Quelle consistance de l’acte humain dans l’Islam médiéval ?

1) Thèse

Directeur d’études en théologie musulmane à l’École pratique des hautes études, section sciences religieuses, Daniel Gimaret a consacré une étude aux théories de l’acte humain dans les différentes théologies musulmanes [1]. Précisément, il se pose la question suivante : les actes humains sont-ils ou non créés par Dieu ? Il se limite donc à l’acte, excluant la question antérieure de la puissance ou faculté ou, en aval, les questions plus casuistiques, du décret, etc.

L’académicien (membre des inscritions et belles lettres) va montrer que la théorie vraiment musulmane, la seule qui soit cohérente avec l’Islam est la théorie de l’acte humain incréé. Et c’est elle qui est défendue par les théologiens Sunnites ; par conséquent, l’autre théorie, mu’tazilite, ne lui paraît pas cohérent avec la vérité du Coran. Bien évidemment, la question posée est celle de la responsabilité humaine.

L’auteur limite ses recherches à la période dite « classique » du kalam, qui s’étend sur six siècles, entre ixème et xvème siècles.

2) Exposé

En fait, il y a deux sortes de positions en présence : les positions mu’tazilites et les positions sunnites. Chacune d’entre elles se développe à deux niveaux : l’énoncé (la théorie de l’acte humaine) ; l’argumentation (qui est elle-même double : rationnelle ou révélée, c’est-à-dire coranique) [2].

a) La position mu’tazilite

Les preuves coraniques sont faibles. Les arguments sont les suivantes.

L’argument du taklik est un argument proprement théologique : Dieu ordonne ou interdit des actes ; or, le commandement suppose une distinction entre celui qui commande et celui qui obéit ; c’est donc qu’il existe une autonomie de l’acte humain.

L’argument du ta’alluq est un argument proprement anthropologique (il est assez analogue à l’argument de Thomas réfutant Averroès : hic homo intelligit) : nous faisons l’expérience que nous produisons nos actes et que ceux-ci sont conformes à notre volonté ; or, est vrai ce qui est objet d’expérience immédiate et constante.

b) La position sunnite

Le seul argument, et il est de poids, est le suivant : Dieu est tout-puissant (et omniscient) ; or, ce qui est tout-puissant ne peut être limité par une autre puissance et toute autre puissance doit se référer à lui ; par conséquent, la puissance de l’homme doit être reconduite intégralement à la puissance divine.

On peut le dire autrement : « le principe premier qui s’impose à tout Musulman » est que « tout ce qui est est l’œuvre de Dieu. Ou alors il faut admettre en ce Dieu une part de faiblesse, d’impuissance, supposer qu’Il se heurte à plus fort que Lui…, hypothèse que l’Islam, en ce qui le concerne – et toutes écoles confondues –, rejette [3] ».

L’argumentation mu’tazilite oblige à repousser un créationnisme radical et simpliste. De fait, l’on ne peut réduire la position sunnite de l’acte incréé à une position fataliste. Selon Gimaret, elle cherche à sauver et la peine responsabilité de l’homme et le pouvoir créateur universel de Dieu. « Il y a là deux certitudes contradictoires qui doivent être tenues ensemble [4] ».

Enfin, les preuves coraniques sont fortes : « Les Sunnites se tiennent plus près du texte révélé, proposent des interprétations plus vraisemblables, moins extravagantes, que leurs adversaires [5] ».

c) Conclusion

Concluons avec les mots mêmes de l’orientaliste :

 

« Toute argumentation de type mu’tazilite butera toujours là-dessus : il n’est pas imaginable de mettre une limite à la puissance de Dieu. La position sunnite n’est certes pas simple… Il reste qu’à mon sens, sur la question de l’acte, un Musulman conséquent ne peut être que Sunnite [6] ».

3) Commentaire personnel

Notre auteur montre donc, avec discrétion mais grande rigueur, que l’affirmation unilatérale de la transcendance divine, entitative mais aussi opérative, conduit presque inévitablement à une négation de l’autonomie humaine.

Élargissant la conclusion à toute l’anthropologie, on conclura que l’Islam nie la spécificité et l’autonomie de l’esprit humain en ses deux facultés spirituelles : l’intelligence : le monopsychisme averroïste fait migrer l’autonomie intellectuelle dans l’intellect agent séparé ; la volonté libre : la création de l’acte humain fait migrer l’autonomie de la décision dans le vouloir omniscient et omnipotent de Dieu.

Élargissant encore à la métaphysique, on affirmera que l’Islam exténue la cause seconde au nom de la primauté absolue de la Cause première. Autrement dit, sa confession de la transcendance le conduit à nier l’immanence. Dit dans un autre registre, l’Islam ne connaît de relation entre l’Incréé et le créé, entre l’Infini et le fini qu’équivoque.

Comparativement, la modernité avec son déisme inopérant et, plus encore, la postmodernité avec son athéisme militant, nie toute Cause première, toute transcendance et sombre dans l’univocité applatie du monde.

Seul le christianisme et, plus encore, le catholicisme, qui est la religion du « et et », tient à la fois Cause première et causes secondes, transcendance et immanence, éternel et temporel (historique). Fondé sur l’analogie de la foi et de l’être, le christianisme écarte la double erreur opposée de l’équivocisme musulman et de l’univocisme athée ou, en positif, il tient ensemble, mieux, il synthétise, il intègre la part de vérité contenue dans leurs thèses opposées.

Voilà enfin pourquoi, confondant la modernité occidentale et le christianisme, l’Islam apparaît comme le vis-à-vis, voire le remède idéal… Les contraires appartiennent au même genre.

Pascal Ide

[1] Daniel Gimaret, Théories de l’acte humain en théologie musulmane, coll. « Études musulmanes » n° XXIV, Paris, Vrin, Leuven, Peeters, 1980.

[2] Je renvoie à la conclusion, très claire, p. 392-395.

[3] Ibid., p. 393.

[4] Ibid., p. 393.

[5] Ibid., p. 393-394.

[6] Ibid., p. 395.

19.11.2020
 

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