Les mots de Sartre ou le don blessé

« Je ne cesse de me créer ; je suis le donateur et la donation [1] ».

Mon propos n’est pas de chercher dans la biographie très tronquée de Sartre (elle s’arrête à la dixième année) les traces ou les origines de sa future philosophie de l’existence (l’être et le néant, l’en-soi et le pour-soi, la liberté comme pur projet, le regard comme lieu de la honte, l’athéisme, etc.) – quelques catégories seront évoquées au terme –, ni de me risquer à une déconstruction psychanalytique, mais de repérer les signes d’une mémoire blessée. En effet, la lucidité – rétrospective – de Sartre n’est pas la pure lumière d’une intelligence en coïncidence immédiate à la vérité de sa vie, mais la lumière voilée d’un esprit en quête de sens, de vérité sur soi, certes, mais surtout de paix intérieure. On dit souvent qu’on se raconte pour se construire ; chez Sartre, la narration aboutit à une destruction plus grande, au dévoilement de l’« imposture » (p. 112) dont il n’est jamais dupe – et c’est une raison de plus pour refuser l’interprétation analytique.

En un mot, la blessure de Sartre est la blessure du don : sans donation originelle, il s’épuise à se donner. La bipolarité du don (réception-donation) transparaît dans la répartition des deux volets de l’ouvrage. En effet, lire est à écrire ce que recevoir est à donner, dans le registre de l’esthétique, esthétique de soi autant que de l’œuvre : « Je n’étais presque rien, tout au plus une activité sans contenu […] moi, cela signifiait : moi qui écris ». (p. 126)

1) Le manque originel

Dès l’origine, Anne-Marie, mère de Jean-Paul, ne peut allaiter son fils unique. Peu importent ici les motivations où se love peut-être un inconscient refus de l’enfant. Mais le lait et toute la relation afférente constituent le premier don que la mère fait à son enfant. À cette privation s’ajoute l’absence de père. Et le jugement dont le pessimisme n’est pas a priori, mais le fruit d’une longue expérience de trahison de l’origine : « Il n’y a pas de bon père, c’est la règle ; qu’on n’en tienne pas grief aux hommes, mais au lien de paternité qui est pourri ». (p. 18) Cet orphelin de père se rêvera toujours comme un « voyageur clandestin » (p. 92).

Désormais sa mère ne sera plus la personne la plus aimée, mais une « étrangère » (p. 17).

Ainsi je récuse l’affirmation triomphante qui a fait florès : « je n’ai pas de Sur-moi ». (p. 19) Cette naïveté vient sans doute de sa critique de la psychanalyse freudienne ; en tout cas, elle ne cessera d’être démentie par tout le restant de l’ouvrage qui se présente comme un règlement de compte à l’égard du Sur-moi venu non seulement de toute l’éducation de sa mère, du grand-père Karl Schweitzer, etc., mais aussi de la foi chrétienne. Ne dit-il pas : « on m’a cousu mes commandements sous la peau » (p. 135) ?

L’absence de don originel va se réfracter dans l’impossibilité de recevoir l’autre comme don, et d’abord ce premier autre, interne à l’être, mais extérieur à la pensée, qu’est son corps. « Je supportais mal d’avoir un corps et tous les jours la même tête » (p. 152). Un corps qu’il rêve « glorieux » (p. 51) C’est ainsi que « l’inceste me plaisait s’il restait platonique ». (p. 47, n. 1)

La réalité n’est pas plus un don. D’ailleurs, Sartre dit n’avoir « jamais gratté la terre ni quêté des nids » (p. 42) ; pour lui, le monde entomologique est grouillement ignoble. La nature, qu’il rencontre seulement dans les livres, est opaque et hideuse. Si les résultats scolaires sont bons en lettres, ils ne le sont pas en sciences naturelles. Le lieu d’où il contemple le monde est le sixième étage de l’appartement, 13 rue Mignard dans le seizième arrondissement, à Paris. Il n’a jamais quitté ce perchoir qui est son « lieu naturel », décidé depuis l’enfance (p. 51). L’idéalisme est le fruit non pas d’abord d’une réflexion philosophique, mais d’une décision de vie, d’un coup de force volontariste : « pour avoir découvert le monde à travers le langage, je pris longtemps le langage pour le monde ». (p. 149)

L’autre qu’est autrui ne mérite pas plus d’être reçu, à commencer par ses parents. « J’ai toujours mieux aimé m’accuser que l’univers ; non par bonhomie : pour ne me tenir que de moi ». (p. 190) Pendant longtemps, il fut « l’exclu des jardins publics », loin des amis de son âge. Ce n’est que tardivement qu’il en rencontre : « moment de bonheur grave » ; mais cette joie est surtout celle de se laver « de la comédie familiale » (p. 180).

