La théologie du don chez Karl Rahner. De l’autocommunication divine à l’autotranscendance humaine et retour 5/7 :

H) Brève incursion dans l’éthique ou le don humain

Au fond, l’agir chrétien se caractérise par la grâce. Or, nous avons vu que celle-ci est l’autocommunication de Dieu.

Dans un bref article [1] aux allures modestes [2], ce n’est rien moins que le projet d’une nouvelle approche de l’éthique qu’ébauche le grand théologien allemand [3].

1) Topique

Rahner semble se positionner à l’égard de la seule éthique de situation dont la description et la critique ouvrent l’article ; en fait, c’est surtout la position à laquelle cette éthique réagit qu’il va viser, position majoritairement défendue par les manuels scolastiques [4]. De sorte que l’on pourrait présenter sa thèse comme une via media entre ces deux extrêmes ou plutôt comme un dépassement de ces deux erreurs unilatérales.

a) La morale de situation

Rahner l’estime connue et n’en présente qu’une épure [5].

  1. Ses origines : a) les circonstances : « la complication de la vie humaine actuelle, l’incertitude et la diversité des normes morales qui sont préconisées par les hommes ». b) les fondements théoriques : philosophique – « une philosophie extrême de l’existence » – et théologique – « une attitude protestante qui s’oppose à la valeur normative d’une «loi» au sein d’une existence chrétienne ».
  2. Sa thèse : « la négation, pour le cas concret particulier, de la valeur obligatoire universelle » ; en positif, une éthique qui adapte les devoirs moraux à chaque situation singulière.
  3. Ses arguments : a) philosophique : « les normes sont générales » et on devrait ajouter immuables ; or, « l’homme dans son existence concrète est un individu toujours unique et jamais le même », autrement dit singulier et muable ; donc, « dans son action, il ne peut être soumis à des normes générales ayant un contenu déterminé ». b) théologique : « L’homme est celui qui croit ; or la foi supprime la loi ». Donc, l’agir de l’homme croyant ne peut être guidé par la loi ; il le sera par sa décision ou face à Dieu.

b) Évaluation critique de la morale de situation

Rahner présente une critique brève mais cinglante [6]. La morale de situation nie « la possibilité d’une connaissance générale objectivement significative et atteignant vraiment la réalité concrète » ; or, cette posture nominaliste est réfutée par la critique de la connaissance. De plus, « elle fait de la personne humaine un individu absolument unique à tout point de vue » ; or, l’homme est aussi créature et réalité matérielle, condition qu’elle partage avec bien d’autres êtres. Enfin, cette éthique « entre en conflit avec la révélation divine transmise par l’Ecriture et par le magistère de l’Eglise », notamment l’encyclique de Pie XII, Humani generis, qui avait été écrite quelques années avant la publication de l’article.

Mais cette critique massivement négative ne dit pas tout [7]. Une erreur contient toujours une part de vérité. Le « noyau de vérité » dont vit la morale de situation est le caractère unique de la personne dans sa relation à l’impératif concret. Or, telle est l’intuition fondatrice de l’éthique existentiale. Voilà pourquoi Rahner ose dire : « cette éthique existentiale est, à notre avis, le noyau de vérité qui se cache dans la fausse morale de la situation ».

c) L’éthique formelle des manuels

Considérons maintenant l’éthique à laquelle s’oppose la morale de situation [8]. Ce n’est pas sans mépris que Rahner présente cette théologie, parlant de « la turba magna des petits théologiens ». Il l’a déjà égratigné en la sommant de justifier ses positions les plus apparemment évidentes : « comment établissons-nous par exemple l’existence d’une nature humaine éternelle », par déduction transcendantale ou empiriquement ?

