L’entraide dans la nature

1) Introduction

Deux jeunes chercheurs, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, ont écrit un ouvrage très stimulant, intitulé L’Entraide. [1] Leur thèse est la suivante : la nature (et l’homme) sont régis non point par la seule loi darwinienne de la compétition, mais aussi et d’abord par la loi de la coopération. Autrement dit, il ne s’agit pas de substituer la seconde à la première, mais de conjuguer les deux. D’emblée, les auteurs, tous deux biologistes, se refusent à la réaction. De fait, aujourd’hui, l’on constate un intérêt toujours plus grand pour le don [2].

Cette thèse se pluralise de multiples points de vue. Quant à l’extension : la coopération se retrouve dans le monde humain, mais aussi chez les animaux et même chez les plantes [3]. Quant au nom : altruisme [4], bonté [5], gentillesse [6], empathie [7], solidarité [8], convivialisme [9], association [10], entraide [11], facilitation [12]. Quant aux disciplines impliquées : philosophie, primatologie [13], neurosciences [14], économie [15], politologie [16], sociologie [17], anthropologie comparative [18] et même le management. Enfin, quant à la finalité : ce vaste mouvement est, certes, théorique, mais aussi éthique et pratique [19], c’est-à-dire propose de nouveaux modes – appelés transitions [20] – de consommation, de travail en entreprise [21], de production d’énergie [22], de communication [23].

Le beau terme entr’aide – devenu entraide [24] – conjugue la serviabilité, donc l’amour dont il est l’acte par excellence [25], et la réciprocité, donc la communion.

2) Une histoire qui dit l’histoire

Pour la majorité de ses lecteurs, Kropotkine (1842-1921) est un anarchiste ; or, il est d’abord un naturaliste et un naturaliste révolutionnaire, au sens le plus positif du terme !

En 1859, Charles Darwin publie son opus magnum : De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle. Quelques années plus tard, un jeune prince russe Pierre Kropotkine lit l’ouvrage du grand naturaliste britannique. Puis, passionné de sciences naturelles, il entreprend plusieurs expéditions jusqu’en Sibérie orientale, afin de valider la théorie darwinienne de la compétition universelle. Or, contre toute attente, il observe non seulement que de nombreuses espèces animales coopèrent (par exemple, les loups ou de petites sociétés humaines sans État), mais que, dans les rudes conditions climatiques du sous-continent sibérien, les espèces qui s’entraident sont celles qui survivent le mieux [26]. Sa surprise est tellement grande et sa conviction tellement ancrée qu’il décide de regrouper ses observations d’anthropologue-géographe et de zoologue dans un ouvrage intitulé, L’entraide, un facteur de l’évolution, publié en 1902 [27]. Kropotkine affirme avec Darwin l’importance des penchants naturels ; mais, contre lui et sa « loi du plus fort », il défend que cette inclination nous porte à l’aide mutuelle. Autrement dit, ce « livre fascinant cherche à défier la dominance du paradigme de la lutte pour la vie [28] » pour instaurer la coopération. Ajoutons que la sensibilité du penseur russe au milieu l’invite à souligner que l’entraide est favorisée par les conditions environnementales : les comportements altruistes sont encouragés par l’hostilité du climat. Or, autant, lors de son tour du monde sur le Beagle, Darwin effectua ses observations principalement sous les tropiques, autant Kropotkine les réalisa en Sibérie. Mais la zone tropicale se caractérise par la clémence de son climat et le foisonnement des espèces, et la toundra par la rudesse du milieu et la rareté des vivants.

C’est d’ailleurs au vu de ces observations que, notamment, Kropotkine devint anarchiste. En effet, cette doctrine politique ne récuse pas purement et simplement tout pouvoir, mais le pouvoir centralisé, c’est-à-dire l’État ; or, son observation, tant des animaux que des hommes, lui a montré les bienfaits des peuples autochtones qui s’auto-organisent sans pouvoir vertical descendant [29] et valorisent les relations horizontales de coopération [30]. Ajoutons deux éléments biographiques d’importance. D’abord, bien que prince, il voyagea beaucoup en Europe occidentale où il fut au contact de la classe ouvrière ; or, celle-ci se caractérise par sa culture de la solidarité. De plus, il fut formé à l’école de Karl Fedorovitch Kessler ; or, s’il partageait le concept darwinien d’évolution par sélection, le zoologiste russe récusait sa vision belliqueuse, héritée de Malthus.

