C’est avec joie que, cher internaute, je vous partage, les mois qui viennent, ce cours d’épistémologie. À l’instar de ce que j’ai déjà fait avec le cours d’histoire de philosophie de la nature et de ce que je ferai, ultérieurement, avec d’autres cours de philosophie, je vous présente, chapitre après chapitre, le polycopié que j’ai mis à la disposition de mes étudiants et qui correspond au cours, progressivement élaboré, au fur et à mesure des années où je fus appelé à le donner. En l’occurrence, il s’agit de son dernier état, lors du cours que j’ai donné au Séminaire de Bordeaux, en 2018-2019.
Intentions sous-jacentes à ce cours
Chaque professeur le sait bien, un cours que l’on donne sur plusieurs années, se construit pededentim (« pas à pas »), selon la double métaphore de la maison et de l’organisme. Selon la première, les pièces et les étages s’ajoutent, apparaissent, de sorte que le cours s’enrichit d’abord quantitativement, par l’ajout de nouveaux chapitres, les précédents demeurant relativement intouchés à cause de l’énergie et du temps déployés à écrire ces nouvelles parties, au risque d’une certaine juxtaposition et du caractère daté de certains développements (cette obsolescence variant selon l’évolution, voire la révolution, de la pensée). Selon la seconde, les parties du cours ne changent pas tant dans leur titre, ni même dans leur agencement ou leur contenu principal, mais dans leur perspective globale et leur unité harmonieuse, au risque de continuer à travailler aussi à l’enrichissement de l’information et au perfectionnement du contenu. Ces images qui peuvent paraître abstraites ou artificielles vont s’éclairer à partir de ce que je vais dire maintenant de mon cheminement en épistémologie.
Mon point de départ fut clairement l’ouvrage, remarquable en sa pédagogie comme en sa profondeur, de ce thomiste, grand spécialiste de la philosophie moderne que fut le chanoine Roger Verneaux, enseignant à l’Institut catholique de Paris, puis à l’Institut de philosophie comparée (dont les acronymes forment de succulents anagrammes…), Épistémologie ou critique de la connaissance [1]. Surtout d’ailleurs en sa première partie qui, de manière admirablement économique, distribue les grands courants épistémologiques selon trois bifurcations qui seront détaillées dans le cours.
Ce point de départ topique et historique fut aussitôt enrichi, quant à la détermination doctrinale, certes, par Aristote et Thomas (mais leurs propos sont concis), mais surtout par ma lecture des grands thomistes francophones, en particulier Maritain (dont je me suis toujours senti plus proche que Gilson).
Ce premier jet fut enrichi au fur et à mesure des cours par un triple apport qui va incarner la métaphore initiale. Cet enrichissement, partiellement successif, fut aussi souvent et, au terme, davantage, simultané.
Le premier apport fut en quelque sorte quantitatif. Très tôt, il est apparu qu’il fallait enrichir l’approche des traités classiques de critique de la connaissance, par des disciplines qu’ils ne prenaient pas en compte et, plus tardivement, par des actes ou « objets » cognitifs qu’ils ignoraient, comme le langage, le savoir imaginatif (qui se déploie dans le mythe), le symbole, le témoignage ou la tradition. Parmi les disciplines, la première qui m’a sauté aux yeux fut la science (considérée en sa globalité et donc en sa relative unicité) – d’autant que le cours de philosophie de la nature m’obligeait à m’y intéresser. N’est-ce pas d’ailleurs ce qu’atteste l’ambivalence actuelle du terme épistémologie qui est devenu synonyme de « philosophie des sciences » ? Mais d’autres disciplines se sont adjointes comme les arts, dont l’épistémologie est spécifique.
Les deuxième apport touche la méthode et engendre un changement non plus seulement extrinsèque comme le premier (l’enrichissement quantitatif que décrit la métaphore artificialiste de la maison), mais intrinsèque (la modification qualitative que décrit la métaphore vitaliste de l’organisme) : en l’occurrence, ce que j’appelle ailleurs la dynamique d’intégration ou, par comparaison avec une expression de Philippe Caspar (« la dynamique des apories »), la synthèse des apories. Elle se manifeste surtout dans le souci, qui est tout sauf accidentel, de compléter (et surtout corriger) l’approche de Verneaux qui met les courants en tension comme autant de bifurcations dont il choisit l’un des embranchements, et de les synthétiser dans une perspective supérieure qui, comme par hasard, est le plus souvent, évolutive, donc met en jeu la liberté de chacun. Par exemple, au lieu d’opposer scepticisme et dogmatisme, et d’opter pour le second, les composer dans une approche (comment l’appeler ? « dogmatisme modéré » ne semble heureux à cause du substantif) qui fait du scepticisme devenu doute un moment obligé du cheminement de la pensée. Le cours fait de même pour les deux autres dipôles fondamentaux de l’épistémologie : réalisme et idéalisme, empirisme et rationalisme.