Sa critique majeure se condense dans la question suivante : comment l’impératif concret normant une action donnée, se présente-t-il à un homme individuel, dans une situation précise ? La réponse de l’Ecole est « que l’application des normes morales générales à la situation concrète fournit ipso facto l’impératif concret ». Rahner ne s’intéresse pas ici au fondement des lois éthiques générales, mais au passage de celles-ci, en leur universalité, à la situation hic et nunc. On peut le présenter sous la forme classique d’une déduction syllogistique (le fameux syllogisme prudentiel) : la majeure énonce la norme, la mineure la situation et la conclusion en tire l’impératif concret. De cette conception, estime le théologien, découlent deux conséquences d’importance : 1. la conscience est réduite à une fonction d’application de l’universel au singulier ou, dans l’autre sens, d’adéquation de l’individuel au général ; 2. Dieu est quasiment exclu du discernement : s’il peut en soi « manifester sa volonté dans la situation concrète », de facto, « un tel ordre particulier de Dieu est pourtant rangé sous les normes divines générales ». Dit autrement, une telle éthique entraîne une double sous-évaluation et de la créativité du sujet et de la place de Dieu.

d) Évaluation critique de l’éthique formelle des manuels [9]

Rahner concède d’abord, contre la morale de la situation, deux vérités affirme par la morale des manuels : 1. les normes générales peuvent et « doivent être appliquées au cas particulier » ; 2. « dans mille cas pratiques de la vie quotidienne, la méthode décrite suffise pour arriver à un impératif moral concret ».

La critique négative est radicale – beaucoup plus radicale que celle adressée à la morale de la situation. Elle se résume dans le refus d’une adéquation entre le devoir concret normant l’action individuelle et le devoir surgissant du syllogisme prudentiel : « Ce qui est accompli moralement n’est-il que la réalisation des normes générales » ? Rahner affirme : « Nous voulons répondre : non ». [10]

Une première raison, très générale, se prend du côté de l’objet : « une situation concrète est-elle – au moins foncièrement adéquatement résoluble en une série finie de propositions générales ? » Rahner ne répond pas explicitement, mais fait appel à une analogie empruntée au domaine spéculatif : « la métaphysique de la connaissance au Moyen-Age s’est – même pour le domaine de la connaissance morale – donné beaucoup de peine sur de telles questions et des questions semblables ». Il fait bien entendu allusion à la querelle des Universaux ; or, on sait que l’épistémologie thomasienne a refusé tant l’universel ante rem de Platon qui dissout le singulier dans l’Idée universelle que la solution symétrique de l’universel post rem du nominalisme, pour opter, de manière équilibrée, en faveur d’un universel in re qui, immanent au réel, ne prétend pourtant pas en épuiser l’intelligibilité : individuum ineffabile est. De même, la situation concrète ne saurait donc se réduire à un croisement de lois générales. On retrouve ici, au plan spéculatif, la tripartition observée en éthique et que l’on pourrait résumer en un tableau synoptique :

 

 

Universel niant le singulier

Singulier niant l’universel

Articulation du singulier et de l’universel [11]

Au plan spéculatif

Platonisme (universel ante rem)

Nominalisme (universel post rem)

Réalisme de l’abstraction (universel in re)

Au plan moral

Morale des manuels

Morale de situation

Morale existentiale

 

Rahner propose une autre raison, proprement morale, prise maintenant du côté du sujet, précisément de l’impératif dirigeant son action. Pour cela, il construit une expérience de pensée : il suppose une situation telle que, moralement, seule une décision soit possible, autrement dit une situation où la norme régissant l’action apparaisse dans une clarté parfaite. Et il pose la question : même alors, l’impératif concret s’identifie-t-il purement et simplement à la norme générale ici et maintenant ? Le théologien répond : « L’acte moral est plus que la simple réalisation, dans un cas concret, d’une idée générale [12] ». Car sa réfutation de la morale des manuels est identiquement la position de l’éthique existentiale.

2) Programme d’une éthique existentiale formelle

Rahner procède en trois temps : 1. il remonte aux « fondements métaphysiques », commandant les relations universel-singulier dans le cas de la personne et de son agir ; 2. il les applique à la question éthique de la connaissance (et de la détermination) de l’impératif concret ; 3. il en tire des conséquences pratiques en vue d’élargir la question.

a) Fondements métaphysiques [13]

1’) Principe ultime : nature de la personne humaine

Rahner va d’emblée au cœur qui est fourni par l’anthropologie théologique [14]. Un raisonnement rigoureux fonde l’éthique existentiale et en commande tous les développements ultérieurs.

