Ricœur, une philosophie (blessée) du Cogito blessé

Il suffit de parcourir l’Aubiographie intellectuelle de Ricœur pour percevoir combien le thème du Cogito blessé est au cœur de sa pensée. Elle enserre tout son itinéraire. A l’orée de sa vie intellectuelle, son professeur de philosophie en terminale, à Rennes, Roland Dalbiez, était un néothomiste adversaire de l’idéalisme « suspecté de laisser la pensée refermer sa prise sur le vide » ; or, nous dit Ricœur,

 

« je suis persuadé aujourd’hui que je dois à mon premier maître de philosophie, la résistance que j’opposai à la prétention à l’immédiateté, à l’adéquation et à l’apodicticité du cogito cartésien, et du ‘Je pense’ kantien, lorsque la suite de mes études universitaires m’eut conduit dans la mouvance des héritiers français de ces deux fondateurs de la pensée moderne [1] ».

 

Allons maintenant au terme de sa vie, à l’ouvrage que Ricœur considère le plus abouti et aussi le plus synthétique : Soi-même comme un autre. Or, le livre est traversé par cette tension entre Cogito triomphant et Cogito brisé, dont traite le liminaire. D’ailleurs, notre philosophe dit qu’il trouve ses linéaments dans la célèbre réflexion qui achève – dans tous les sens du terme – Le journal d’un curé de campagne : « Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais, si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ [2] ». L’altérité demeure pour lui largement polysémique, articulée entre le corps propre, autrui et le for interne de la conscience morale. Aussi le Cogito n’accède-t-il jamais à lui-même que par des médiations plurielles et vulnérables qui crucifient autant notre omniscience (le désir de transparence) que notre omnipotence (la volonté de domination).

Entre ces deux extrêmes, chacun des quatre grands ouvrages de Ricœur (Philosophie de la volonté, De l’interprétation, La métaphore vive, Temps et récit), chacune des trois phases de son parcours intellectuel – phénoménologie, herméneutique, philosophie du langage –, chaque secteur de la pensée philosophique par lui exploré (notamment l’anthropologie, le langage, l’éthique, la politique [3]) est marqué en clair ou en filigrane par la thématique d’un Cogito immédiatement opaque à lui-même.

Même lorsque Ricœur se passionne pour la phénoménologie et traduit les Idées directrices de Husserl, quoique celui-ci s’inscrive dans la tradition d’un Cogito immédiatement présent, c’est, comme cela est devenu banal par la suite, le concept d’intentionnalité qui le passionne ; or, l’intentionnalité tourne la conscience vers ce qui n’est pas elle et rompt avec l’identification cartésienne de la conscience et de la conscience de soi. Si la conscience est mieux définie par le noème que par la noèse, c’est que la diaphanéité de la conscience n’est pas une donnée immédiate.

Cela est a fortiori vrai de son parcours en herméneutique. Ricœur conclut de la double confrontation avec la psychanalyse et le structuralisme linguistique, que la compréhension de soi est de plus en plus indirecte et requiert des médiations de plus en plus longues et complexes. Au terme du Conflit des interprétations, qui est comme la synthèse de cette période, « la figure qui émerge est celle d’un Cogito militant et blessé [4] ».

Enfin, l’anthropologie et l’éthique élaborées dans sa phase linguistique affirment que l’altérité est au cœur de l’ipséité. La conscience n’accède à elle-même que par son histoire et à celle-ci par la longue médiation du récit : le moi Déjà, la Métaphore vive concluait qu’il fallait échanger le moi maître de lui-même contre un soi humblement disciple du texte.

 

Il est, me semble-t-il, permis de repérer une évolution dans la pensée de Ricœur sur le Cogito blessé.

Au point de départ, Ricœur est marqué par l’impossible immédiateté. L’empire du signe, donc du symbole et de l’épaisseur des cultures, interdit à la conscience une réflexion qui la mettrait immédiatement en face d’elle. C’est l’acquis de la phénoménologie, notamment de la Symbolique du mal.

