Le vide chez Maître Eckhart. Lecture et reprise
  1. Chez Maître Eckhart, l’image de vide, qui ne va pas sans le récipient, nourrit une dialectique du « se vider » pour « être rempli » par un meilleur contenu [1]. La nouveauté passe alors par la nécessaire mort à soi symbolisé par le vide. « ’Fais le vide afin d’être comblé. Apprends à ne pas aimer afin d’apprendre à aimer. Détourne-toi afin d’être converti’. Bref : tout ce qui doit accueillir et être réceptif doit obligatoirement être vide [2]». Or, à cette image mécanique se joint une autre loi, aussi tirée de la physique des fluides, qui ajoute une dynamique tout aussi symbolique d’ordre vertical : « Le vide fait monter l’eau au sommet des montagnes [3]», dans une pompe. Or, le bas symbolise la créature et le haut Dieu. Donc, « être dénué, pauvre et vide de toutes les créatures emporte l’âme vers Dieu [4] ». Eckhart y lit même une loi générale. Tout être est habité par un double mouvement : le premier qui est propre à sa nature, le second qui l’élève au-dessus de sa nature. Or, la descente symbolise le premier mouvement et la montée le second. « Il faut savoir aussi que, dans la nature, l’impression, l’influence de la nature supérieure et la plus élevée est plus délicieuse et plus délectable à tout être que sa propre nature et sa propre essence. Selon sa propre nature, l’eau descend vers la vallée et c’est là son mode d’être. Mais par l’impression, l’influence de la lune au ciel, elle dément et oublie sa nature propre, remonte vers les hauteurs, et cette émanation lui est beaucoup plus facile que sa descente [5] ». Simone Weil avait déjà noté que la plante qui monte par la photosynthèse obéit à un mouvement contraire à la pesanteur et que ce double dynamique opposé se retrouve chez l’homme dans sa montée vers la grâce ou sa descente vers le péché.

Et comme nous ne pouvons être par nous-même remplis par Dieu, le vide en vient à signifier un changement surnaturel, une transfiguration de notre nature : « S’il était au pouvoir de l’homme de vider parfaitement une coupe et de la garder vide tout ce qui peut la remplir, même de l’air, la coupe renierait et oublierait certainement sa nature et le vide l’emporterait jusqu’au ciel [6] ». Le Thuringien exprime aussi cette métamorphose dans les termes de la dialectique semblable-dissemblable et celle-ci se comprend à partir de l’objet qui remplit ; par conséquent, se vider, c’est devenir semblable à ce qui peut remplir l’âme, à savoir Dieu, donc changer de nature en lui devenant semblable :

 

« Il a été parlé précédemment du vide ou du dépouillement, c’est-à-dire que plus l’âme est pure, dépouillée et pauvre, moins elle possède de créatures, plus vide elle est de toutes choses qui ne sont pas Dieu […], transformée comme en une image, ainsi que le dit saint Paul […] et plus elle s’éloigne d’elle-même et de tout ce qui n’est pas ce vers quoi elle se hâte, plus elle est dissemblable à elle-même et à tout ce qui n’est pas son objet, dans cette même mesure elle devient durablement plus semblable à ce vers quoi elle s’élance [7] ».

 

  1. Il est passionnant que, dans le cosmos non rationnel, l’on trouve déjà ce double élan qui caractérise l’homme : naturel et surnaturel. Symbolisé dans le double mouvement contrasté vers le bas et vers le haut. On le retrouve chez le vivant qui est habité par le conatus essendi et la sortie de soi dans la propagation de la vie. Une induction analogique pourrait montrer comment cette loi se réalise de manière de plus en plus complète en montant dans l’échelle des créatures.

De plus, on pourrait s’étonner de ce que ce double mouvement soit déposé dans un élément inerte aussi simple que l’eau. Ne serait-ce pas une nouvelle attestation de son affinité avec l’Esprit ?

Voire, le lieu dans sa bipolarité haut-bas est-il appelé à signifier ce double mouvement de l’être ? Dès lors, la structuration spatiale, dans son orientation, non seulement présente une signification ontologique mais vient de l’intime même de Dieu.

Enfin, cette dualité de mouvement ne peut-elle s’expliquer à partir de l’unique loi de pure diffusion de soi qui est la loi de l’amour ? Elle apparaît déjà plus limpidement chez le vivant. Elle trouve son analogatum princeps dans les Personnes divines qui sont elles-mêmes en étant toutes tournées vers l’autre.

Pascal Ide

[1] Sur l’image du vide dans le Livre de la consolation divine chez Eckhart, cf. Wolfgang Wackernagel, Ymagine denudari. Éthique de l’image et métaphysique de l’abstraction chez Maître Eckhart, coll. « Etudes de philosophie médiévale », Paris, Vrin, 1991, p. 59. Les citations qui suivent lui sont empruntées.

[2] Maître Eckhart, Die Deutsche Werke. V. Traktaten, éd. Josef Quint, Stuttgart, Kohlhammer, 1963, p. 28 : Livre de la Consolation divine,  dans Maître Eckhart, Sermons. Traités, trad. Jeanne Ancelet-Hustache, Paris, Le Seuil, 1971-1979, p. 111.

[3] Ibid., p. 29 : p. 112.

[4] Ibid., p. 30 : p. 112.

[5] Ibid., p. 45 et note 160, p. 95.

[6] Ibid., p. 30 : p. 112.

[7] Ibid., p. 32-33 : p. 113-114.

27.3.2025
 

Les commentaires sont fermés.