L’homme est un être à la structure duelle. Rahner l’aborde sous deux angles : phénoménologique et métaphysique. Selon la première perspective, les actes humains sont temporels (précisément, « de nature spatiotemporelle ») et éternels (précisément, ils « ont une signification d’éternité »). Mais aussitôt, Rahner corrige son propos qui pourrait sembler éthique en affirmant qu’il est bien ontologique. Plus loin, il adopte explicitement cette seconde perspective et distingue les deux aspects fondant la première approche : l’homme est d’une part matériel, et la matière se déploie dans l’espace et le temps et d’autre part, spirituel, « subsiste dans sa propre spiritualité », et c’est ainsi qu’il est « destiné à la vie éternelle ».

Dans une approche métaphysique, l’homme est un être ontologiquement singulier, individuel. Pourtant, partageant la nature humaine avec les autres hommes, il participe à l’universel. Quel rôle jouent ces deux dimensions dans la constitution de la singularité ? Nous retrouvons ici la problématique classique de l’individuation de la personne humaine. Deux hypothèses sont envisageables : 1. soit l’esprit est individué par la matière, autrement dit l’esprit est une réalité universelle qui trouve dans la matière son principe de singularisation ; 2. soit l’esprit présente en lui-même un principe d’individuation.

Comment trancher cette question ? Dans la première hypothèse, l’individuation est négative et dans la seconde, elle est positive. En effet, la matière est principe « de ce qui est multipliable », de « la simple répétition du même en différents points de l’espace et du temps ». Or, deux êtres spatiotemporellement divers se distinguent par la seule négation : l’un n’est pas (dans le même lieu, le même temps que) l’autre.

Dans la seconde hypothèse, la singularisation par un principe spirituel est une réalité positive. De prime abord, l’argumentation de Rahner semble circulaire.

Mais Rahner ne semble faire appel qu’à l’argumentation d’autorité : une telle conception serait « antichrétienne », en syntonie avec l’« averroïsme » ou l’« idéalisme moderne » ; inversement, la positivité du principe d’individuation « ne doit pas non plus paraître non scolastique, ni même non thomiste ». Or, c’est justement le point qui fait difficulté.

Il faut pour cela envisager les relations qu’entretiennent la matière et l’esprit, le temporel et l’éternel en l’homme. Rahner l’explicite dans un dense membre de phrase : « l’homme en tant que personne spirituelle participe dans ses actes à la subsistance de la forme pure, qui ne s’épuise pas dans son rapport à la matière ». Il distingue deux fonctions de l’esprit. D’un côté, celui-ci est âme du corps ; or, l’âme est forme : toute sa fonction est d’actuer la matière comme principe d’être et d’action ; dès lors, comme âme, l’esprit s’épuise dans sa relation au corps. Un signe en est que l’âme de l’animal disparaît lors de la corruption du corps. De l’autre côté, l’esprit est bien plus que le principe informant le corps : en tant que subsistant, il est principe d’opérations non matérielles. Rahner ne fait que reprendre une doctrine on ne peut plus classique chez saint Thomas. Il en tire une conséquence que ce dernier aurait refusé, à savoir que l’esprit est principe d’individuation ; alors que Thomas voyait dans l’esprit un principe d’opération propre, Rahner y lit aussi un principe de singularisation. En réalité, Rahner fait appel à une autre argumentation, mais de manière extrêmement allusive, car elle trouve son développement ailleurs [15]. En un mot, pour le théologien allemand, la relation entre le spirituel et le matériel n’est pas seulement celle d’un esprit informant et actuant une matière, mais celle d’un esprit apparaissant en une matière. À la distinction ontologique classique, il ajoute une distinction phénoménologique – mais aussi métaphysique [16] : l’esprit se manifeste dans la matérialité [17].