Le troisième apport concerne non plus l’objet matériel et la méthode, mais l’objet formel, c’est-à-dire la perspective. Et ici, le changement qualitatif devient bouleversement substantiel. Les lecteurs du site ne seront pas étonnés d’apprend que ce nouveau point de vue est celui de l’amour-don ou, plus précisément, de l’être comme amour-don (et -communion). De fait, le point de vue systémique déployé dans la dynamique quaternaire (donation-réception-donation en retour-réception en retour) par laquelle circule les dons, permet de renouveler du dedans l’articulation des grands courants de l’épistémologie – et, avec eux, les trois pôles du « triangle parménidien » : être, penser, dire (dont je vais bientôt reconnaître que je ne l’ai pas assez pris en compte). Pour faire simple, nous pouvons distribuer ces grands courants (qui touchent en fait la totalité de la philosophie contemporaine) en cinq : philosophie (réaliste) de l’être, philosophie (idéaliste) de l’esprit, phénoménologie, herméneutique et philosophie analytique. Or, ceux-ci ont souligné avec bonheur, mais non sans unilatéralisme, l’un des pôles de la dynamique dative. Ce que je résume dans le tableau suivant :
Les grands courants |
Philosophie (réaliste) de l’être |
Philosophie (idéaliste) de l’esprit |
Phénoménologie |
Herméneutique |
Philosophie analytique |
Le triangle parménidien |
Être |
Penser |
Dire |
||
La dynamique du don |
Donateur |
Récepteur (esprit) |
Don |
Limites
Bien évidemment, ce cours souffre de multiples limites, quant à la forme et quant au fond.
Quant à la forme, même si je ne peux que redire toute ma gratitude à l’égard de la personne responsable du site qui, avec une immense disponibilité et une grande persévérance, relit attentivement toutes ces pages, en corrige les fautes d’orthographe et de français, et complète telle ou telle référence, ce cours d’épistémologie souffre de sa forme orale, de mon absence de relecture et de carence plus grande encore concernant des parties que je n’ai fait qu’ébaucher. Mais ici, nous touchons déjà au fond.
Quant au contenu, double est l’imperfection. Elle concerne d’abord la matière : j’aurais aimé compléter certains développements historiques ou certains courants, intégrer l’apport de certaines approches comme les neurosciences, affiner la philosophie des sciences en entrant dans le détail de la spécificité des sciences empiricoformelles et des sciences herméneutiques (pour reprendre la distinction de Jean Ladrière), etc. Hormis ce que j’en dis dans l’introduction, je n’ai pas du tout pris en compte les riches débats qui ont lieu dans les courants anglosaxons de la philosophie du langage et de la philosophie analytique.
Les manques concernent ensuite la forme – je veux dire la perspective ontodative (l’être comme amour). À chaque étape, j’ai ébauché une détermination à la fois amative et intégrative. Et, au terme, j’ai proposé de relire l’acte de connaissance (qui est l’objet même de ce cours) à partir de l’amour. Toutefois, ces réflexions sont encore inchoatives, ne serait-ce que parce que la métaphysique de l’amour est en cours d’élaboration. Par exemple, le cours d’épistémologie fut élaboré alors que je n’avais pas perçu combien la dynamique pneumatique (ce que j’appelle aussi la dynamique trinitaire) du don doit compléter sa dynamique quaternaire. Mon plus grand regret concerne la philosophie du langage : je ne vois que trop combien elle n’est pas un simple prolongement (comme le signe qui exprime le concept), mais une composante essentielle (pars integralis) de l’acte cognitif (comme le don qui circule entre le donateur et le récepteur, ainsi que l’évoque la synopse ci-dessus) ; je perçois aussi combien la perspective intégrative que permet l’amour au cœur de l’être et de l’esprit possède de ressources pour résoudre l’aporie centrale de cette philosophie, si bien mise en évidence par Albert Chapelle dans son cours d’épistémologie : le mot comme logos (au risque d’être réduit à sa fonction informative ou d’être instrumentalisé dans la raison opératoire et, aujourd’hui, dans l’intelligence artificielle) versus le mot comme dabar (au risque d’être réduit à sa fonction performative ou d’instrumentaliser dans la parole magique).
Bonne lecture !
Pascal Ide
[1] Roger Verneaux, Épistémologie ou critique de la connaissance, cours « Bibliothèque thomiste », Paris, Beauchesne, nouvelle édition, 1965. Pour les autres noms, cf. la bibliographie du cours qui sera donnée chemin faisant.