Un temps ralenti. Éloge de la lenteur ou éloge du don ?

En réaction contre l’accélération du temps, et du stress qu’elle suscite, plusieurs éloges de la lenteur ont vu le jour [1]. L’auteur de Gens de peu [2] et d’autres ouvrages aux titres évocateurs, livre, dans Du bon usage de la lenteur [3], une belle méditation sur le ralentissement. Or, ce faisant, nous nous rendons disponibles pour accueillir les êtres (autant les choses que les personnes, autant les données stables que les événements). Loin d’être une apologie relookée du bouddhisme (une manière de critiquer notre égo identifié au vide de ce flux permanent qui nous traverse) comme il en fleurit tant aujourd’hui, cet éloge de la lenteur s’avère donc être un éloge sur le don des choses. Le professeur d’anthropologie à l’Université Paul-Valéry de Montpellier montre que vivre dans une certaine lenteur rend disponible et accroît notre capacité à nous ouvrir. Il l’atteste en plein, car la lenteur « se reconnaît à la volonté de ne pas brusquer le temps, […] mais aussi d’augmenter notre capacité d’accueillir le monde et ne pas nous oublier en chemin [4] ». Il en témoigne en creux, car l’ouvrage ne se veut ni polémique, ni didactique et encore moins moralisateur, le philosophe souligne qu’une certaine rapidité fait le jeu de la toute-puissance qui prend au lieu de recevoir le don des choses, qui laisse au bord de la route celui qui ne peut soutenir le train d’enfer au lieu de dépanner. Sansot passe en revue différents actes, négligés ou décriés, qui, en introduisant une lenteur dans notre vie quotidienne, loin de distiller un vide ennuyeux, disposent à une réceptivité insoupçonnée, à une autre manière de goûter l’existence : flâner, écouter, s’ennuyer, rêver, attendre, écrire, boire du vin avec sagesse, etc. Revaloriser de telles attitudes semble une gageure. Mais qui dit verbe, dit action ; le choix du camp de la lenteur n’est pas un nouvel avatar du quiétisme.

La première raison en faveur de l’alentissement se prend du côté des objets : « la volonté de ne pas brusquer le temps ». En effet, selon Martin Heidegger, mais on ne l’a pas attendu pour le savoir, le temps est le prénom de l’être. Donc, accueillir le temps de l’autre, c’est accueillir l’autre. Or, en première instance, la lenteur est une caractéristique de la vitesse, c’est-à-dire du temps que prend le mouvement pour parcourir une distance ; mais cette caractéristique est plus qualitative que quantitative : celui qui va vite souvent s’essouffle ou essouffle les autres, donc leur impose son rythme ; celui qui va lentement va toujours à son rythme ; quand notre tempo épouse celui du réel, l’absence de décalage annule aussi toute sensation de vitesse, selon le principe de relativité galiléen. Donc, la lenteur est la vertu de celui qui épouse le monde, de celui qui est attentif et plus encore attentionné aux choses. Comme le dit joliment notre auteur : « L’essentiel ne se capture pas [5] ».

Or, par la lenteur, les réalités apparaissent comme des dons. En effet, la lenteur laisse l’autre s’approcher. Or, un cadeau n’est pas ce qui est offert, mais ce qui s’offre ; une réalité trop éloignée, trop étrangère n’est pas encore un don et une réalité trop évidente n’est plus un don, elle risque même de passer inaperçue ou de dégénérer en outil, ainsi que la phénoménologie nous y a rendu sensible. Pierre Sansot prend l’exemple de la visite :

 

« Je ne me permettrais pas de m’introduire chez autrui sans préalable. Ce n’est pas par méfiance à l’égard de l’inconnu, [par] désir exacerbé de préserver ma vie privée. je crois plutôt que nous ne sommes pas immédiatement en état d’amitié ; même des êtres qu’une longue entente unit doivent, à chaque rencontre, réinstaurer leur amitié. Une certaine durée est nécessaire pour nous approcher d’un autre être. C’est la grande leçon de l’hospitalité. Nous avons à rendre au visiteur les honneurs qu’il mérite et cela exige du temps. Quant à celui qui arrive auprès de nous, il doit se présenter : ce n’est pas là un contrôle d’identité, mais il lui faut peu à peu se pénétrer de ma demeure, de mon intérieur, de mon âme, pour devenir en quelque sorte mon semblable [6] ».

 

Dit autrement, la rapidité capte et froisse, la lenteur accueille sans faner ; or, on n’accueille jamais qu’un don. Enfin, la terre, les choses sont des dons. Mais l’expérience montre aussi qu’« il a fallu du temps que les fruits diffusent leur saveur et que le vin devienne une liqueur [7] ». Ainsi, la lenteur permet de marcher au pas du don.