Par conséquent, si l’être réel, individuel humain est individué par son esprit, il n’est en rien la simple concrétisation d’un essence générale. C’est pourquoi l’individualité spirituelle n’est pas seulement une réalité négative, mais présente une signification positive. Plus que d’une singularisation, il faudrait parler d’une manifestation.

Ce qui vaut de l’être de l’homme vaut aussi de son action. Pour autant, Rahner ne fait pas appel à l’axiome métaphysique : « agere sequitur esse : l’agir suit l’être ». Depuis le début de sa démonstration, il traite de l’acte humain en parlant de l’être. En effet, l’être de l’homme est spirituel et matériel ; or, Rahner parle du spirituel seulement en relation avec les actes spirituels de l’homme. Sans doute faut-il voir ici le refus d’une anthropologie tripartite qui substantifierait l’esprit à côté de l’âme, en quoi il s’inscrirait non seulement dans la ligne de l’anthropologie thomasienne, mais de la Tradition et du Magistère [18]. Or, l’être est à l’opération ce que l’essence (ou l’idée) universelle est à la loi ou norme générale. Donc, puisque la singularité humaine est positive et irréductible à l’application négative d’une essence générale, de même, « dans ses actes spirituels et moraux, l’homme ne peut pas être simplement l’apparition de l’universel […] dans l’extension négative de l’espace et du temps », mais il « est réellement aussi […] individuum ineffabile, que Dieu a appelé par son nom, un nom qui n’existe et qui ne peut exister qu’une fois, si bien qu’il vaut vraiment la peine que cet être unique existe comme tel dans l’éternité ».

On le voit, de prémisses apparemment abstraites et lointaines découlent des conséquences qui touchent au plus près notre problématique.

2’) Difficulté

Rahner s’objecte [19] qu’ »une telle individualité d’un acte spirituel » n’occupe « aucune place dans le monde réel ». En effet, seul apparaît le matériel et seul est connaissable le sensible ; or, l’acte spirituel échappe par nature à toute connaissance sensorielle.

La réponse est double. D’abord, il y a ce fait irréductible qu’il arrive à l’homme de choisir entre diverses possibilités moralement permises. Or, ce choix s’opère « à l’intérieur », ainsi que le dit et le souligne Rahner à deux reprises, autrement dit la décision n’est pas arbitraire mais sensée. Or, comment expliquer l’effectuation d’une telle décision sinon par le fait que ce choix concret, visible est « «l’apparition» de son individualité morale ineffable » ? Rahner fait donc appel à sa philosophie de la manifestation rappelée ci-dessus. Il établit comme une analogie entre, côté sujet, l’intériorité spirituelle de la décision et, côté objet, l’option choisie à l’intérieur d’autres possibles apparemment indifférents. Il répond donc implicitement à l’objection : le choix d’une possibilité dans le monde réel matériel du répétable n’est que la manifestation d’une décision spirituelle. Or, l’acte spirituel n’occupe aucune place dans le monde réel matériel du répétable, mais en occupe une dans l’espace spirituel, source de toute manifestation sensible. Donc ce qui peut paraître arbitraire du seul point de vue extérieur s’avère l’objet d’un choix libre, donc déterminé, du point de vue intérieur.

Ensuite, il y a le cas, contraire au précédent, d’un impératif moral concrètement unique. Rahner reprend un constat déjà fait mais l’étaye sur la réflexion anthropologique précédente : même « concrètement unique », cet impératif « peut toujours en fait réaliser des manières ??? et dans les attitudes intérieures les plus différentes ». Par exemple (mais le théologien n’illustre pas son propos tant il doit le trouver évident), il est clair qu’une femme doit garder l’enfant qu’elle porte en son sein ; cependant à cet acte extérieur peut correspondre quantité d’attitudes intérieures : de révolte, de soumission aliénée, de fusion jalouse avec l’enfant, de simple acceptation, d’action de grâces, etc. Or, comme le texte de Rahner lui-même le suggère, unique s’oppose à différent comme le concret (« concrètement ») à abstrait, donc l’extérieur à l’intérieur. Donc, le principe de diversité et d’ouverture au possible, qui permet d’échapper au déterminisme, même moral, loin d’être extérieur est ici, reconduit à sa source intérieure.

