L’homme numérique. Flexions et réflexions (suite de l’introduction)

Conférence de Pascal Ide, vendredi 12 janvier 2018, IUPG, Bordeaux.

3) Apories

Une vaste revue de la littérature des travaux en sciences sociales concernant les sphères de changements introduit par la Toile distinguait déjà sept domaines en 2004 : 1. Communication (nouvelles modalités d’expression et de diffusion de l’information) ; 2. Politique (nouveaux espaces de débats) ; 3. Sociabilité (élargissement des possibilités de contact et réduction du nombre d’intermédiaires) ; 4. Identité – subjectivité (nouveaux modes de construction de soi) ; 5. Création culturelle (nouvelles pratiques éducatives ou artistiques) ; 6. Travail humain (reconfiguration spatiale et temporelle du travail et des entreprises) ; 7. Économie (commerce électronique, marketing viral, nouveaux modèles économiques) [1].

De fait, les questions posées sont multiples : techniques ; politiques ; économiques ; sociologiques ou civilisationnelles ; psychologiques ; éthiques ; philosophiques (statut ontologique du numérique) ; voire théologiques.

Le parcours de la bibliographie montre que les deux questions sociétales les plus récurrentes sont, me semble-t-il, les suivantes : s’agit-il d’une évolution ou d’une révolution ? le changement est-il bénéfique ou maléfique ?

a) Évolution ou révolution ?

La première question est descriptive. Les TIC en général, Internet en particulier, changent-ils le monde ? Autrement dit, peut-on parler de l’avènement d’une société numérique ? Avons-nous avons réellement affaire à une mutation de civilisation ? Sous forme d’aporie, l’alternative est la suivante : le changement est-il changement quantitatif, de degré, ou bien qualitatif, de nature ? S’agit-il d’une évolution ou d’une révolution – voire, pour employer le suggestif néologisme d’Alain Damasio dans La zone du dehors, d’une volution ? Empruntons à un sociologue des médias la problématisation :

 

« La question qui se pose est de savoir si celles-ci [les technologies numériques] sont à l’origine d’une simple mutation progressive des usages, déjà maintes fois observée dans le passé, ou au contraire si nous sommes face à une profonde révolution culturelle affectant tous les secteurs de l’activité humaine. Simple inflexion des usages ou réelle rupture [2] ? »

 

Bien évidemment, la réponse vaut non pour elle-même, mais pour les critères que l’on peut se donner.

Par exemple, selon Milad Doueihi, titulaire de la Chaire de recherches sur les cultures numériques à l’université Laval (au Québec), le numérique n’est pas seulement une révolution technologique ni seulement une volonté économique inédite [3], mais introduit une nouvelle civilisation. En effet, il change notre relation nos seulement aux objets, mais aux hommes et aux valeurs. Voire, aux trois humanismes distingués par Claude Lévi-Strauss – aristocratique de la Renaissance, bourgeois et exotique du xixe siècle, démocratique du siècle dernier –, il faudrait ajouter un quatrième humanisme qu’il qualifie de numérique [4].

Déjà, voici plus de 20 ans, en 1995, Nicholas Negroponte, directeur-fondateur du Media Laboratory ou Media Lab du MIT (Massachusetts Institute of Technology), un des grands spécialistes de futurologie et des nouvelles techniques de communication, a écrit un best-seller mondial, Being Digital, qui fut traduit : L’Homme numérique. [5] Son idée était, en effet, que notre civilisation passe de l’ère de l’atome à l’ère du bit. Désormais l’unité de référence n’est plus matérielle mais logicielle, informatique. Or, la digitalisation présente deux avantages : d’une part, elle permet un accès immédiat à l’information sans déplacement physique des atomes ; d’autre part, elle autorise à de multiples personnes d’accéder à une même information matérielle au même moment : à l’époque, les vingt millions d’Américains estimés être connectés à Internet peuvent lire ensemble un unique livre ou article d’une banque de données. Mais le monde de l’atome, autrement dit de la matière est autrement contraignant : lorsque vous souhaitez lire un livre, vous allez à la Bibliothèque François Mitterrand (et voilà pour le déplacement), et si quelqu’un a déjà commandé l’ouvrage, il vous faudra attendre qu’il soit disponible (et voilà pour la contrainte non plus spatiale, mais temporelle). Aussi Nicholas Negroponte peut-il affirmer que nous sommes entrés dans l’ère digitale ou numérique, qui transcende donc les limitations spatiotemporelles ; or, elles sont caractéristiques de la matière [6].

A suivre…

[1] Gensollen, « Économie non rivale et communautés d’information », Réseaux, 22 (2004) n° 124, p. 141-206.

[2] Rémi Rieffel, Révolution numérique, révolution culturelle ?, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 2014, p. 262.

[3] Cf. Joël Faucilhon, Rêveurs, marchands et pirates. Que reste-t-il du rêve de l’Internet ?, Le Pré-Saint-Gervais, Le passager clandestin, 2010 ; Yochai Benkler, La richesse des réseaux, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2009.

[4] Cf. Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, coll. « La librairie du xxie siècle », Paris, Seuil, 2011.

[5] Cf. Nicholas Negroponte, L’Homme numérique, trad. Michèle Garène, coll. « Pocket », Paris, Robert Laffont, 1995.

[6] Negroponte vit d’ailleurs ce qu’il pense : équipé en permanence d’un ordinateur portable et d’un modem, il répond chaque jour, systématiquement, à quelque cent messages électroniques. Le chercheur du Media Lab et professeur d’informatique est actuellement l’homme qui reçoit le plus de courrier personnel sur Internet.

12.9.2018
 

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