Voilà pourquoi le biologiste spécialiste d’histoire de l’évolution Gould affirmait non sans humour :

 

« il faut se débarrasser de ce vieux stéréotype représentant les anarchistes comme des jeteurs de bombes barbus, se fauflilant furtivement dans les rues, la nuit. Kropotkine était un homme génial, presque un saint selon certains, qui se prononçait en faveur d’un projet de société selon lequel de petites communautés se fixeraient, par consensus, leurs propres règles au bénéfice de tous, éliminant ainsi le besoin de recourir, dans la plupart des cas, à un gouvernement central [31] ».

 

L’on pourrait ainsi « opposer » deux visions de la biologie environnementale et de l’évolution, la première majoritairement anglophone, imprégnée de libéralisme, c’est-à-dire d’une conception de l’économie centrée sur le libre choix, l’individualisme, l’égoïsme, l’utilitarisme et la compétition, voire la violence – ce qui aboutit à la théorie ultracompétitive du gène égoïste [32] –, et la seconde, russe, influencée par la branche anti-autoritaire de la première Internationale communiste, que l’on appellera plus tard anarchisme [33] – ce qui aboutit à la théorie de Kropotkine sur l’entraide.

Aujourd’hui, si les historiens du politique connaissent Kropotkine, presque aucun biologiste ne le lit – hors Gould [34] – et, s’ils le citent, c’est pour s’en distancier comme d’un livre « remarquable, mais peu critique [35] » obsédé par « la coopération animale [qu’il voit] à chaque coin de rue [36] » et proposant « une vue positiviste convaincue et biaisée de la Nature [37] ».

3) Le fait

L’observation des relations mutuellement bénéfiques dans le monde animal n’a commencé à percer que dans les années 1970. Depuis, « les études se comptent par milliers [38] », au point que personne ne s’est risqué à toutes les synthétiser.

Le phénomène d’entraide existe aussi dans le monde végétal. C’est un écologue de l’université du Montana (aux États-Unis) et ses collègues qui, les premiers, l’ont observé de manière systématique. Dans les années 1990, ils ont comparé la situation des arbres au fond des vallées et celle sur les flancs de montagne, en particulier la distribution des pins à écorce blanche (Pinus ablicaulis) et des sapins des Rocheuses (Abies lasiocarpa) ; or, dans la première situation, les conditions de vie sont agréables, alors qu’elles sont rudes dans la seconde. Or, les chercheurs constatèrent avec étonnement que, dans le premier cadre, la distribution des arbres est aléatoire et, un pin mourant, les sapins voisins poussent mieux ; tout au contraire, dans le second cadre, les sapins s’installent seulement autour des pins et, lorsqu’un pin meurt, les sapins alentour se portent moins bien. Si donc, dans le premier cas (les bonnes conditions environnementales), les arbres entrent en compétition, dans le second, ils nouent des relations de coopération [39]. Autrement dit, le schéma darwinien de la lutte pour la vie ne s’applique que dans la moitié des situations. Depuis cette observation révolutionnaire, Callaway n’a fait que la préciser par des mesures toujours plus rigoureuses, l’étendre par des investigations dans le monde entier et la certifier par des publications dans des grandes revues scientifiques internationales [40].

4) Différentes espèces de relation selon l’écart entre les sujets

Les relations d’entraide, loin de se limiter aux individus de la même espèce, aparient des individus et des espèces d’une diversité parfois inimaginable. On peut les classer selon l’écart.

Les coopérations concernent les membres d’une même espèce, animale – par exemple, les pigeons ou les sternes arctiques se regroupent pour mieux échapper aux prédateurs [41] – ou végétale – les arbres du genre Cecropia sont les premiers à avoir réussi à coloniser des terres arides grâce à leur réseau racinaire par lequel ils mutualisent leur réserve en eau et nutriments [42].

La corrélation « win-win » s’étend aux relations entre espèces différentes. Hérodote lui-même avait déjà noté que le crocodile vivait en partenariat avec un oiseau, le pluvian : « Le Trochilus, entrant alors dans sa gueule, y mange les sangsues ; et le crocodile prend tant de plaisir à se sentir soulagé qu’il ne lui fait point de mal [43] ». L’écologie ne reconnaît l’extension universelle de ce mutualisme interspécifique que dans les années 1970. Il se rencontre chez les animaux – par exemple, les fourmis vivent avec les pucerons : les premiers bénéficient des sécrétions de miellat des seconds (voire de leur « substance »…) et les seconds de la protection contre les prédateurs que sont les coccinelles) [44], au point qu’aujourd’hui, un quart des 4 000 espèces de pucerons vivent avec des fourmis [45] –, chez les plantes – par exemple, l’armoise et le tabac se préviennent mutuellement de la dévoration d’insectes herbivores en émettant des substances volatiles toxiques [46] – et même chez les hommes – par exemple, en domestiquant des loups qui deviennent des chiens, ceux-ci leur assurant la protection, alors que ceux-là leur procurent la nourriture.