3’) Conséquence relation à Dieu

Sur la question de la Providence [20], Rahner s’oppose encore à la morale des manuels. Ceux-ci ne mentionnent qu’une motion générale et médiate de Dieu concernant le seul contenu universel des préceptes qu’il suffit de déduire et d’appliquer à la normativité singulière. Tout au contraire, le contenu de l’action libre morale « doit absolument être pensé lui-même comme l’objet d’une volonté obligatoire de Dieu ». En effet, la théologie nous apprend que la volonté de Dieu a pour terme direct non pas le général mais le concret en son individualité. Dit autrement, l’intérêt de Dieu pour l’histoire ne s’arrête pas aux seules généralités mais épouse chaque réalité singulière dans son unicité positive. Or, nous avons vu que l’action humaine est non pas une application-limitation d’une norme universelle, mais le surgissement, si je puis dire, d’une liberté se déterminant de l’intérieur et se donnant une concrétude.

4’) Le nom de ce type d’approche éthique

Comment nommer une telle perspective éthique [21] ? Rahner parle d’éthique existentiale formelle. Explicitons les deux épithètes.

Éthique existentiale s’oppose à éthique de l’essence. En effet, on vient de voir que la norme mesurant l’agir individuel est à la fois a) concrète, b) positivement singulière, par opposition à négativement singulière comme l’est l’application – donc la limitation négative – d’une norme universelle, c) et intégratrice de la norme universelle. Or, « existential » exprime ces trois notes : existential dit existence ; et l’existence est a) concrète, b) individuelle, irréductible à la singularisation d’une essence universelle abstraite, c) et inclusive de l’essence, puisqu’elle l’actue dans un sujet singulier. En regard, si le qualitatif d’ »individuel » peut signifier la concrétude et la singularité, il dirait moins la relation à l’universel et surtout s’oppose à social, non à essence. Donc, une éthique adéquate à un acte humain entendu comme « originalité qualitative irréductible » ne peut pas être une éthique de l’essence mais une éthique de l’existence.

Éthique formelle s’oppose à éthique matériale (et matérial s’oppose à matériel en tant qu’il se contredistingue de spirituel [22]). En effet, il n’y pas de science de l’individuel mais seulement du général, selon l’axiome des Seconds Analytiques d’Aristote ; or, dans le vocabulaire de Rahner, formel est à matérial ce que l’universel est au singulier ; il n’y a donc de science que du formel, non du matérial. Or, l’éthique est la science de l’agir humain. Mais nous avons vu que l’acte humain présente une dimension singulière positive, existentiale ; il ne saurait donc exister une éthique de la moralité singulière des actions, autrement dit une éthique existentiale matériale. En revanche, l’acte humain présente une dimension d’universalité : « le fait fondamental d’une telle éthique existentiale, ses structures formelles et sa manière foncière de connaître » ; en ce sens, il peut exister une éthique formelle, c’est-à-dire une doctrine des conditions formelles de l’existentialité concrète. Dit autrement : une éthique existentiale formelle.

b) Application éthique

Traduisons cette conclusion exprimée en termes abstraits [23]. Quel est le principe subjectif de cet acte unique et positif qui résiste à toute réduction à une particularisation d’une loi générale ? Jusqu’à maintenant, Rahner a nommé la liberté ; mais la capacité de décision s’enracine dans une faculté de connaissance : il s’agit bien entendu de la conscience. Or, « l’éthique scolastique habituelle » a le plus souvent méconnu cette singularité positive, créative de l’action. Comment s’étonner, alors, qu’elle ait aussi minimisé la conscience ? L’éthique existentiale formelle propose donc une conception nouvelle de la conscience. Ici, Rahner a conscience qu’il ne peut qu’évoquer quelques questions, tant le sujet est vaste.

