Robinson Crusoé, un fils prodigue ?

La question posée emploie l’expression « fils prodigue » non pas au sens métaphorique – qui n’aurait guère de sens pour un homme ayant échoué seul sur une île –, mais au sens propre. Alors qu’on retient surtout du récit devenu mythique – au point de forger le néologisme « robinsonnade » – l’aventure inédite [1] ou, par exemple, la mise en scène de la puissance dominatrice de l’homme moderne [2], il semble que Daniel Defoë a aussi voulu montrer en détail l’itinéraire d’une véritable conversion qui n’est pas sans rappeler celui du fils cadet de la parabole (cf. Lc 15,11-32).

En effet, l’auteur marque avec soin les différentes étapes d’un véritable éveil de la conscience chrétienne (protestante) chez Robinson. En sept temps [3], chiffre éminemment biblique.

 

Le premier moment est, ce que l’on pourrait appeler le syndrome du survivant. Robinson découvre avec émerveillement qu’il est le « seul épargné », rescapé du naufrage. Or, au lieu de centrer ce salut indû sur son propre ego et sombrer dans la toute-puissance, il le vit dans « une sorte d’extase [a kind of ecstasy] » et « un certain ravissement [some transports of soul] ». Et même si Dieu n’est pas expressément nommé, les termes évoquent une expérience mystique, celle de l’élection divine. Toutefois, elle s’efface très vite sans laisser de trace.

Une deuxième expérience est la découverte du blé que Robinson sème. Or, il s’émerveille de ce que cette semence sans allure puisse donner ce plant plein de fraîcheur et de promesse. Mais cette expérience symbolique de la résurrection passe, comme la première.

Robinson vit une nouvelle expérience dans l’épreuve d’un tremblement de terre dont il est une nouvelle fois épargné. Là aussi, la symbolique biblique est patente : la secousse tellurique n’évoque pas tant le prophète Élie que Paul dans sa prison. Là aussi, malheureusement, l’impression est aussi forte que brève.

Si ces premières expériences, même subies, étaient extérieures, la quatrième va le frapper dans sa chair : la maladie qui va l’épuiser. Or, bibliquement, la maladie n’est pas seulement un phénomène physique ou naturel, mais un événement surnaturel, lié à un processus hostile, voire diabolique.

Toutefois, cette expérience de la maladie ne deviendra décisif que lorsque l’état fébrile le conduit à un état intérieur de frayeur et de détresse. Or, cet état intérieur suscite en lui un remords et des larmes – comme s’il rejouait et intériorisait le naufrage. Mais, derechef, l’impression n’est pas à ce point profonde que la prière jaillisse du fond de son cœur.

Une nouvelle épreuve, elle, va venir non plus de son corps, mais de son âme. Robinson se souvient d’une prédiction paternelle. Or, il va l’assimiler à la voix de la Providence. Et le naufragé de se poser la question : pourquoi ce naufrage, mais aussi les autres naufrages de ma vie ne m’ont-ils pas détruit ? pourquoi suis-je encore en vie ?

Survient alors la septième et décisive expérience, un moment de délivrance dont le romancier note qu’il est plus doux que la consolation. Robinson découvre un coffre échoué, qui provient de l’épave du bateau. Si ce coffre contient des remèdes pour le corps comme le tabac considéré au Brésil comme un traitement, il porte surtout avec lui une Bible. Or, à la vue du Livre, ce 4 juillet, va monter en lui la première prière du cœur. Laissons l’écrivain nous la conter :

 

« Je laissai choir le Livre et, élevant mon cœur et mes mains vers le ciel dans une espèce d’extase de joie [a kind of ecstasy of joy], je m’écriai : ‘Jésus, fils de David, Jésus, toi excellent Prince et Sauveur, donne-moi le repentir [give me repentance] !’ Ce fut, je pourrais dire, la première fois que je fis une prière au véritable sens des mots [in the true sense of the words] ; car je priai alors avec une vraie connaissance de mon état, et une espérance conforme au véritable point de vue biblique, fondée sur la parole encourageante de Dieu. Et à partir de ce temps-là, je puis le dire, je commençai à espérer que Dieu m’écouterait [4] ».