La deuxième raison, elle, se prend du côté du sujet. La lenteur « augmente notre capacité d’accueillir le monde ». S’ouvrir au don reçu suppose la disponibilité. Seul peut se remplir de l’autre celui qui est vide de soi. Or, qui va vite est saturé de ce qu’il fait et finalement de ce qu’il est. Il y a plus. De plus, la lenteur permet de s’étonner, de retrouver la nouveauté : Sansot cite Perrec conseillant de marcher dans une ville connue « jusqu’à ressentir, pendant un très bref instant, l’impression d’être dans une ville étrangère [8] ». Enfin, en avançant lentement, par exemple en flânant, nous relestons les choses de leur densité ontologique et, derechef, nous nous rendons capable de percevoir leur gratuité : « avancer librement, lentement dans une ville pressée, n’attacher du prix qu’à la merveille de l’instant [9] », par conséquent du présent, par conséquent du don.

Les deux premières raisons concernaient notre relation à autrui, une troisième intéresse notre relation à nous-même. En effet, le don des choses ne porte tout son fruit que s’il est intériorisé, que si le bénéficiaire l’approprie. Ce qui suppose qu’il soit lui-même, qu’il se sache donné lui-même à lui-même. Or, celui qui vie en mode accéléré fuit sa demeure et n’habite plus chez lui. La lenteur est la vertu de celui qui estime d’abord le don qu’il est, le don qui lui est fait d’exister : « J’estime que vivre constitue en ce qui me concerne une chance, qui ne me sera pas accordée une seconde fois [10] ».

Les différents chapitres de l’ouvrage de Sansot reprennent ces raisons. Les trois premiers chapitres détaillent l’accueil de l’autre : les lieux (« Flâner »), les personnes (« Écouter »), l’apparemment insignifiant (« S’ennuyer »). Les trois suivants expriment le dégagement de notre horizon intime : au plan synchronique, par la conscience crépusculaire, mais attentive (« Rêver »), au plan diachronique, par la patience qui élargit l’avenir (« Attendre ») jusqu’à l’éternité sur laquelle le temps ne mord pas (« La Province intérieure »). Les trois derniers disent la relation à soi : à la vérité de soi (« Écrire »), en relation avec la terre (« Goûter le vin »), dans la mesure (« Moderato cantabile »).

 

Comment ne pas se réjouir de cette multiplication des ouvrages et même des auteurs se spécialisant dans cette approche toute en douceur et en furtivité [11] d’une réalité que la toute-puissance ou la toute-violence a fini par ne plus contempler comme un don ? Outre les livres cités en introduction, je songe à Philippe Delerm ou Christian Bobin. Mais comment conjurer l’utilitarisme, le positivisme ou le cynisme, sans sombrer dans l’illusion symétrique de la naïveté, du quiétisme ou de la mièvrerie ?

Une seule voie échappe au double vertige du désespoir et de l’ingénuité : voir – je dis bien voir – les créatures sortir des mains du Créateur et revenir à lui par le chant choral des hommes. Les deux auteurs cités ont en commun d’introduire à une célébration du quotidien. Toutefois non sans différence : le séduisant hédonisme du premier a la saveur aigre-douce de l’épicurisme ; l’attention joyeuse, mais aussi dramatique, à la présence des choses est habitée, chez le second, par la conviction ou plutôt la foi d’une transcendance mystérieuse. Il faut que les choses disent plus qu’elles-mêmes pour que leur contingence tant décriée par l’existentialisme, se transforment en grâce et soient vécues dans l’action de grâce. La facticité conduit à l’angoisse nauséeuse de la finitude, la bénédiction à la liturgie joyeuse de la gratitude. Comment reconnaître (déchiffrer) un don sans reconnaître (remercier) un Donateur ?

Pascal Ide

[1] Par exemple : Carl Honoré, Éloge de la lenteur, trad. Sophie Artaud, Paris, Marabout, 2005 ; Jean-Claude Mougin Éloge de la lenteur suivi de Petite philosophie de la lenteur, Paray-le-Monial, Le Plongeur, 2008 ; Pascale d’Erm, Vivre plus lentement. Un nouvel art de vie, photographies d’Élie Jorand, coll. « Les nouvelles utopies », Paris, Ulmer, 2010.

[2] Cf. Pierre Sansot, Les gens de peu, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », Paris, p.u.f, 1991, rééd., coll. « Quadrige », 2002.

[3] Cf. Id., Du bon usage de la lenteur, Paris, Payot & Rivages poche et Petite Bibliothèque, 2000.

[4] Ibid., p. 12.

[5] Ibid., p. 119.

[6] Ibid., p. 47.

[7] Ibid., p. 111.

[8] Ibid., p. 34.

[9] Ibid., p. 33.

[10] Ibid., p. 14.

[11] Cf. Jean-Louis Chrétien, Promesses furtives, Paris, Minuit, 2004.

15.7.2022
 

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