Le problème fondamental est le suivant : la connaissance habituelle est une connaissance par concept et énoncé, autrement dit de type objectif ; mais, par définition, l’individu échappe à toute objectivation conceptuelle, toujours au nom du principe aristotélicien selon lequel il n’y a de science que de l’universel. Or, dans la morale des manuels, la norme éthique n’est que l’application d’une norme universelle à une situation singulière ; elle peut donc être connue selon ce mode objectif, précisément, par le syllogisme prudentiel. Comme la conscience est l’instance chargée de déterminer la norme guidant l’agir concret, c’est donc qu’elle connaît par mode objectif. Mais on vient de voir que l’acte humain n’est pas constitué par le croisement de l’universel et de l’individuel : il surgit dans une singularité qui fait vaciller toute thématisation. La conscience fait donc appel à une connaissance non objective. D’où la question : quel type de savoir s’agit-il ?

À partir de là se pose un autre problème, non plus relatif au seul connaître moral dont la source est la conscience, mais au faire dont la source est la liberté. Rahner évoque ici, sans nullement la développer, une notion appelée à jouer un grand rôle dans l’éthique, à savoir l’option fondamentale : en effet, la liberté doit poser un premier acte ; or, cette décision ne peut porter que sur l’engagement de toute sa personne ; d’où le concept d’option fondamentale.

c) Conséquences pratiques

Plus elliptiques et programmatiques encore sont les neuf conséquences, parmi « bien d’autres », tirées par Rahner [24]. Elles sont de deux ordres. Les premières concernent la personne comme sujet moral individuel : la morale existentiale formelle opère un déplacement de la casuistique, change de regard sur la doctrine du choix dans les exercices de Saint Ignace, le péché, le caractère obligatoire de la tendance à la perfection. Les secondes touchent la personne dans sa relation à l’Eglise : sa place au sein de celle-ci, l’obéissance, la différence entre munus docendi et munus regendi, le choix de la vocation, la relation entre l’élément hiérarchique et l’élément charismatique dans l’Eglise et dans son histoire. Pour n’illustrer que cette dernière conséquence : le pouvoir hiérarchique est au charisme, notamment prophétique, ce que la proposition de normes générales est à l’agir existential.

Pascal Ide

[1] Karl Rahner, « La question d’une éthique existentiale formelle », Écrits théologiques, trad. Robert Givord, Paris, DDB, tome 5, 1966, p. 141-163.

[2] Rahner commence en affirmant que « presque tout ce qui peut être dit ici est et reste en fait une question » (p. 141) et il finit en affirmant qu’il n’a voulu « que soulever quelques questions » dans la direction d’une éthique existentiale d’un caractère formel (p. 163).

[3] Outre l’article ci-dessus, cf. « Éthique de la situation et mystique du péché », Dangers dans le catholicisme d’aujourd’hui, Paris, 1959, p. 61-99. « La liberté dans l’Eglise », p. 89-107, Écrits théologiques, trad. Robert Givord, Paris, DDB, tome 5, 1966, p. 89-107. « Dignité et liberté de l’homme », Ibid., p. 167-197. « Péché et rémission du péché dans le doamine-frontière de la théologie et de la psychothérapie », Ibid., p. 201-220.

Sur la morale de Rahner : Ron C. Hegifield, « The Freedom to say «no» ? Karl Rahner’s doctrine of Sin », Theological Studies, 56 (1995) n° 3, p. 485-505. Brian F. Linnane, « Dying with Christ : Rahner’s Ethics of Discipleship », The Journal of Religion, 81 (2001) n° 2, p. 228-248. Jeremy Miller, « Rahner’s Approach to Moral Decision Making », Louvain Studies, 5 (1974-1975), p. 350-359.

