L’Épreuve ultime de l’Église (33e dimanche année C. 13 novembre 2022)

Avouons-le, nous, prêtres, face à cet évangile apocalyptique, nous sommes fort tentés de l’éviter ou, plus subtilement, d’en édulcorer le contenu. Plusieurs tactiques sont possibles : ne pas lire les textes, les considérer comme déjà passés (ils concernent la Babylone ou la Rome païenne) ou comme seulement présents, en les interprétant de manière uniquement spirituelle, et non pas littérale.

Encore ce matin, j’entendais à une radio chrétienne l’exégète qui commentait ce texte dire que les paroles de Jésus ne devaient surtout pas être prises au pied de la lettre. Elles n’étaient pas une prédiction, mais une prédication. La preuve en était que cette phrase : « Pas un cheveu de votre tête ne sera perdu » (Lc 21,18) était une exagération irréalisable. Pourtant, le verbe est au futur : il n’est pas dit qu’ils ne tombent pas au présent, mais qu’ils ne seront pas perdus. Certains, peut-être plus que d’autres, sont sensibles à cette sollicitude capillaire du bon Dieu !

Bien entendu, certaines attitudes, y compris chez les chrétiens, exagérées. La multiplication actuelle des sites millénaristes qui nourrissent une indiscrète obsession à l’égard des derniers temps, des signes du retour du Christ, une angoisse allant jusqu’à la désespérance, etc. en est un symptôme.

Toutefois, si ce symptôme est inquiétant, il traduit une réelle inquiétude. En effet, entre la minimisation jusqu’au déni et la maximisation jusqu’à l’obsession millénariste, existe un juste milieu que la grande Tradition et le Magistère ont toujours su garder.

Rappelons d’abord ce que dit le Catéchisme de l’Église catholique dans un dense paragraphe intitulé « L’Épreuve ultime de l’Église » :

 

Avant l’avènement du Christ, l’Église doit passer par une épreuve finale qui ébranlera la foi de nombreux croyants (cf. Lc 18,8 ; Mt 24,12). La persécution qui accompagne son pèlerinage sur la terre (cf. Lc 21,12 ; Jn 15,19-20) dévoilera le « mystère d’iniquité » sous la forme d’une imposture religieuse apportant aux hommes une solution apparente à leurs problèmes au prix de l’apostasie de la vérité. L’imposture religieuse suprême est celle de l’Anti-Christ, c’est-à-dire celle d’un pseudo-messianisme où l’homme se glorifie lui-même à la place de Dieu et de son Messie venu dans la chair (cf. 2 Th 2,4-12 ; 1 Th 5,2-3 ; 2 Jn 7 ; 1 Jn 2,18. 22).

Cette imposture antichristique se dessine déjà dans le monde chaque fois que l’on prétend accomplir dans l’histoire l’espérance messianique qui ne peut s’achever qu’au-delà d’elle à travers le jugement eschatologique : même sous sa forme mitigée, l’Église a rejeté cette falsification du Royaume à venir sous le nom de millénarisme (cf. DS 3839), surtout sous la forme politique d’un messianisme sécularisé, « intrinsèquement perverse » [1].

L’Église n’entrera dans la gloire du Royaume qu’à travers cette ultime Pâque où elle suivra son Seigneur dans sa mort et sa Résurrection (cf. Ap 19,1-9). Le Royaume ne s’accomplira donc pas par un triomphe historique de l’Église (cf. Ap 13,8) selon un progrès ascendant, mais par une victoire de Dieu sur le déchaînement ultime du mal (cf. Ap 20,7-10) qui fera descendre du Ciel son Épouse (cf. Ap 21,2-4). Le triomphe de Dieu sur la révolte du mal prendra la forme du Jugement dernier (cf. Ap 20,12) après l’ultime ébranlement cosmique de ce monde qui passe (cf. 2 P 3,12-13) [2].

 

Ensuite, saint John Henry Newman est un témoin très crédible de cette grande Tradition. Il prend la Parole de Dieu au sérieux : « Pour lui, l’Évangile est à prendre tel quel », affirme son confrère oratorien lui aussi converti du protestantisme Louis Bouyer [3]. De fait, le converti anglais a consacré à l’Antichrist pas moins de quatre sermons – sermons qu’il faut plutôt comprendre, quant à la longueur et au contenu, comme les conférences de Carême à Notre-Dame de Paris. Et, en traitant de l’Antichrist, il analyse les événements qui précèdent sa venue. Il traite aussi de la conduite que les chrétiens doivent avoir à l’égard de ces temps très particuliers. Je me permets de renvoyer au texte publié sur le site : « L’Antichrist selon saint Newman. Un enseignement essentiel pour notre temps ».

Je me contenterai de citer deux passages. Le premier concerne ce qu’il appelle les « appâts » que l’Antichrist « présente pour [n]ous attirer » :

 

« Il vous promet la liberté civile ; il vous promet l’égalité ; il vous promet le commerce et la prospérité ; il vous promet l’exemption des impôts ; il vous promet des réformes. Telle est sa façon de masquer la véritable entreprise à laquelle il vous attelle. Il vous invite à l’insubordination envers vos dirigeants, envers vos supérieurs ; le faisant lui-même, il vous incite à l’imiter ; il vous promet l’illumination – vous offrant le savoir, la science, la philosophie, le développement de vos facultés. Il se raille des générations passées, il se raille de toute institution qui les respecte. Il vous souffle quoi dire, puis vous écoute, vous complimente, vous encourage. Il vous pousse à monter toujours plus haut. Il vous montre comment devenir des dieux. Puis il rit et plaisante avec vous, gagne votre intimité ; il prend votre main, glisse ses doigts entre les vôtres, les referme, et là vous lui appartenez » (I, 4).

 

Le second les deux options fondamentales entre lesquelles choisir : l’espérance du retour du Christ et notre confort mondain

 

« Quel frein à nos cœurs insoumis et égoïstes que de reconnaître qu’une persécution attend l’Église, qu’elle vienne de notre temps ou non ! Comment, avec une telle pensée devant nous, pourrions-nous nous abandonner à des désirs d’aisance et de confort, à la soif de s’enrichir de s’installer ou de s’élever dans le monde ? Comment, avec cette pensée devant nous, ne pas revenir à ce que nous sommes, à ce que tout chrétien est, dans sa dignité véritable (ou plutôt ce qu’il souhaiterait devenir, s’il était vraiment chrétien jusqu’au cœur) – des pèlerins, des veilleurs dans l’attente de l’aurore, dans l’attente de la lumière, aspirant à surprendre de nos yeux la première lueur de l’aube – guettant le retour de notre Sauveur, son glorieux avènement, le moment où il mettra fin au règne du péché et du mal, complétera le nombre de ses élus, et mènera à la perfection ceux qui luttent à présent contre leur infirmité mais déjà, dans leur cœur, l’aiment et lui obéissent » (IV).

 

Y a-t-il besoin de préciser combien ces paroles sont d’une brûlante actualité dans la nouvelle crise traversée aujourd’hui par l’Église de France ?

Pascal Ide

[1] Cf. Pie XI, Lettre encyclique Divini Redemptoris condamnant le « faux mysticisme » de cette « contrefaçon de la rédemption des humbles » ; Gaudium et spes, n. 20-21.

[2] Catéchisme de l’Église catholique, n. 675-677.

[3] Louis Bouyer, « Préface », John Henry Newman, L’Antichrist, trad. Genia Català et Grégory Solari, trad. Pierre-Yves Fux pour les citations bibliques et patristiques, Genève, Ad Solem, 1995. C’est la seule traduction disponible.

13.11.2022
 

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