Enfin, et a fortiori, Sartre ne s’est jamais reçu de Dieu. Ce fait n’est peut-être pas faute de l’avoir désiré, mais, possiblement encore, faute de l’avoir bien présenté : une caricature de Dieu ne peut que décevoir un enfant exigeant : « dans le Dieu fashionable qu’on m’enseigna, je ne reconnus pas celui qu’attendait mon âme : il me fallait un Créateur, on me donnait un Grand Patron ». (p. 81) Sans nier l’importance de la décision sartrienne d’être athée, elle-même conditionnée par la honte, toujours liée au regard de Dieu qui le surprend en train de maquiller un forfait, brûler un petit tapis avec des allumettes (p. 85) D’ailleurs, aucun de ses proches n’a jamais écouté son désir profond, ni sa mère qui, « pour me séduire […] mettait dans ma vie tout ce qui manquait à la sienne » (p. 150), ni son grand-père Karl, puisque Sartre agissait « dans l’unique et fol espoir de [lui] plaire » : aussi en est-il venu à confondre « le désenchantement avec la vérité ». (p. 131) Or, seul le vrai don comble le désir profond. En tout cas, même si on appelait Sartre « don du ciel, c’était pour rire » (p. 93).

Il faudra du temps pour que Sartre devienne athée : lorsqu’en 1917, il vit Dieu dégringoler dans l’azur et disparaître, il crut « l’affaire réglée » (p. 203) Mais l’Autre, invisible, autrement dit l’Esprit-Saint, demeurait, dans la cave, sous la forme de « la Foi des autres » (p. 202), qui emprunte au Sur-moi deux caractéristiques : la contrainte et l’inconscience. En effet, l’écriture, par exemple celle de La Nausée, fut une tentative de salut. Sartre oubliait que s’il doutait de tout, il ne doutait pas d’être l’élu du doute, ce qui est encore un schème chrétien.

Comment est-il sorti de la « berlue » (p. 203), de son « illusion rétrospective » de Salut ? « Quels acides ont rongé les transparences déformantes » (p. 204) ? Comment en est-il arrivé à voir la laideur, il l’expliquera dans un autre ouvrage ? En tout cas, il est enfin devenu athée. « Je vois clair », de nouveau il est « le voyageur sans billet » (p. 205). Mais il faut en payer le prix qui est l’absence de terme : pas de finalité, pas de destination, pas d’origine. Trois signes immédiatement donnés : encore le manque de paix – « je suis désabusé » (p. 204) –, la solitude – « personne ne m’attend » (p. 205) –, la contradiction où il demeure – Sartre ne peut s’empêcher d’écrire. Il tente de justifier cette « imposture » par son « caractère », mais cela ne convainc pas plus qu’Althusser montrant en pleine vie que le suicide est le seul acte libérateur. Au fond, il avoue ne pas s’y reconnaître. Cet aveu d’honnêteté touche par son authenticité ; mais celle-ci a-t-elle beaucoup à voir avec la vérité ?

La lecture du récit a pour elle la clarté de l’évidence, à ce qu’il semble. Le psychanalyste y cherchera des non-dits pointant vers l’inconscient pulsionnel. Le philosophe du don est en quête d’un autre non-dit : le « merci » pour tous les dons reçus, de la vie et de l’amour parental au goût de la culture.

Bref, celui qui a remarqué avec lucidité « on ne m’a pas appris l’obéissance » (p. 20), celui qui fut tout de suite son propre maître, comment rendrait-il grâce pour ce qu’il est et comment se concevrait-il autrement que l’auteur de son moi ?

Le déni du don originaire est l’autocréation de soi par soi qu’est la liberté sartrienne. Mais il ne faudrait pas en oublier le terrifiant revers qu’est la contingence. Elle se traduit en un mot, souvent répété : « je n’étais pas nécessaire » (par exemple p. 74. Souligné dans le texte). Cette contingence que le philosophe identifie à l’existence, se traduit, dans l’expérience, comme inutilité, impression d’être de trop : « personne, à commencer par moi, ne savait ce que j’étais venu foutre sur terre ». (p. 73) La violence de l’expression révèle la violence qu’il ressent et ce manque de paix n’est pas dénué de significations. Et, plus loin, il dira combien seul l’amour révoque la contingence : « Pour que je me sentisse nécessaire, il eût fallu qu’on me réclamât » (p. 136), donc qu’on l’appelât et qu’on l’aimât.