 

Sans entrer dans tout le détail qui requerrait une longue analyse, relevons d’abord qu’il y a une continuité dans ces différentes expériences qui permet de nommer la permanente présence providentielle de Dieu. En effet, dans la dernière expérience, Robinson Crusoé ressent, comme dans la première, « une espèce d’extase » qu’il exprime avec les mêmes mots. Or, on ne le dit pas assez, la création est le fondement de la rédemption, cette continuité est le support de la miséricorde. Dans la parabole lucanienne, le père affirme à deux reprises : « Mon fils qui était mort est revenu à la vie », attestant ainsi que le don de la filiation n’a jamais été ôté ; seul le prodigue s’en était auto-exclu. De même le don de notre être est sans repentance.

Par ailleurs, les seules expériences de la puissance de Dieu qui le sauve physiquement et s’exprime dans la fécondité inouïe de la semence ou la violence du séisme, ou de sa double déchéance, corporelle et psychique, ne suffisent à lui faire éprouver qui est Dieu. En effet, les premières viennent du dehors ; les secondes sont intérieures, mais concernent les zones plus superficielles de Robinson, son corps ou son psychisme. Or, la miséricorde divine est une expérience du cœur, c’est-à-dire du centre intime de la personne : elle surgit des profondeurs du cœur du père dont il est dit qu’il est « saisi de miséricorde », le terme grec, décalque du terme hébreu, évoquant ses entrailles ; et comme le don n’est reçu que s’il est accueilli avec la même profondeur que celle d’où il est offert, le fils n’éprouve la miséricorde que si, à son tour, il est saisi en son cœur.

Enfin, en plein, le naufragé insulaire fait une double expérience, qui est la double source de sa prière « véritable ». D’un côté, il reconnaît enfin sa misère la plus radicale : « une vraie connaissance de mon état ». Plus encore, il transforme sa prise de conscience en supplication, afin que la démarche de repentance soit aussi intérieure et authentique que Dieu le veut. Voilà pourquoi il l’exprime son affliction dans une demande de conversion-contrition : « donne-moi le repentir ». De l’autre, il reconnaît, et plus encore, le salut depuis toujours déjà offert par Dieu. En effet, prendre conscience de sa faute sans savoir qu’elle est pardonnée redouble la peine et ne peut conduire qu’à la ténèbre mensongère du déni ou à la glaciale lucidité de la désespérance. Or, la délivrance lui est signifié par ce don aussi immérité qu’inestimable qu’est la Bible et sa lecture. Voilà pourquoi Robinson parle d’« une espérance conforme au véritable point de vue biblique, fondée sur la parole encourageante de Dieu ».

Or, ce double foyer – connaissance-repentance et espérance –, tel est le cœur de la démarche de l’enfant prodigue : la conscience de sa misère – « Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi » – et l’assurance encore plus grande en la miséricorde – « Combien d’ouvriers de mon père ont du pain en abondance ». Oui, pour le quaker Daniel Defoë, Robinson Crusoé se convertit à Dieu en réitérant l’expérience du fils prodigue : la miséricorde dont saint Jean-Paul II nous dit qu’elle est « l’amour plus fort que la mort et que le péché » [5].

Pascal Ide

[1] Elle a inspiré des variations fameuses comme Le Robinson suisse (Johann David Wyss, 1812) L’Île mystérieuse (Jules Verne, 1874), Sa Majesté des mouches (William Golding, 1954).

[2] Cf. Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1972. Et surtout la célèbre postface de Gilles Deleuze, « Michel Tournier et le monde sans autrui », p. 257-283. Cf., sur le site : « Vendredi ou les limbes du Pacifique. Une histoire de la postmodernité ».

[3] Je suis la mise en ordre de Bernard Forthomme dans sa Théologie de l’aventure, coll. « Théologies », Paris, Le Cerf, 2013, p. 258-261.

[4] Daniel Defoë, Robinson Crusoé, trad. Pétrus Borel, Paris, Garnier-Flammarion, 1989, chap. 1, 4 juillet, p. 140.

[5] Cf. Pascal Ide, « ‘L’amour plus puissant que le mal’. La miséricorde selon saint Jean-Paul II », Communio, 41 (2016) n° 1. La miséricorde, p. 61-74.

14.3.2023
 

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