Les figures ambiguës 3/4. Une métaphore de l’interdisciplinarité

Sur les figures ambiguës et leur intérêt philosophique, je renvoie au premier article : « Les figures ambiguës 1/4. Une illustration de la différence entre objet matériel et objet formel ».

 

Jusqu’à maintenant nous avons considéré ces figures de manière statique ou juxtaposée. Nous n’avons pas exploité un autre et riche aspect : le cheminement qui conduit à reconnaître leur dualité, plus exactement, le chemin qui nous fait passer de la reconnaissance d’une figure, celle qui se présente de manière évidente, et même parfois saturante et obsédante, à la reconnaissance de l’autre figure, à la fois présente et obstinément dissimulée. C’est ici que l’expérience de la recherche et de la découverte, seul, mais surtout à plusieurs, est si riche de leçons humaines. Elle est pour nous une métaphore de la coopération et, plus encore, de la transdisciplinarité ou de la pluridisciplinarité (qui est plus que l’interdisciplinarité) [1].

Ladite expérience nous montre :

  1. notre capacité à changer. Il est possible de modifier sa perspective sur un même objet et d’entrer dans le point de vue de l’autre, sans pour autant nier le sien ;
  2. notre finitude : il est impossible de voir en même temps les deux figures. Là où la psychologie voit seulement une disposition née de l’adaptation, nous lisons un des indices les plus patents de notre finitude ontologique ;
  3. la « puissance du négatif » (Hegel). Pour passer d’une figure à l’autre, il est nécessaire de renoncer à celle que l’on perçoit actuellement ; voire, cette désappropriation se fait sans garantie que l’on retrouvera la précédente. N’apprend que celui qui est prêt à désapprendre la première ;
  4. l’inscription dans la durée. Cette expérience mobilise l’histoire d’abord de manière passive et héritée : l’adoption de cette perspective est liée à nos ressources et à notre passé ; de plus, notre capacité à changer de perspective est aussi fonction de notre histoire personnelle : « Vivre c’est changer, et être parfait c’est avoir changé souvent », affirmait John Henry Newman [2]. Elle est présente aussi de manière active et prospective : ce travail de dépouillement demande de l’endurance, donc s’inscrit sur la longue durée à venir. Par exemple, pour pouvoir passer d’un des deux visages à l’autre, il faut beaucoup de temps et d’énergie, donc de patience ;
  5. la double démarche de l’intelligence. La raison humaine fonctionne selon deux régimes : l’analyse et la synthèse. Même si nous privilégions souvent l’une des deux approches, nous sommes toutefois obligés de les conjuguer. Au point de départ, lorsqu’une des deux figures s’impose dans sa globalité, dans sa figure totale, prévaut la synthèse. Mais pour pouvoir passer d’un des deux visages à l’autre, la personne s’aide souvent d’un découpage de la figure en ses éléments (en pointant une partie du visage et en la nommant : « c’est un nez », ou bien en cachant le reste de la face, etc.), ce qui permet de déshabituer de la prétendue évidence de la figure (l’une des deux figures) clairement aperçue. Cette expérience montre la valeur d’une méthode que la réaction anticartésienne unilatérale a indûment suspectée : l’analyse.
  6. l’altérité, plus encore la coopération, voire la communion (l’unification d’un groupe par la recherche d’un bien commun). En effet, « on voit mieux à plusieurs » ; plusieurs personnes réfléchissant ensemble sont plus intelligentes. Cette application du principe holistique selon lequelle le tout est supérieur à la somme des parties, fonde la pratique d’intelligence dite collective ou, mieux, convergente;
  7. la difficulté de la coopération. Lorsque je propose à deux personnes qui chacune voit l’un des deux visages ou l’une des deux faces du cube de s’entr’aider, leur relation à l’autre se fait jour. Cela est surtout vrai lorsque celui qui a fait le passage d’une figure à l’autre tente d’expliquer à celui qui n’a pas encore arpenté le chemin. Deux attitudes sont possibles : soit il explique en détail, parfois avec beaucoup de pédagogie et de patience, ce qu’il voit (« Je vais te montrer ce que je vois ») ; soit il part de ce que l’autre voit (« Montre-moi ce que tu vois ») et lui explique pas à pas ce qu’il y a encore d’autre à voir. Autrement dit, soit la personne part de son point de vue, au risque d’imposer sa vision des choses ; soit elle entre dans le regard de l’autre, part du point où l’autre se trouve et la conduit progressivement à l’autre figure. Ce faisant, elle construit une véritable coopération. J’ai pu constater à la fois que l’immense majorité des personnes adopte la première démarche et que celle-ci est coûteuse en énergie, voire suscite des résistances, malgré le désir de changer. Il serait intéressant de valider ce constat empirique et de comparer l’efficacité des deux démarches pour élaborer un modèle de collaboration ;
  8. la créativité. Celle-ci se dévoile aussi en groupe. En effet, faire découvrir à l’autre ce que l’on voit et ce qu’il ne voit pas suscite une certaine inventivité. C’est ainsi que, pour passer d’une face à l’autre du cube, j’ai vu l’un des participants se lever et dessiner les faces et les arêtes invisibles en pointillé ;
  9. l’empathie. Comprendre ce que l’autre voit suscite une empathie et aussi un décentrement. En effet, dans le pire des cas, et c’est heureusement très rare, certains éprouvent sinon du mépris, du moins de l’impatience et bientôt du désintérêt pour celui qui ne voit pas ce qu’ils voient (« C’est pourtant évident »). Mais, dans la très grande majorité des cas, les personnes s’entraident : elles expliquent ou plutôt tentent d’expliquer ce qu’elles voient. En revanche, nous le disions, c’est seulement dans une toute petite minorité des cas que la personne se met vraiment à l’écoute de l’autre ;
  10. la conversion. Le passage de la vision d’une figure à une autre suppose deux choses : entrer dans une perspective différente, inévidente ; et, auparavant, quitter la première perspective, apprendre à désapprendre, voire s’arracher à un point de vue absolutisé. Or, la conversion inclut aussi une double démarche : positive, inscrite dans son étymologie, par laquelle la personne se « tourne vers » Dieu ; négative, par laquelle la personne se détourne de l’idole, ce faux dieu qui est toujours une créature absolutisée. Donc, le mouvement de pâque que les figures ambiguës invitent à accomplir est analogiquement une conversion.

 

Ainsi, cette expérience permet de prendre en compte toute l’épaisseur métaphysique de la personne : mutabilité ou plasticité, finitude, négativité, temps, altérité, vulnérabilité, coopération, créativité, empathie, conversion.

 

Ces fascinantes figures ambiguës contiennent une dernière leçon, que nous tirerons dans un prochain article : « Les figures ambiguës, chemin vers le mystère ».

Pascal Ide

[1] En fait, les définitions sont fluctuantes. Nous voulons seulement opposer ici la juxtaposition des discours de plusieurs chercheurs et le croisement de ces différents discours dans la pensée et la pratique d’un même chercheur – pour bien sûr, valoriser le second vis-à-vis de la première.

[2] Essai sur le développement de la Doctrine chrétienne, Paris, Ad Solem, 2007, cité par Michael-Paul Gallagher, « Newman, défenseur de la foi », Études, 414 (2011) n° 6, p. 785-795, ici p. 791.

8.10.2019
 

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