Peut-on donner par excès ?

Le chrétien – et l’humaniste qui vit encore de manière insue de la Révélation chrétienne – pense souvent que le don aimant est le bien au-dessus de tout soupçon, la valeur suprême qui mesure tous les biens et n’est mesurée par nul autre. « La mesure d’aimer » n’est-elle pas « d’aimer sans mesure », comme le dit saint Bernard dans une heureuse formule ?

Pourtant, le don peut déraper et devenir toxique : pour le bénéficiaire comme pour le bienfaiteur. Quand il est excessif. Tel est par exemple le cas dans certains burn-out où la personne s’épuise de puiser en elle une énergie qu’elle ne possède plus [1].

Simone Weil livre une autre passionnante description du don par excès :

 

« Quand quelqu’un va dans le dévouement beaucoup plus loin que son cœur ne le pousse, il se produit inévitablement par la suite une réaction violente, une sorte de révulsion dans les sentiments. Cela se voit souvent dans les familles, quand un malade a besoin de soins qui dépassent l’affection qu’il inspire. Il est l’objet d’une rancune refoulée parce qu’inavouable, mais toujours présente comme un poison secret. La même chose s’est produite entre les Français et la France, après 1918. Ils lui avaient trop donné. Ils lui avaient donné davantage qu’ils n’avaient dans le cœur pour elle [2] ».

 

L’analyse de Simone Weil mériterait un long commentaire. Intégrant l’histoire, elle décrit la maladie du don excessif, ses formes, son signe et son effet.

Une pathologie du don par excès tient à ce que la personne donne plus que ce qu’elle veut donner. Il y a un décalage entre son intention et son exécution ; autrement dit, elle donne plus qu’elle n’aime. Autrement dit encore, le hiatus extérieur entre donateur et receveur s’enracine dans un hiatus intérieur entre ce que Simone Weil nomme justement et bibliquement le « cœur », le fond de son être, et ce que l’on pourrait appeler, de manière tout aussi biblique, la main, c’est-à-dire son agir.

Penseur du politique, mais aussi attentive au vécu personnel, la philosophe française décrit les deux formes de cette pathologie : individuelle et sociale. De la deuxième forme dans son application à ce que l’on a appelé de manière discutable « la Grande Guerre », on peut offrir une illustration dans le personnage de Bardamu, dont on sait l’origine autobiographique. Céline qui fut soldat pendant la première Guerre mondiale, écrit : « Il n’y a que la vie qui compte [3] » ; autrement dit : « Je ne veux plus mourir » pour mon pays.

Le signe par excellence de cette grave maladie intérieure est exactement nommé : la « rancune », c’est-à-dire ce que Nietzsche appelait le « ressentiment ». Et il est d’autant plus puissant qu’il est « inavouable », donc « refoulé ». Or, et c’est ici Freud qu’il faut mobiliser, le refoulé, loin d’être inerte, travaille inconsciemment le cœur de l’amer « comme un poison secret » [4]. Et il revient un jour sous la forme hautement délétère qui va être maintenant nommée.

Enfin, le don qui est défaillant en sa cause est aussi défaillant en son effet. Et c’est souvent celui-ci qui révèle, à l’autre, voire au donateur lui-même, son dysfonctionnement. En effet, par « réaction », la personne décide de ne plus donner. Ayant auparavant trop donné, elle donnera désormais moins que ce qu’elle veut donner. Insistons. Ce nouveau dysfonctionnement ne tient pas à ce que la personne donne moins, ce qui peut être une décision légitime et même, parfois, prudente, au moins momentanément. Il réside en ce que la personne donne moins que ce que, au fond, c’est-à-dire dans son cœur, elle se sent appelée à donner, ou plutôt elle se sentirait poussée à donner si son histoire n’avait été traumatisante. Elle est donc affligée d’une double peine : non seulement elle ne vit pas à la hauteur du don qu’elle pourrait faire ; mais elle sait tout aussi secrètement, qu’elle ne vit pas à la hauteur du don qu’elle devrait faire. Donc, elle est rongée par une secrète culpabilité qui, après s’être mue en reproche à l’égard du prétendu coupable, se retourne vers le sujet en remords autophagique.

 

Reprenons la question initiale qui se fait ici objection. Peut-on donner par excès ? Est-il possible que ce qui est bon en soi, de par son essence même, le don aimant, se pervertisse et devienne mauvais ? Déjà dans le cas du burn-out par prétendu excès de générosité, le problème ne vient pas de ce que la personne a trop donné, mais de ce qu’elle a mal donné. Le remède souvent proposé : « sois plus égoïste et moins altruiste », temporairement vrai s’avère délétère sur le long terme, et pire que le mal. La juste attitude consiste désormais non pas à moins aimer, mais à mieux aimer, précisément à consentir à recevoir avec une joyeuse gratitude avant de donner dans une réelle gratuité.

De même, dans la seconde figure « pathologique » décrite par Simone Weil, le problème ne vient pas de ce que la personne a donné, mais de ce qu’elle a donné, au sens le plus strict de l’expression, à « contre-cœur ». Certes, la raison avancée est la pression exercée par l’entourage familial et la contrainte opérée par le devoir de défendre son pays. Mais cette pression annule-t-elle toute responsabilité ? L’affirmer est sombrer dans la victimisation ; s’y refuser, c’est consentir à ce qui est, pour ensuite consentir à celui que nous sommes appelés à aimer, autrui ou notre pays. Nous ne sommes pas responsables de ce qui arrive au dehors de nous et ne dépend pas de nous, mais nous sommes responsables de ce que nous en faisons en nous. Qu’un proche tombe malade ou que notre pays soit en guerre, nous ne le décidons certes pas. En revanche, il nous appartient de dire « oui » à la réalité et de servir les personnes, individuelles ou collectives.

Pascal Ide

[1] Telle est la thèse de Pascal Ide, Le burnout. Une maladie du don, Paris, L’Emmanuel et Quasar, 2015.

[2] Simone Weil, L’enracinement, dans Œuvres, éd. Florence de Lussy, coll. « Quarto », Paris, Gallimard, 1999, p. 1106.

[3] Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1972, p. 85.

[4] Sur l’amer, cf. le dernier ouvrage de Cynthia Fleury, dont le diagnostic est aussi intéressant que le remède est décevant, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Paris, Gallimard, 2020.

29.12.2020
 

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