[4] Ce choix est sans doute lié aux circonstances, puisque la question de la « morale de la situation » est discutée dans le paysage actuel de la théologie et de la philosophie morales. Il est peut-être lié à une prudence. Il naît aussi d’une intelligence historique et diagnostique qui remonte d’un fait dévié, l’éthique de la situation, à sa cause qui est l’éthique des manuels.

[5] « La question d’une éthique existentiale formelle », p. 144-145.

[6] Ibid., p. 145-146.

[7] Ibid., p. 146-147.

[8] Ibid., p. 147-149.

[9] Ibid., p. 149-153.

[10] D’ailleurs, il semble que, sous la plume de Rahner, ce qui n’est encore qu’une question devient une critique, quand la proposition s’inverse : il arrive que certaines situations ne tombent sous le cas d’aucune norme générale, c’est-à-dire que, dans une situation déterminée, plusieurs actions soient possibles entre lesquelles la norme ne tranche pas (Rahner ne donne pas d’exemple, mais il est aisé d’en imaginer un : prendre sa douche le matin ou le soir, etc.). Si l’on poursuit le raisonnement de Rahner, il faudrait dire : or, la norme constitue la source de moralité ; dès lors, l’acte est amoral au sens propre. Ce que Rahner refuse. C’est donc au nom de la moralité, et d’une plus grande extension de celle-ci, qu’il propose son éthique. On le voit, la problématique principale est celle, « difficile, du rapport foncier entre le général et l’individuel, appliqué à l’ordre moral ».

[11] Restant sauf la primauté du singulier concret qui sera toujours plus que le croisement des universels (qu’il s’agisse de lois, d’espèces ou d’Idées).

[12] « La question d’une éthique existentiale formelle », p. 153. Auparavant, Rahner estime que sa question n’a jamais « reçu une réponse ». Pour deux raisons : 1. La première développe la raison déjà développée ci-dessus en note : dans le cas d’une situation concrète où les normes concrètes laissent ouvertes plusieurs possibilités, tout ce qui est permis est-il moralement possible ou bien un des choix est-il « l’unique devoir moral concret ? » 2. Rahner se demande s’il n’existerait pas un autre principe éthique d’orientation de l’acte que la seule norme générale (il pense sans doute à l’option fondamentale orientant l’intention).

[13] Ibid., p. 153-157. Rahner parle de « Fondements métaphysiques » (p. 153) et, plus loin, de « pensée métaphysique » (p. 154) ; à respecter rigoureusement les modes de procédé, il vaudrait mieux parler d’anthropologie théologique.

[14] Ibid., p. 153-155.

[15] Cette proposition de Karl Rahner n’a donc rien d’un happax ou d’une argumentation hâtivement bâtie et au total accessoire pour fonder son hypothèse éthique, elle est présente et beaucoup plus développée dès son tout premier ouvrage, L’esprit dans le monde, et reprise ailleurs, par exemple, dans son .

[16] Comme l’étude sur le symbole l’a montré, pour Rahner, non seulement les deux distinctions ne s’opposent pas, mais la distinction phénoménologique se fonde dans la distinction métaphysique.

[17] C’est ce que laisse comprendre l’expression sans cela sybilline : « Toutes les fois qu’un homme se décide » entre différents possibles, « cette manifestation concrète et irréductible de son être moral provient d’une décision, et l’on peut parfaitement la concevoir comme ‘l’apparition’ de son individualité morale ineffable » (« La question d’une éthique existentiale formelle », p. 155. Souligné par moi. En revanche, les guillemets sont de l’auteur, ce qui montre l’importance par lui accordée à ce terme).

[18] Cf. Pascal Ide, Le corps à cœur. Essai sur le corps, coll. « Enjeux », Versailles, Saint-Paul, 1996, p. 360-362.

[19] « La question d’une éthique existentiale formelle », p. 155.

[20] Ibid., p. 155-156.

[21] Ibid., p. 156, note 1 et p. 157.

[22] Selon la note 1 du traducteur, p. 143.

[23] Ibid., p. 157-159.

[24] Ibid., p. 159-163.

26.3.2022
 

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