Enfin, la collaboration se rencontre même entre règnes, en l’occurrence surtout entre règne animal et règne végétal. L’animal, lui, bénéficie le plus souvent d’un apport nutritif. Par exemple, plus de la moitié des scolytes, une famille de petits scarabées, cultivent un champignon dont ils s’alimentent [47] ; l’avantage est tel que les fourmis qui ont aussi opté pour la culture fongique prospèrent quinze fois plus (c’est-à-dire consomment quinze fois plus de matière sèche) que les espèces qui ne la pratiquent pas [48]. En retour, la plante bénéficie du déplacement qui lui fait défaut, plus précisément de la translation de ses gamètes (le pollen) et de ses embryons (les graines) par les insectes, mais aussi par les oiseaux, les lézards, les mammifères. Par exemple, l’éléphant d’Afrique dissémine pas moins de 37 espèces d’arbres de Côte d’Ivoire, dont 30 pour lesquelles il est le seul disperseur connu [49]. Cette relation est parfois d’une telle constance qu’elle semble nécessaire. Par exemple, dans l’océan Antarctique, l’escargot (précisément le gastéropode Harpovoluta charcoti) n’a jamais été observé sans l’anémone de mer Isosicyonis qui voyage sur son dos : de fait, il reçoit le transport alors qu’elle jouit de la protection [50]. D’ailleurs, ce mutualisme peut même s’étendre à trois règnes. Ainsi, le corail peut joindre animaux (polypes), végétaux (algues) et champignons [51].

5) Différentes espèces de relation selon les sujets

Tous les vivants sont pris dans une relation d’entraide. On le constate. Mais on peut aussi le démontrer, du plus grand au plus petit. Les animaux et les végétaux supérieurs dépendent des vivants non seulement extérieurs, mais intérieurs à leur organisme (le microbiote). Les organismes multicellulaires (métazoaires et métaphytes) inférieurs proviennent de l’association de multiples cellules. Et ces dernières elles-mêmes non seulement se nourrissent de tissus vivants pour les animaux, mais ont acquis leur compétence par endosymbiose, ayant conduit à l’apparition, par exemple, des mitochondries (organites médiateurs universels de l’énergie).

Enfin, une même espèce peut pratiquer tous ces différents types d’association. C’est particulièrement le cas des bactéries. D’abord, elles vivent l’entraide intraspécifique. L’on a ainsi observé que, dans une boîte de Petri, les bactéries (Escherichia coli) maximisent la surface de contact entre elles, et non avec le milieu nutritif. Or, la surface assure le contact et celui-ci la collaboration ; inversement, la lutte minimise le plus possible ce contact. Ainsi, spontanément, les cellules bactériennes entrent en coopération et non pas en compétition [52]. Voire, la communication chimique entre les bactéries est si étroite que la colonie peut être considérée comme un organisme multicellulaire [53]. Ensuite, elles s’engagent dans une entraide interspécifique : lorsque les conditions de milieu évoluent, les bactéries d’une espèce donnée échangent des fragments de leur ADN avec des bactéries d’une autre espèce qui sont mieux adaptées. Enfin, le règne des bactéries entre en symbiose avec les végétaux – des plantes attirent des bactéries fixatrices d’azote autour de leurs racines en leur donnant en échange jusqu’à 10 % de leurs sucres [54] – ou les animaux – par exemple, un seul rumen de vache contient un univers bactériel riche de 300 à 400 espèces différentes, au point que certains chercheurs parlent d’un « super-organisme nutritionnel » [55] –, dont les hommes – la biologie estime aujourd’hui qu’un individu humain contient en moyenne 38 000 milliards de bactéries pour 30 000 milliards de cellules [56].

6) Différentes caractéristiques des relation d’entraide

Les entraides se distinguent selon leurs propriétés.

La distinction peut concerner la modalité : alors, les interrelations sont soit nécessaires (ou obligatoires), soit contingentes (facultatives).

Elle peut être considérée du point de vue de la temporalité : les connexions sont alors soit temporaires, soit permanentes.

Elle peut être envisagée du point de vue de l’espace, non pas en tant que milieu (de fait, la symbiose se rencontre dans tous les milieux), mais en tant que distance. En l’occurrence, l’entrelacement est soit distancé, soit fusionnel.