2) L’impossibilité du don de soi

Dès le tout début, le jeune Jean-Paul est entouré par l’esprit profondément morbide et mortifère habitant ses parents et il en hérite : « Je m’appliquai, moi aussi, à mourir », pas seulement par manque de lait ou par « entérite », mais aussi « peut-être de ressentiment ». (p. 16) S’il faut reconnaître un mérite à la philosophie de Sartre, c’est de s’être toujours refusé à réduire l’homme à ses conditionnements, c’est le sens très aigu de sa liberté et de sa responsabilité : que Sartre n’accueille pas la vie trouve peut-être en lui une sourde complicité initiale. La décision de ne pas se donner est d’abord la décision de ne pas s’être reçu. « Le mépris corrompait ma générosité ». (p. 148) D’ailleurs, le don est seul facteur de nouveauté ; or, dit Jean-Paul, « je vois bien que nous nous répétons » (p. 195).

Sartre doute de la bonté d’autrui : « il adorait en moi sa générosité », dit-il de son patriarche de grand-père (p. 22). Est-ce une cause ou une conséquence du doute qu’il entretient sur la capacité qu’a l’homme de donner son être ?

Il est aisé de trouver une explication analytique de cette difficulté, voire de cette impossibilité de se donner. Sartre est en déficit permanent d’amour : il cherche constamment à plaire. Aussi joue-t-il à se donner, sans jamais le faire. Il apparaît à son grand-père : « je le comble de ma présence. En un mot, je me donne ; je me donne toujours et partout, je donne tout ». (p. 28) Sauf son être, car il ne cherche que le retour, la félicitation, comme il dit dans la suite immédiate : « Je respecte les adultes à condition qu’ils m’idolâtrent ». (p. 29) Cette générosité n’est que du « cabotinage » (p. 31). Il ne s’illusionne pas sur la gloire de l’œuvre, car elle ne saurait conjurer la mort, plus encore le désir mortifère : « L’appétit d’écrire enveloppe un refus de vivre », encore plus profond (p. 156). En fait, le désir de la mort (« plus que le martyre, c’était la mort que je cherchais » : p. 157) est le corollaire inéluctable de la mort du désir ; et elle n’est elle-même que la conséquence de ne pas avoir été aimé : « Longtemps j’avais redouté de finir comme j’avais commencé, n’importe où, n’importe comment » (p. 157 et 158).

3) Le don à soi ?

Intermédiaire entre le don pour soi (originel) et le don de soi (terminal) se trouve ce repos en soi-même qu’est le don à soi : en effet, être libre, a montré Claude Bruaire, c’est être donné à soi. Or, Sartre ne manque pas une occasion de souligner sa lucidité et ses décisions, à chaque pas : « croit-on que les enfants ne choisissent pas leurs poisons eux-mêmes ? » (p. 165) Même si Sartre subit son orphelinat, il lui revient de détester son enfance (cf. p. 135). Et l’importance accordée à l’acte d’écrire vient ce qu’il identifie le « Donateur » à son propre « Don » (p. 158). Dès lors, par le livre, il troque son corps détesté contre « un corps inusable » (p. 158).

Mais ne nous cachons pas que ce don à soi-même est aussitôt falsifié par sa haine de lui-même. Au fond, Sartre a voulu guérir de lui-même. Mais une nouvelle fois, il voit sa fraude : écrire « m’épargnait la tentation de m’aimer ». (p. 162) « Faute de m’aimer assez, j’ai fui en avant », ce qui n’est surtout pas le remède, comme Sartre le dit la phrase suivante : « résultat : je m’aime encore moins » (p. 193). Sans compter l’orgueil : il suffit d’un sourire pour ses alexandrins pour qu’il cesse d’en écrire (p. 116).

4) La relation inversée à la bipolarité du don

Le Sartre rêvé – et il en parle encore en toute dernière page (p. 206) n’est-il pas un mixte des « certitudes de Michel Strogoff », autrement dit de l’origine nécessaire, et de « la générosité de Pardaillan » (p. 141), donc du don offert ? La constatation qui clôt Les mots, le résultat du gigantesque travail sur soi que constitue cette anamnèse cruelle et sans pitié, est la volonté de larguer la dernière amarre ou accéder à la plus profonde indépendance. À la fin de l’ouvrage, Sartre prend conscience qu’il demeurait encore tributaire d’un dernier don, la Foi des autres. L’accès à l’athéisme le plus résolu est d’abord le refus de toute dépendance originelle. On pourrait dire que Les mots est un travail de coupure de toute origine, un travail d’auto-construction, de création de soi par soi.