Puis, l’herméneutique va montrer qu’à l’obstacle global de l’interprétation se joint celui de la pluralité des approches herméneutiques, et plus encore, de leur conflit. La conscience est, foncièrement conflictuelle. Ce que la psychanalyse et la linguistique structurale ont établi de manière située doit être généralisé. La compréhension de soi n’est jamais immédiate ; elle n’est non plus jamais paisible, mais toujours conquise sur une inquiétude que rien ne peut ôter.

Enfin, au terme de son parcours, la réflexion apparaît à Ricœur non seulement médiate, mais fragmentaire, définitivement. À la limite, une totalisation de la conscience n’était pas définitivement révoqué en début de parcours, même si elle ne se serait pas opérée sur le mode hégélien de l’auto-engendrement des figures, de la certitude sensible jusqu’à l’Esprit absolu.

 

Si marqué fut Ricœur par ce thème du cogito blessé, il n’y demeure pas enfermé ; il n’en devient pas un maître du soupçon de plus. Si Ricœur est fils de son temps, il n’en est jamais l’esclave. À travers l’herméneutique et la philosophie du langage, il cherche une issue hors de la blessure du Cogito, par les longues médiations du langage et de l’interprétation. Il ouvre un chemin de crête entre la tentation triomphaliste et optimiste du cogito cartésien et la tentation défaitiste et pessimiste de l’archéologie et de la généalogie. Notamment, Ricœur est Soi-même est une issue hors de la problématique de la brisure du Cogito, sans nier la complexité du réel et du sujet. Sorti de la période polémique, il reporte ses considérations sur le destin contrasté du Cogito qui faisait primitivement l’objet des sixième et septième conférences des Gifford Lectures prononcées à Edimbourg en février 1986, dans l’introduction. Maintenant, son souci est tout « à l’entreprise de mise en ordre de remembrement [5] ».

 

Ce repérage en quelque sorte matériel une fois opéré, il reste à… l’interpréter. Il serait périlleux et limitatif d’expliquer l’intérêt de Ricœur pour la blessure du Cogito, par son autobiographie autre qu’intellectuelle, mais il serait bien désincarné d’imaginer que sa propre vie marquée, très tôt [6] et de bout en bout [7], par la souffrance soit indifférente à l’élaboration de sa pensée. D’autant plus que lui-même, si pudique et si soucieux de ne pas mélanger les genres, se refuse à cette étanchéité totale. Limitons-nous à la doctrine ricœurienne.

Le cogito blessé, c’est la conscience déprise de l’immédiateté. En termes plus classiques, il s’identifie à une intelligence impuissante à se réfléchir totalement et sans reste. Traduit dans le vocabulaire qui m’est propre, l’œuvre de Ricœur a pour principal objet la blessure de l’intelligence. Il en atteste l’existence, en montre la profondeur, en analyse certaines causes et certains mécanismes, en propose certaines issues, notamment par l’herméneutique et la philosophie du langage.

 

Si séduisantes, si profondes et si vraies soient les analyses de Ricœur, elles me paraissent inabouties. Je me limiterai à un point [8]. Ricœur ne demeure-t-il pas marqué par le pessimisme ? Peu importe ici que celui-ci soit d’origine protestante ou non, parce que nous parlons de son pessimisme  philosophique. Trois signes parmi beaucoup.

Tout d’abord, Ricœur introduit-il une différence suffisante entre la finitude et la blessure ? Ne demeure-t-il pas enfermé dans l’identification leibnizienne entre mal métaphysique et limite ? Ensuite, le Cogito blessé est-il seulement la condition d’humilité d’un sujet qui a enfin compris que l’accès à la vérité se fait, non par appropriation violente, mais par désappropriation de soi, ou caractérise-t-il un statut trompeur voire déchu de l’esprit humain ? Son environnement affectif – inquiétude –, ses errements, pousseraient à opter pour le second membre de l’alternative. Enfin, le passage de l’éthique à la morale, c’est-à-dire du souhait de vivre bien avec autrui dans des institutions justes, à l’ensemble codifié des impératifs et des interdictions ne tient-il pas tout autant à la nécessaire détermination de l’universel s’incarnant dans le contingent, qu’à la seule confrontation obligatoire à la violence sous toutes ses formes qui requiert la réplique d’un interdit sécurisant : « tu ne tueras pas » ou « tu ne voleras pas » ?