Elle touche aussi la relation. L’entraide est soit réciproque, soit asymétrique.

Elle concerne les sujets en relation, c’est-à-dire leur substance même. La mutualité peut soit respecter l’intégrité, soit l’effacer (fusionnelle).

Enfin, elle concerne la finalité. Dès lors l’interaction est soit bénéfique, soit neutre, soit maléfique. En fait, comme il y a au minimum deux êtres en connexion, il faut complexifier le schéma selon une combinatoire que va désormais exposer le prochain paragraphe.

7) Différentes espèces selon la nature de la relation d’entraide

Plus profondément, les entraides se classent non pas selon leurs caractéristiques ou propriétés, mais selon leur essence. De fait, pour être omniprésente, l’interdépendance des vivants n’est pas uniforme. Servigne et Chapelle proposent une hexapartition des espèces d’entraide à partir de la finalité [57]. En effet, une interaction peut être bénéfique, neutre ou maléfique. Or, ces effets sont éprouvés par chacun des partenaires. Comme, par hypothèse, ils sont au nombre de deux, la combinatoire invite donc à distinguer six types d’interaction. Si nous les représentons à partir de trois signes (bénéfique : + ; nocive : – ; neutre : 0), nous obtenons trois relations symétriques : +/+, –/–, 0/0 ; et trois relations asymétriques : +/0 ; +/– ; –/0. En graduant de la connexion la plus positive à la connexion la plus toxique, nous pouvons synthétiser les résultats dans le tableau synoptique suivant :

 

Première espèce

Deuxième espèce

Interaction

+

+

Mutualisme

+

0

Commensalisme

0

0

Coexistence ou juxtaposition

+

Prédation ou parasitisme

0

Amensalisme

Compétition

 

Commentons.

  1. Les relations mutuellement bénéfiques ou mutualismes se distinguent selon la modalité. On les dénomme symbiose, lorsqu’il y a nécessité, voire fusion entre les deux organismes. L’un des exemples les plus justement fameux de symbiose est le lichen qui est un hybride champignon-algue : celle-ci donne à celui-là des sucres, alors que celui-là offre à celle-ci eau, sels minéraux et abri [58]. Le résultat en est l’étonnante « réussite » du lichen : non seulement il couvre une partie appréciable du globe, mais il est la végétation dominante sur 6 % de la surface de la Terre [59]; 20 % des 75 000 espèces connues de champignons sont engagés dans cette fusion [60].
  2. Une illustration de cette relation gagnant-neutre est donnée par une petite orchidée épiphyte qui, en pleine forêt tropicale, plantée dans la canopée d’un arbre géant, bénéficie de son altitude, mais n’apporte aucun avantage en retour à l’arbre.
  3. Les chercheurs font observer que la relation bilatéralement neutre, la « coexistence » est une abstraction : c’« est un fourre-tout dans lequel on range temporairement les interactions dont les écologues n’ont pas encore trouvé les avantages ou les inconvénients [61]». Ainsi, le fait que la case « coexistence » soit une catégorie faute de mieux atteste que tous les vivants « sont liés ».
  4. Dans les relations gagnant-perdant (+/–), on distingue deux degrés, plus que deux espèces. Dans la prédation, le gagnant détruit le perdant qui lui est extérieur avant de l’ingérer ; dans le parasitisme, le gagnant ne tue pas nécessairement le perdant dont il est l’hôte.
  5. Un exemple de cette connexion perdant-neutre est fourni par le champignon Penicillium qui, comme le nom l’indique, produit naturellement un antibiotique qui ne lui est d’aucune utilité et, en revanche, détruit certaines bactéries voisines.
  6. Au point de départ, la relation de compétition est une lutte, donc coûteuse pour les deux partis. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la plupart des combats entre animaux sont ritualisés, c’est-à-dire visent à montrer l’intention et la détermination plus qu’à servir l’exécution.

Le fait que la compétition soit aussitôt euphémisée atteste que les vivants nouent entre eux une relation qui tend vers la coopération.

8) Différentes finalités

La finalité de l’entraide est multiple. Notamment :

L’union fait la force. C’est ainsi que les lionnes s’associent pour conserver les proies et empêcher la prédation des hyènes [62].