Or, la conséquence la plus manifeste de cette œuvre d’auto-fondation est la clôture sur soi. Sartre ne croit pas au don gratuit : « je me jetai dans l’orgueil et le sadisme, autrement dit dans la générosité ». (p. 94) Les dernières pages de l’ouvrage montrent à l’évidence la profonde connexion de l’impossibilité de la livraison de soi et du déni de se recevoir, autant régressif que décidé.

Un mauvais calembour pourrait résumer la corrélation existant entre les trois dons : venu du néant, le « feignant » fait néant.

Plusieurs fois, Sartre corrèle le refus du don originaire et du don offert dont il n’est dupe à aucun instant. Ce souci « de séduire » qui le conduit à un prétendu oubli de soi « montre ce que je suis au fond : un bien culturel ». (p. 35) Autre exemple, sur le mode de la carence : la conséquence immédiate de cette facticité, de l’absence de l’origine est le refus de la donation, comme le révèle de la plus claire manière l’expérience fondatrice de la fête de l’Institut des Langues Vivantes où « M. Simmonot manquait ». (p. 77. C’est Sartre qui souligne) Dans la douloureuse carence de Simmonot, Sartre expérimente combien il ne manque pas, donc combien il n’est pas reçu. Dès lors, il décide de manquer aux autres, autrement dit de prendre, de capter, au lieu de donner : « je voulus manquer comme l’eau, comme le pain, comme l’air à tous les autres hommes dans tous les autres lieux ». (p. 77. C’est moi qui souligne) En un mot : « Je me sentais de trop [absence de don originel], donc il fallait disparaître [absence de don de soi] ». (p. 81) L’être-pour-la-mort serait-il la face dépressive de la contingence, la triste vérité non pas de l’être-là authentique, mais du Dasein qui a oublié sa destination au don.

« Je serais Philoctète : magnifique et puant, cet infirme a donné jusqu’à son arc sans condition » : Sartre espère-t-il donc en la gratuité du don ? Mais voici la suite immédiate : « mais, souterrainement, on peut être sûr qu’il attend sa récompense ». (p. 206. Souligné par moi) Et ce dernier aveu sur l’impossible don est immédiatement corrélé au refus de Dieu : « je ne crois pas en Dieu ». (p. 206)

5) Conséquences sur la philosophie de Sartre

De là, il serait aisé de montrer les conséquences d’une telle construction intérieure sur la compréhension de la réalité et donc sur la philosophie sartrienne. L’intelligence de Sartre n’est pas blessée par ce qu’elle voit, mais par ce qu’elle ne peut pas voir. Et cet oubli n’est rien moins que la gratuité du don. Quel statut sa pensée philosophique donne-t-elle aux trois moments du dons ?

  1. Le déni de l’origine voue le monde à l’opacité brute et « velue » (p. 47) des faits, à ce qu’on appelle la facticité. La contingence partage avec la gratuité du don son opposition à la nécessité, mais se distingue d’elle par son absence de sens, l’absurdité que seule une décision sage et aimante de créer peut sauver.

Sartre le note lui-même : l’idéalisme est la pente naturelle de son intelligence enfantine. « C’est dans les livres que j’ai rencontré l’univers […]. De là vint cet idéalisme dont j’ai mis trente ans à me défaire » (p. 44), pour son contraire exact et tout aussi unilatéral qui est le matérialisme notamment marxiste. Comme les contraires appartiennent au même genre… « Je voulais vivre en plein éther parmi les simulacres aériens des Choses ». (p. 52)

La dernière phrase résume toute la revendication de l’humanisme athée, et toute son illusion : « Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». (p. 206) Sartre croit que lorsque l’on a éliminé le salut, donc l’Autre qu’est Dieu, il demeure l’homme. Mais un homme solidaire des autres : au nom de quoi ? Voilà un acte de foi qui relance tout l’ouvrage.