 

« S’il est très soucieux de souligner l’indispensable humilité du Cogito – observe André Léonard –, Ricœur est moins porté à en promouvoir la non moins nécessaire audace […]. Ce qui manque à l’herméneutique, c’est de saisir que, comme le disait Hegel, l’absolu est déjà près de nous, qu’au-delà de la présence à soi du Cogito correspond le déjà-là métaphysique, toujours actuel, de l’être au sens prégnant, proprement philosophique, de l’acte même d’exister. Ce qui impose à Ricœur de rester perpétuellement sur le seuil de la métaphysique, c’est de ne pas assez reconnaître que l’absolu, en un sens, est déjà donné, qu’il n’est pas seulement ce qui se profile à l’horizon, toujours mouvant, de l’herméneutique, mais ce qui, déjà, se révèle, et anime la démarche herméneutique elle-même [9] ».

Pascal Ide

[1] Paul Ricœur, Réflexion faite. Aubiographie intellectuelle, « Philosophie », Paris, Esprit, 1995, p. 12 et 13.

[2] Georges Bernanos, Œuvres romanesques, suivies de Dialogue des carmélites, Michel Estève éd., « Bibliothèque de la Pléïade », Paris, Gallimard, 1961, p. 12. Cf. Réflexion faite, p. 78.

[3] Éthique et politique sont traversées, depuis l’origine, par la question de l’origine de la volonté mauvaise. On songe à la Symbolique du mal, pour l’éthique : c’est la malice effective de la volonté – non la bonté ou le pardon – qui sera le lieu à partir duquel il historicisera, Ricœur concrétisera son eidétique abstraite de la volonté. Dès 1957, il se pose la question de « l’État de la violence ». Sa réflexion sur l’être humain agissant ne se séparera jamais totalement d’une réflexion sur l’être humain souffrant.

[4] Réflexion faite, p. 39.

[5] Ibid., p. 80.

[6] Ricœur est orphelin de père et de mère, dès l’âge de 2 ans et il se définit lui-même comme « esprit […] inquiet ». (Ibid., p. 13)

[7] On songe, notamment, au suicide de son quatrième fils dont il dit lui-même : « Comment aurais-je pu ne pas parler de ce drame, même dans une autobiographie intellectuelle ? J’ai annoncé en commençant que je tirerais une ligne entre ma vie privée et ma vie intellectuelle. […] je ne puis pas ne pas évoquer le malheur qui a franchi une ligne de séparation que je ne puis plus tracer que sur le papier ». (Réflexion faite, p. 79)

[8] Par exemple, si le « premier Ricœur » n’ignore pas la blessure de la volonté qui est traversée par un « involontaire absolu », selon l’expression du Volontaire et de l’involontaire : la vie, le tempérament, etc.), il ne l’a prend en compte que dans le domaine limité de l’action humaine, il ne l’envisage pas dans la profondeur de son désir inquiet. Voilà pourquoi ce philosophie si fidèle à la tradition spiritualiste et réflexive française n’a jamais dialogué en profondeur avec Blondel – alors que ses premières études l’y incitaient, comme l’atteste son premier livre : Gabriel Marcel et Karl Jaspers. Philosophie du mystère et philosophie du paradoxe, Paris, Seuil, 1948.

[9] André Léonard, Pensées des hommes et foi en Jésus-Christ. Pour un discernement intellectuel chrétien, Paris, Lethielleux, 1980, p. 219-234, ici p. 233-234.

23.10.2022
 

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