La protection permet aussi de s’affronter à un environnement hostile : c’est ainsi que les manchots s’unissent pour lutter contre une température qui, avec le vent, est ressentie à – 200 °C…

Le rassemblement assure les besoins de nourriture. Dans le corail, qui est l’entrelacement symbiotique de polypes coloniaires (animaux proches des méduses) et de zooxanthelles (végétaux qui sont des algues unicellulaires), ces dernières procurent des sucres aux premiers (qui, en retour, leur fournissent abri, nutriments et gaz carbonique) de sorte qu’ils économisent 90 % de leur énergie [63].

Certaines finalités sont exogènes (à moins qu’on ne considère l’homme comme partie prenante de la nature) est l’aide apportée à l’homme. Par exemple, une équipe sino-américaine a récemment établi que la chenille de mite alimentaire et celle des vers de farine ont acquis la capacité de digérer deux des plastiques les plus répandus et des plus difficilement biodégradables, le polyéthylène et le polystyrène [64].

Il faut dire plus. L’entraide est le dynamisme de base à partir duquel tous les êtres vivants se sont constitués. Ou plutôt, une fois apparues les microorganismes les plus élémentaires, à savoir ces procaryotes que sont les bactéries, les états ultérieurement plus élaborés de la vie : eucaryotes, organismes multicellulaires, végétaux et animaux ont constamment fait appel à l’entraide, précisément à la symbiose. En effet, le grand chercheur Lynn Margulis [65] a consacré toute sa vie à montrer que les différents organites cytoplasmiques qui rendent la cellule efficiente, comme les mitochondries ou les plastes, se sont faits par symbiose. De même, la vie n’est possible que par l’intégration de l’énergie. Or, celle-ci s’opère par deux mécanismes inverses et complémentaires : la photosynthèse, caractéristique des végétaux, qui transforme l’énergie du soleil en lipides et glucides ; la respiration, caractéristique des animaux, qui recycle l’énergie de ces biomolécules. Or, ces deux processus proviennent de l’endosymbiose de bactéries. La coopération est donc à l’origine de tout ce qui s’est fait et se fait encore d’important dans la vie. Un signe en est la longue durée. Un observateur ne peut s’empêcher de s’étonner de ce qu’il ait fallu plus de 2 milliards d’années pour passer de la cellule procaryote (sans noyau différencié) à la cellule eucaryote (à noyau individué). Or, loin d’être inactive, la nature a eu besoin de ce long temps pour procéder à ces multiples intégrations.

9) Observation critiques

Pour ma part, j’enrichis et j’enracine cette loi d’entraide, par deux autres lois : la loi fontale de générosité de la vie qui se donne, se répand, se communique ; la loi d’expansion configurante, et donc d’appropriation autodative. Autrement dit, la loi d’entraide qui concerne le don 3 (s’achevant dans la communion), se fonde dans des lois concernant les deux premiers moments du don.

Pascal Ide

[1] Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’Entraide. L’autre loi de la jungle, Paris, Éd. Les Liens qui Libèrent, 2017.

[2] Cf. les ouvrages clés de Jacques Lecomte, La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité, Paris, Odile Jacob, 2012 ; Matthieu Ricard, Plaidoyer pour l’altruisme. La force de la bienveillance, Paris, Nil, 2013 ; Pierre Dardot et Christian Laval, Commun : Essai sur la Révolution au XXIème siècle, Paris, La Découverte, 2014 ; Benjamin Coriat (éd.), Le Retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Éd. Les liens qui libèrent, 2015.

[3] Cf., par exemple, Jean-Marie Pelt, La solidarité chez les plantes, les animaux, les humains, Paris, Fayard, 2004.

[4] Cf. Philippe Kourilsky, Le temps de l’altruisme, Paris, Odile Jacob, 2009 ; Le manifeste de l’altruisme, Paris, Odile Jacob, 2011 ; Matthieu Ricard et Tania Singer (éd.), Vers une société altruiste, Paris, Allary, 2015.

[5] Cf. Jacques Lecomte, La bonté humaine.

[6] Cf. Emmanuel Jaffelin, Petit éloge de la gentillesse, Paris, J’ai lu, 2015 ; Franck Martin, Le Pouvoir des gentils : les règles d’or de la relation de confiance, Paris, Eyrolles, 2014.

[7] Cf. Frans de Waal, L’Âge de l’empathie, trad. Marie-France de Paloméra, Paris, Éd. Les Liens qui Libèrent, 2009 ; Jeremy Rifkin, La Nouvelle Société du coût marginal zéro. L’Internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, trad. Françoise Chemla, Paris, Éd. Les Liens qui Libèrent, 2014.

