide. Et d’une manière troublante, contre-intuitive, paradoxale, un événement positif – la vie – naît de la négation d’un événement négatif – l’autodestruction [12] ». En termes plus affectifs :

 

« L’évolution du vivant, depuis quatre milliards d’années, constitue un merveilleux modèle de construction et de complexité. Mais elle nous dévoile aussi le prix de sa splendide efficacité : une indifférence aveugle et absolue au devenir, à la liberté et la souffrance de chacune de ses composantes [13] ».

 

Le chercheur retrouve ainsi d’antiques définitions, comme celle de Bichat, je crois : « La vie, c’est l’ensemble des processus qui luttent contre la mort ». Nous ne sommes pas loin de Knock.

4) Évaluation critique de l’interprétation d’Ameisen

Nous nous limiterons aux aspects plus négatifs de l’interprétation d’Ameisen, réservant au point suivant, sur la reprise dans la perspective du don, l’accueil et l’intégration des apports très positifs de sa philosophie de la nature.

a) Observations épistémologiques

Il convient tout d’abord de distinguer deux types de discours : un discours scientifique et un discours philosophique. Si ces deux discours ne sont pas hétérogènes, il existe toutefois des discontinuités ; en tout cas, il est important de souligner cette divergence, avant de marquer les éventuelles convergences ou continuités. Or, des réflexions philosophiques émaillent en permanence l’exposé d’Ameisen ; les deux types de discours y sont constamment présents et même entrelacés ; pour autant, le recul épistémologique n’est jamais pris. Ce qui n’est pas sans créer des confusions.

Pour ce qui relève des conclusions scientifiques, il n’appartient pas au philosophe de la nature de se prononcer sur elles, mais à la communauté des chercheurs. L’hypothèse de la mort cellulaire programmée reste encore un grand sujet de travail pour les équipes de chercheurs, dans un certain nombre de laboratoires. Bien des choses restent à découvrir, semble-t-il. Pour autant, un certain nombre de conclusions semblent acquises. Elles convergent d’ailleurs avec la biophilosophie darwinienne, pour une part. C’est à ce titre que le philosophe peut, sans trop s’aventurer, ébaucher une herméneutique de la nature (selon l’idée chère à Dominique Lambert).

b) Observation linguistique

Non seulement Ameisen s’aventure sur le terrain philosophique sans crier gare, mais il fait appel à des notions métaphoriques ou en tout cas jongle avec différents niveaux de significations d’un même concept sans contrôler ces changements de registre sémantique. Tel est le cas des trois termes de son titre et de son sous-titre qui reviennent sans cesse dans le texte et dont l’emploi est, pour le moins, discutable. En fait, comme on va le voir, derrière l’enjeu sémantique, c’est toute une philosophie de la nature sous-jacente qui est en jeu.

1’) Peut-on parler de « sculpture du vivant » ?

Ameisen a conscience du paradoxe. L’acte de sculpter est un acte artistique, donc humain ; or, le vivant est l’œuvre de la nature. Toutefois, le terme lui plaît car il permet d’honorer la manière originale dont le vivant se configure : par construction autant que par destruction ; or, de même, la statue est autant façonnement qu’ablation (selon la fameuse théorie de Michel-Ange). Mais il y a plus que paradoxe, il y a, dans cette métaphore, au minimum ambiguïté et au maximum inadéquation : en effet, la sculpture, comme tout art, façonne de l’extérieur ; or, le vivant se construit de l’intérieur ; or, cette différence entre l’art et la nature est plus essentielle que la part de construction et de destruction – dont les deux mécanismes sont inscrits dans le génome.

2’) Peut-on parler de « suicide cellulaire » ?

L’investissement affectif, existentiel de la mort,

Ameisen nous assène tout un pathos romantique : en témoignent la multiplication des paroles empruntées au registre affectif ou existentiel [14]. Il va même jusqu’à parler de souffrance cellulaire. Il n’est pas dupe de l’anthropomorphisme des concepts choisis qui ne sont pas « émotionnellement neutres [15] » ; il n’empêche qu’il n’en change pas ; il faut donc en conclure qu’il opte intentionnellement pour une conception de la nature sensible au mal qu’elle ressent – conception qui caractérise la Naturphilosophie et, plus généralement, la vision hermétiste de la nature.

J’en veux pour preuve des affirmations sans fondement mais non sans retentissement affectif que celle – choisie parmi mille – citée ci-dessus : une construction du pluricellulaire au « prix » de « la souffrance de chacune de ses composantes ». De manière triviale : qui souffre de la destruction, à chaque seconde, de deux millions de globules rouges ? Qui, d’ailleurs, se réjouit, de la construction d’un stock équivalent par l’organisme humain ?

3’) Enfin, peut-on parler de « mort créatrice » ?