  1. Le déni du don de soi voue l’amour à la mascarade et au narcissisme, pire : toute relation à l’autre est diabolisante, autant que diabolisée.
  2. Le déni originaire du donné à soi majore considérablement la liberté comme pur projet. Face à la massivité opaque de l’en-soi, le pour-soi ne peut qu’être pure conscience. « Pourquoi donc le passé m’eût-il enrichi ? Il ne m’avait pas fait ». Mais, de même : pourquoi l’eût-il conditionné ? « On me disait souvent : le passé nous pousse, mais j’étais convaincu que l’avenir me tirait » (p. 192).

On pourrait poser comme un axiome : autant de refus de l’origine, autant de majoration de l’autoconstitution, donc de la liberté. La place laissée à la liberté est souvent inversement proportionnelle à celle que l’on octroie à sa donation originelle. « Fils de personne, je fus ma propre cause, comble d’orgueil et comble de misère ». (p. 93) Mais de quelle liberté parle-t-on, puisque sa vocation au don lui est refusée, faute de dette ?

6) Une mémoire lucide ou blessée ?

Il n’y a pas à évaluer moralement cette biographie. Le jugement éthique relève de la conscience de Sartre et de son Créateur. En revanche, le lecteur est en droit de s’interroger : cette mémoire apparemment si précise est-elle lucide ou blessée ?

Cette incapacité à remercier et inversement cette fixation sur la pourriture de la paternité noircissent les pages et finissent par obscurcir l’esprit : « Un père m’eût lesté de quelques obstinations durables ; faisant de ses humeurs mes principes, de son ignorance mon savoir, de ses rancœurs mon orgueil, de ses manies ma loi, il m’eût habité » (p. 73). Le remède au « péché d’exister » (p. 181) ne serait-il pas de renouer avec la gratuité du don originel, autrement dit la paternité ?

La violence du ton, par exemple la fréquence de l’expression « s’en foutre », en dit long sur l’absence de paix intérieure, sur les règlements de compte permanents. Sartre qui, à cinquante ans de distance, parle de ce « grand-père » qui « se plaît à emmerder ses fils » (p. 27) est-il pacifié ? Répétons-le, il ne s’agit pas de juger, mais de constater. Sartre lui-même avoue que son cœur n’est pas en paix : sa « jalousie » est sans « bornes » (p. 76) ; « Je connus les affres d’une actrice vieillissante : j’appris que d’autres pouvaient plaire » (p. 88) ; par contre, il se dupe lorsqu’il dit ne pas envier ses camarades par la formule subtilement envieuse : « j’aurais mon tour » (p. 179). Le philosophe du regard vit paradoxalement dans le refus de voir : « À mon délaissement je ne pense jamais ». (p. 79) Un long passage corrèle la recherche déçue de la paix et le double don :

 

« Les jours de bonne humeur, tout venait de moi, je m’étais tiré du néant par mes propres forces pour apporter aux hommes les lectures qu’ils souhaitaient : enfant soumis, j’obéirais jusqu’à la mort mais à moi. Aux heures désolées, quand je sentais l’écœurante fadeur de ma disponibilité, je ne pouvais me calmer qu’en forçant sur la prédestination : je convoquais l’espèce et lui refilais la responsabilité de ma vie ; je n’étais que le produit d’une exigence collective. La plupart du temps, je ménageais la paix de mon cœur en prenant soin de ne jamais tout à fait exclure ni la liberté qui exalte ni la nécessité qui justifie ». (p. 141)

 

Or, une longue tradition spirituelle – qui n’est pas sans répondant philosophique – a montré que la paix du cœur est le signe et la condition d’une intelligence paisible, apte à recevoir la vérité au lieu de la construire, bref, une intelligence saine ou reconstruite.

Aussi doit-on conclure qu’une telle biographie est reconstruite. Autrement dit, elle est le fruit d’une mémoire non pas lucide, mais meurtrie par la réaction, voire par l’amertume, contre l’origine. Or, qui ne se reçoit pas ne peut se donner. Les mots sont donc une écriture de soi, mais, par soi (amnésique) et pour soi (narcissique). Doublement amputée, l’autobiographie de Sartre ne peut qu’être aveuglée.

Pascal Ide

[1] Jean-Paul Sartre, Les mots, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1964, p. 29. L’ouvrage sera désormais cité dans le texte par la mention du seul numéro de la page. On trouve un commentaire assorti de documents et de témoignages chez Claude Burgelin, Les mots de Jean-Paul Sartre, même éditeur, coll. « Foliothèque » n° 35, Paris, Gallimard, 1994.

16.2.2019
 

Les commentaires sont fermés.