[8] Outre l’ouvrage déjà cité de Jean-Marie Pelt, La solidarité chez les plantes, les animaux, les humains, cf. Alain Supiot (éd.), La Solidarité. Enquête sur un principe juridique, Paris, Odile Jacob, 2015 ; Raphaël Mathevet, La Solidarité écologique. Ce lien qui nous oblige, Paris, Actes Sud, 2011.

[9] Cf. Alain Caillé (éd.) et les convivialistes, Manifeste convivialiste, Lormont, Le Bord de l’eau, 2013 ; Éléments d’une politique convivialiste, Lormont, Le Bord de l’eau, 2016 ; www.lesconvivialistes.org

[10] Cf. Jean-Louis Laville, Politique de l’association, Paris, Seuil, 2010.

[11] Cf. Pierre Kropotkine, Mutual Aid. A factor in Evolution, London, Heinemann, 1902 : L’entr’aide. Un facteur de l’évolution, trad. Louise Guieysse-Bréal, Paris, Hachette, 1906 (multiples éd. ultérieures comme Chelles, Entr’aide, 1979) ; Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’Entraide. L’autre loi de la jungle, Paris, Éd. Les Liens qui Libèrent, 2017.

[12] Cf. Pablo Servigne, « Outils de facilitation et techniques d’intelligence collective », Barricade, (2011), disponible sur www.barricade.be

[13] Outre les travaux de Frans de Waal déjà cité, cf. Michael Tomasello & Felix Warneken, « Altruistic helping in human infants and young chimpanzees », Science, 311 (2006) n° 5765, p. 1301-1303 ; « Helping and Cooperation at 14 Months of Age », Infancy, 11 (2007) n° 3, p. 271-294 ; « Extrinsic Rewards Undermine Altruistic Tendencies in 20-Month-Olds », Developmental Psychology, 44 (2008) n° 6, p. 1785-1788.

[14] Cf. les travaux de Tania Singer – « Empathic neutral responses are modulated by the perceived fairness of others », Nature, 439 (2006) n° 7075, p. 466-469 ; « A common role of insula in feelings, empathy and uncertainty », Trends in Cognitive Sciences, 13 (2009) n° 8, p. 334-340 – et Jean Decety – « Naturaliser l’empathie », L’Encéphale, 28 (2002) n° 1, p. 9-20 ; Jean Decety & Jason M. Cowell, « The complex relation between morality and empathy », Trends in Cognitive Sciences, 18 (2014) n° 7, p. 337-339.

[15] Cf. les travaux de l’économiste expérimental Ernst Fehr : « Co-evolution of behaviour and social network structure promotes human cooperation », Ecology Letters, 14 (2011) n° 6, p. 546-551 ; Ernst Fehr & Urs Fischbacher, « The nature of human altruism », Nature, 425 (2003) n° 6960, p. 785-791.

[16] Cf. Elino Ostrom, La gouvernance des biens communs, Bruxelles, De Boeck/Etopia, 2010.

[17] Cf. les travaux du MAUSS.

[18] Cf. les travaux de Joseph Heinrich – synthétisés dans l’ouvrage : Natalie Heinrich & Joseph P. Heinrich, Why Humans Cooperate: A Cultural and Evolutionary Explanation, New York, Oxford University Press, 2007 – et de Robert Boyd – eux aussi synthétisés dans l’ouvrage : Robert Boyd & Peter J. Richerson, The Origin and Evolution of Cultures, New York, Oxford University Press, 2005.

[19] Cf. Anne-Sophie Novel, La Vie share : mode d’emploi. Consommation, partage et modes de vie collaboratifs, Coll. « Manifestô », Paris, Alternatives, 2013 ; Stéphane Riot et Anne-Sophie Novel, Vive la corévolution ! Pour une société collaborative, Paris, Alternatives, 2012 ; Diana Fillipova (éd.), Société collaborative. La fin des hiérarchies, Paris, Rue de l’Échiquier, 2015.

[20] Cf. Rob Hopkins, Manuel de transition : de la dépendance au pétrole à la résilience locale, Paris, Écosociété/Silence, 2010 ; Ils changent le monde ! 1001 initiatives de transition écologique, Paris, Seuil, 2014.

[21] Cf. Frédéric La loux, Reinventing Organizations. Vers des communautés de travail inspirées, Paris, Diateino, 2015 ; Jacques Lecomte, Les entreprises humanistes, Paris, Les Arènes, 2016.

[22] Cf. Jeremy Rifkin, La troisième révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde, trad. Paul Chemla, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2012.

[23] Cf. Jeremy Rifkin, La Nouvelle Société du coût marginal zéro ; Michel Bauwens et Jean Lievens, Sauver le monde : vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015.