Ici, ce qui est en jeu n’est plus l’idonéité du terme mort qui mérite la même critique que celui de suicide, mais celle de l’adjectif « créatrice ». La privation n’a jamais été motrice que par accident.

c) Évaluation négative en philosophie de la nature et en métaphysique

La conception que je qualifie volontiers de tragico-romantique d’Ameisen, vient d’une double illusion d’optique :

1) La complexité du vivant est réduite à un assemblage d’unités, au point que le privilège de l’autonomie se trouve transféré de la totalité à ces entités élémentaires :

 

« Depuis son origine, l’univers du vivant a réalisé d’infinies variations sur un thème : la construction de sociétés. […] Chaque cellule est une société hétérogène, complexe, qui naît, se reproduit, vieillit, puis disparaît […]. Ces cellules, ces incarnations élémentaires du vivant, sont elles-mêmes parties intégrantes d’une société composite, une fleur, un oiseau […] ou un être humain […] qui naît, se reproduit, se déconstruit et disparaît. Et chacun de ces individus, à son tour, participe à la construction de sociétés d’une infinie diversité, des hordes de loups aux bancs de poissons » dont « nos civilisations humaines ne représentent que l’une des manifestations les plus sophistiquées [16] » ;

 

2) La vie est réduite à un processus de répression d’une mort constamment latente, voire menaçante : « Vivre […], c’est, en permanence, avoir réussi, pour un temps, à réprimer le déclenchement de son suicide [17] ».

Ces deux présupposés, jamais explicités, relèvent d’une philosophie du vivant gravement déficitaire. Soulignons-en brièvement l’aveuglement :

1) Le premier confond le tout substantiel et le tout accidentel. En effet, le chercheur fait de la belle unité du vivant un agrégat. La faute vient d’une fascination pour le dynamisme de la cellule.

2) Le second confond la puissance avec l’acte, voire le possible avec ce qui est. En effet, le chercheur fait de la capacité d’autodestruction présente dans le génome une sorte d’épée de Damoclès constamment présente au-dessus (ou plutôt à l’intérieur) de la cellule et donc de l’organisme pluricellulaire. La potentialité de vieillir et de se détruire devient un acte latent, implicite. « Survivre, pour une cellule embryonnaire de Caenorhabditis elegans, c’est réprimer la mort qu’elle porte en elle [18] ». Il est d’ailleurs significatif de constater que les protéines qui sont chargées de la destruction cellulaire exercent aussi d’autres fonctions : « à la fin 1999, il est apparu que certaines caspases jouent un rôle essentiel dans la propagation de signaux » conduisant « à la différenciation et au dédoublement cellulaires [19] » ; or, ces opérations font partie de la génération, donc du don de la vie.

On le voit, derrière les erreurs de philosophie de la nature se terrent des erreurs métaphysiques, concernant les deux plus importantes distinctions de l’être : la substance et l’accident, l’acte et la puissance [20].

Il ne faut pas non plus oublier la blessure de l’intelligence du chercheur qui n’étudie plus le vivant que d’une part dans ses mécanismes non seulement cellulaires mais intracellulaires (d’où la perte du sens de l’unité, de l’extraordinaire puissance d’intégration du tout), d’autre part dans sa genèse et son affaissement (d’où la perte du primat de la croissance dont la destruction n’est que la privation). Il faut ajouter à ce premier aveuglement deux autres mécanismes. D’une part, la proximité de la mort et l’investissement affectivo-existentiel (sinon existential) expliquent aussi la surévaluation du privatif. D’autre part, une certain reflux de la pratique clinique ou des intérêts des laboratoires qui troublent la pureté de la contemplation du vivant ; or, ces intérêts concernent la guérison des maladies ; mais celles-ci sont dues, dans l’hypothèse que nous étudions, à des dérépressions génétiques ; il n’est donc pas étonnant qu’elles soient survalorisées. De même qu’un psychanalyste finit par faire du pervertible un pervers.

Pour le dire autrement, la découverte d’une programmation de la mort de cellules composant l’organisme n’introduit pas la mort au sein du vivant, elle ne fait pas de nous des zombies ou des morts en survie provisoire. Je ne dirais même pas qu’elle accentue notre vulnérabilité. Elle ne fait qu’en nommer plus précisément la cause. Mais l’on sait depuis toujours et Aristote le disait dans ses termes qui demeurent pertinents : la matière est capable des contraires et, pour le vivant, de ce contraire qu’est la mort, parce que la puissance actualisatrice de l’âme ne réduit pas totalement les possibilités d’altération présentes dans la matière. La découverte d’Ameisen n’a fait que reculer d’un cran en précision microscopique, la connaissance des mécanismes régissant cette corruption.

d) Réinterprétation positive

Reprenons maintenant le phénomène décrit par Ameisen en termes positifs. Autrement dit, proposons-en une interprétation conforme à une philosophie aristotélicienne de la nature. La lyse, voire l’autolyse des cellules n’est pas une mort mais une altération. En effet, la mort est une corruption, c’est-à-dire un devenir substantiel, alors que l’altération est un changement qualitatif ; or, la morphologie est, catégorialement, une qualité, la construction du phénotype, le déploiement de la morphologie est identiquement l’opération de croissance qui présuppose la substantialité du vivant ; donc, ce n’est pas de mort (ou de suicide) qu’il faudrait parler mais d’altération.