[24] Cf. Marianne Enckell, « Notes sur l’histoire d’un mot », Réfractions, 23 (2009), p. 5-8.

[25] Cf. 1 Co 13,4.

[26] Cf. son autobiographie : Pierre Kropotkine, Autour d’une vie (Mémoires), trad. Francis Leray et Alfred Martin, Paris, P.-V. Stock,1898 (reprint, 1971). Cf. George Woodcock et Ivan Avakumovic, Pierre Kropotkine, prince anarchiste, Paris, Écosociété, 2005.

[27] Pierre Kropotkine, L’entr’aide.

[28] James T. Costa, « Scale models ? What Insect societies teach us about our- selves », Proceedings of the American Philosophical Society, 146 (2002) n° 2, p. 170-180.

[29] Cf. Pierre Kropotkine, La morale anarchiste, Paris, Les Éditions de Londres, 1889 ; La conquête du pain, Paris, Tresse et Stock, 1892. Ces deux ouvrages ont été rédigés en français.

[30] Cf. Pierre Clastres, La société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique, Paris, Minuit, 1974.

[31] Stephen Jay Gould, La Foire aux dinosaures. Réflexions sur l’histoire naturelle, trad. Marcel Blanc, Paris, Seuil, 1997, chap. 22.

[32] Richard Dawkins, Le Gène égoïste, trad. Laura Ovion, Paris, Odile Jacob, 1996, rééd. en coll. « Poches », 2003.

[33] De fait, Kropotkine, qui s’est toujours plus engagé en politique, fréquenta la Fédération jurassienne, le géographe français anarchiste Élisée Reclus ou le révolutionnaire italien Errico Malatesta…

[34] Cf. Stephen Jay Gould, Le sourire du flamant rose. Réflexions sur l’histoire naturelle, trad. Dominique Teyssie et Marcel Blanc, Paris, Seuil, 1988.

[35] Warder Clyde Allee, Cooperation Among Animals, New-York, Henry Shuman, 1938.

[36] Lee Alan Dugatkin, Cheating Monkeys and Citizen Bees : The Nature of Cooperation in Animals and Humans, New York, Free Press, 1999.

[37] Andy Gardner & Kevin R. Foster, « The evolution and ecology of cooperation : History and concepts », J Korb & J Heinz (éd.), Ecology of Social Evolution, Berlin, Springer, 2008, p. 1-36.

[38] Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’Entraide, p. 34.

[39] Cf. Ragan M. Callaway & Lawrence R. Walker, « Competition and facilitation : A synthetic approach to interactions in plant communities », Ecology, 78 (1997) n° 7, p. 1958-1965.

[40] Cf. Ragan M. Callaway, Rob W. Brooker, Philippe Choler, Zaal Kikvidze, Christopher J. Lortie & Richard Michalet, « Positive interactions among alpine plants increase with stress », Nature, 417 (2002) n° 6891, p. 844-848.

[41] Cf. Robert E. Kenward, « Hawks and Doves : Factors affecting success and selection in goshawk attacks wood-pigeons », Journal of Animal Ecology, 47 (1978) n° 2, p. 449-460.

[42] Cf. Peter Wohlleben, La vie secrète des arbres, Paris, Les Arènes, 2017.

[43] Hérodote, Histoires, trad. Philippe-Ernest Legrand, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 321. Sur le Pluvianus aegyptius, partenaire du crocodile, cf. Thomas R. Howell, Breeding Biology of the Egyptian Plover, Pluvianus aegyptius, vol. 113, Berkeley, University of California Press, 1979.

[44] Cf. Bert Hölldobler & Edward O. Wilson, The Ants, Cambridge, Harvard University Press, 1990.

[45] Cf. Charlotte Nielsen, « Ants defend aphids against lethal disease », Biology Letters, 6 (2009) n° 2, p. 205-208.

[46] Martin Heil & Richard Karban, « Explaining evolution of plant communication by airborne signals », Trends in Ecology and Evolution, 25 (2010) n° 3, p. 137-144.

[47] Brian D. Farrell, Andrea S. Sequeira, Brian C. O’Meara, Benjamin B. Normark, Jeffrey H. Chung & Bjarte H. Jordal, « The evolution of agriculture in beetles (Curculionidae : Scolytinae and Platypodinae) », Evolution, 55 (2001) n° 10, p. 2011-2027.

[48] David Edward Bignell & Paul Eggleton, « Termites in ecosystems », Termites : Evolution, Sociality, Symbioses, Ecology, Dordrecht, Springer Netherlands, 2000, p. 363-387.