Il demeure toutefois que la relecture aristotélicienne n’honore pas la nouveauté de l’approche d’Ameisen, ou plutôt de la théorie de la « mort cellulaire programmée ». En effet, la croissance n’est pas qu’une altération que l’on pourrait qualifier de positive, constructive ; mais il apparaît qu’elle intègre à la pars construens une pars destruens. Qu’est-ce que ce fait original nous apprend du vivant ?

Faut-il faire appel à une philosophie dialectique qui interpréterait cette destruction comme un moment, négatif, de la genèse du vivant ? On imagine combien une telle conception pourrait nourrir la Naturphilosophie hégélienne. Mais on sait aussi que le prix à payer est la mort du sujet en sa continuité fondatrice, donc la consistance réelle du suppôt : la métaphysique hégélienne est une des formes les plus achevées de la philosophie du canal. D’ailleurs, le fini ne se définit-il pas pour lui comme la négation de l’infini ?

e) Observation médicale

La théorie de la « mort cellulaire programmée » explique-t-elle l’apparition de la plupart de nos maladies comme Ameisen en émet l’hypothèse ? On s’oriente de plus en plus vers une théorie plurifactorielle de la pathologie : gènes, agents agressifs extérieurs, mais aussi l’état psychologique, voire la liberté. Or, on sait combien les gènes commandent le phénotype, donc jouent un grand rôle dans l’équilibre anatomophysiologique du vivant. Donc, la théorie de la mort cellulaire pourrait expliquer de manière très éclairante des mécanismes fondamentaux ; elle ne saurait toutefois prétendre à être une explication totalisante.

Pascal Ide

[1] Cardinal Pierre de Bérulle, très fréquemment cité par Lucien Laberthonnière (cf. Louis Canet, « Avertissement de l’éditeur », Esquisse d’une philosophie personnaliste, 1942, dans Œuvres, éd. Louis Canet, Paris, Vrin, 1935-1955, p. vii-xix, ici p. xviii).

[2] Jean Claude Ameisen, La sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Paris, Seuil, 1999.

[3] « Parce que le développement apparaissait, à l’évidence, comme un phénomène d’expansion, de construction, résultant de l’addition de couches successives de cellules permettant de former des tissus et des organes nouveaux, les épisodes de mort cellulaire apparurent comme un défi au bon sens et à toute tentative de représentation rationnelle des modalités de construction d’un corps ». (Ibid., p. 29)

[4] « Jusque dans les années 1960, la mort cellulaire fut conçue comme une exécution accomplie par le corps, comme un combat entre le corps et les cellules condamnées à mort, conduisant à une destruction ». Ameisen évoque trois hypothèses : l’existence de cellules tueuses ; une exécution réalisée par les signaux que la cellule reçoit ; une interruption de ces signaux (Ibid., p. 56-57).

[5] Ibid., p. 31.

[6] Ibid., p. 37. Ameisen le développe dans le chap. 2, p. 39-53.

[7] Cf. chap. 3.

[8] Cf. John F. R. Kerr, Andrew H. Willie & Alastair R. Currie, « Apoptosis : a Basic Biological Phenomenon with Wide-ranging Implications in Tissue Kinetics », British Journal of Cancerology, 26 (1972) n° 4, p. 239-257.

[9] Cf. Jean Claude Ameisen, La sculpture du vivant, chap. 4.

[10] Ibid., p. 165.

[11] Ibid., p. 9.

[12] Ibid., p. 13.

[13] Ibid., p. 17.

[14] « L’embryon est […] un univers à la fois merveilleux et inquiétant, qui grandit, se sculpte, se construit et se dévore ». (Ibid., p. 68)

[15] Ibid., p. 59.

[16] Ibid., p. 325-326. La différence est seulement de réversibilité et non pas de nature : « Les corps multicellulaires des animaux et des plantes ne représentent que l’une des formes extrêmes – parce que irréversibles – que peuvent prendre les interactions étroites qui lient les membres d’une société cellulaire. […] Il y a eu des variations multiples sur un thème flou, d’une grande richesse : la construction de sociétés cellulaires interdépendantes ». (Ibid., p. 199 et 200)

[17] Ibid., p. 77.

[18] Ibid., p. 78.

[19] Ibid., p. 246.

[20] On pourrait même discerner l’effacement d’une troisième distinction : le principe par accident qu’est la privation est hissé au plan d’un principe par soi.

21.8.2023
 

Les commentaires sont fermés.