[49] Cf. Daniel-Yves Alexandre, « Le rôle disséminateur des éléphants en forêt de Taï, Côte d’Ivoire », La Terre et la Vie, 32 (1978) n° 1, p. 47-72.

[50] Cf. Estefania Rodiguez & Pablo José Lopez-Gonzalez, « The gastropod-symbiotic sea anemone genus Isosicyonis Carlgren, 1927 (Actiniaria: Actiniidae) : A new species from the Weddell Sea (Antarctica) that clarifies the taxonomic position of the genus », Scientia Marina, 72 (2008) n° 1, p 73-86.

[51] Cf. Linda Wegley, Robert Edwards, Beltran Rodriguez-Brito, Hong Liu & Forest Rohwer, « Metagenomic analysis of the microbial community associated with the coral Porites astreoides », Environmental Microbiology, 9 (2007) n° 11, p. 2707-2719.

[52] Cf. James A. Shapiro & Clara Hsu, « E. coli K-12 cell-cell interactions seen by time-lapse video », The Journal of Bacteriology, 171 (1989) n° 11, p. 5963-5974.

[53] Cf. James A. Shapiro, « Bacteria are small but not stupid : Cognition, natural genetic engineering and socio-bacteriology », Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences, 38 (2007) n° 4, p. 807-819.

[54] Cf. Rishi Kumar Behl, Sabine Ruppel, Erika Kothe & Neeru Narula, « Wheat x Azotobacter x VA Mycorrhiza interactions towards plant nutrition and growth – a review », Journal of Applied Botany and Food Quality, 81 (2007) n° 2, p. 95-109 ; Rakesh Kumar, Ranjana Bhatia, Kumar Kukreja, Rishi Kumar Behl, Surjit Singh Dudeja & Neeru Narula, « Establishment of Azotobacter on plant roots : chemotactic response, development and analysis of root exudates of cotton (G. hirusitum L.) and wheat (T. aestivum L.) », Journal of Basic Microbiology, 47 (2007) n° 5, p. 436-439.

[55] Cf. la remarquable synthèse du spécialiste francophone des symbioses, Marc-André Selosse, Jamais seul. Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations, Paris, Actes Sud, 2017, chap. 4.

[56] Cf. Ron Sender, Shai Fuchs & Ron Milo, « Revised Estimates for the Number of Human and Bacteria Cells in the Body », PLoS Biol., 14 (2016) n° 8, p. e1002533.

[57] Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’Entraide, p. 53.

[58] Cf. Rosmarie Honegger, « The lichen symbiosis – what is so spectacular about it ?, The Lichenologist, 30 (1998) n° 3, p. 193-212.

[59] Cf. Johnson R. Haas et O. William Purvis, « Lichen biogeochemistry », Geoffrey Michael Gadd (éd.), Fungi in Biogeochemical Cycles, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 344-376.

[60] Cf. David L. Hawksworth et al., « Ainsworth’s and Bisby’s Dictionary of the Fungi », Fungal Genetics and Biology, 20 (1996) n° 2, p. 173.

[61] Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’Entraide, p. 53 et 54.

[62] Cf. Susan M. Cooper, « Optimal hunting group size : The need for lions to defend their kills against loss to spotted hyaenas », African Journal of Ecology, 29 (1991) n° 2, p. 130-136.

[63] Cf. George D. Stanley, « Photosymbiosis and the evolution of modern coral reefs », Science, 312 (2006) n° 5775, p. 857-858.

[64] Cf. Yu Yang, Jun Yang, Wei-Min Wu, Jiao Zhao, Yiling Song , Longcheng Gao, Ruifu Yang & Lei Jiang, « Evidence of polyethylene Biodegradation by Bacterial Strains from the Guts of Plastic-Eating Waxworms », Environmental Science & Technology, 48 (2014) n° 23, p. 13776-13784 ; « Biodegradation and Mineralization of Polystyrene by Plastic-Eating Mealworms : Part 2. Role of Gut Microorganisms », Environmental Science & Technology, 49 (2015) n° 20, p. 12087-12093.

[65] Cf. Lynn Margulis et Dorion Sagan, L’univers bactériel. Les nouveaux rapports de l’homme et de la nature, trad. Gérard Blanc, Anne de Beer (préf.), New York, HarperCollins, 1987 ; coll. « Sciences d’aujourd’hui », Paris, Albin Michel, 1989 ; coll. « Points Sciences », Paris, Seuil, 2002.

26.6.2020
 

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