Le chemin du Carême est un chemin de rencontres. Non pas de rencontres au sens où l’entend Otis (Édouard Baer) dans Mission Cléopâtre [1]. Mais une rencontre dont Jésus prend l’initiative. Où ? Quand ? Comment ?
Où ?
Dimanche dernier, Jésus rencontrait la Samaritaine assis sur la margelle d’un puits (Jn 4,6). Il est déjà là, disponible pour la rencontre. Puis, plus tard, elle a demandé où adorer (v. 21). Et Jésus a répondu que ce n’est ni ici ni même à Jérusalem, car il s’agit de l’adorer, partout, en Esprit et en Vérité.
Aujourd’hui, les indices de lieu sont encore plus sobres, mais tellement significatifs. C’est « en passant », que Jésus voit l’aveugle de naissance, avant toute question de ses disciples, et donc le rencontre (Jn 9,1).
Ainsi, l’endroit de la rencontre ne peut être circonscrit, délimité. Nous cherchons souvent des lieux favorables, allons sur les chemins de Saint-Jacques, faisons des pèlerinages. Bien sûr, certains espaces sont privilégiés. Mais croyons-nous que Jésus peut et surtout veut nous rencontrer partout ? Croyons-nous qu’il nous rencontre aussi au passage, qu’il ne disqualifie aucun lieu, même les plus ordinaires, qu’il a toujours hâte de venir frapper à notre porte ?
La question « où ? » a un sens complémentaire. Elle renvoie à la toute première question que Dieu pose à l’homme qui est justement une question en « Où ? ». Juste après la chute : « Adam, où es-tu ? » (Gn 3,9). Le philosophe juif Martin Buber, qui a fait connaître à l’Occident la richesse du hassidisme, objecte : Dieu sait tout. Il connaît donc la réponse, il sait qu’Adam, honteux, se cache. Alors, pourquoi interroge-t-il ? Et Buber répond que l’interrogation divine n’est pas informative, mais interpellative : « L’homme ne peut échapper à l’œil de Dieu, mais, en cherchant à se cacher de lui, il se cache de lui-même » : « Quelle que soit la grandeur du succès, de la jouissance d’un homme, quelle que soit l’importance de son pouvoir quelque colossale que soit son œuvre : sa vie demeure sans chemin aussi longtemps qu’il n’affronte pas la voix » qui demande à chaque homme : « Adam, où es-tu ? » [2]
Où sommes-nous en nous-mêmes, frères et sœurs ? Dans quelle partie de notre être attendons-nous de rencontrer Jésus ? Sommes-nous dans notre affectivité, attendant passivement d’être touchés ? Sommes-nous dans notre tête, multipliant les formations aux Bernardins ou ailleurs, en présentiel ou en distanciel ? Ou bien sommes-nous dans notre cœur, attendant Jésus comme l’Ami incomparable, lui disant et lui répétant notre désir de le rencontrer, en méditant-ruminant sa Parole ? « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole ; mon Père l’aimera, nous viendrons vers lui et, chez lui, nous nous ferons une demeure » (Jn 14,23).
Et, depuis le début de cette messe, depuis le début de cette lecture, sommes-nous descendus en nous-mêmes, pour y rencontrer Celui qui nous attend si patiemment ?
Quand ?
Quand Jésus nous rencontre-t-il ? Dans l’évangile, les Pharisiens ne le rencontrent pas, parce que ce n’est pas le bon moment : Jésus a osé guérir un jour de sabbat. Dimanche prochain où nous entendrons une autre rencontre, avec Lazare, ce sera trop tard. Il est mort depuis quatre jours, ce n’est pas la peine de venir. Marthe et Marie adressent à Jésus le même reproche : « Si tu avais été là… » (Jn 11,21 et 32).
Combien de fois nous pensons : « Non, ce n’est pas le bon moment. Je n’ai pas le temps. J’ai mon activité professionnelle. Plus tard, j’aurais le temps de prier, d’aller me confesser, de lire la Parole de Dieu ». « En ce moment, je dois m’occuper de mes enfants, ils ont des soucis. Plus tard, je m’occuperais de toi, Seigneur ».
Ou bien, nous nous disons : « C’est trop tard. C’est fichu ». « Je suis trop âgé, je ne peux pas changer. C’est trop tard ». « Nous avons déjà dépassé la moitié du Carême et je n’ai pas tenu mes résolutions. Voire, je n’en ai pas pris. C’est trop tard ».
Pourtant, aujourd’hui, Jésus répond : « Il nous faut travailler aux œuvres de Celui qui m’a envoyé, tant qu’il fait jour » (Jn 9,4). Et la lumière qui « fait jour », c’est la foi. Travailler aux œuvres du Père, c’est croire en lui.
Jusqu’au soir de notre vie, il n’est jamais trop tard. Vous connaissez l’adage français : « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ». Eh bien, tant qu’il y a du Carême, il y a de l’espoir ! Tant qu’il demeure une minute, au terme de cette journée, il n’est pas trop tard, je peux me confier au Bon Dieu ! Il me reste encore quelques années, quelques jours à vivre ? Il y a donc de l’espoir, plus de l’espérance. Je peux laisser Dieu me rencontrer.
Dans un superbe film, Voyage en Italie (1954), Roberto Rossellini met en scène deux époux britanniques, Katherine (Ingrid Bergman) et Alexander Joyce (George Sanders), qui roulent vers Naples pour y vendre une maison dont ils ont hérité. À la conversation tendue, toujours au bord de la dispute, aux regards indifférents, incapables de se rejoindre, le spectateur comprend que, pour le couple, c’est trop tard. Le rendez-vous de l’amour est passé. Aujourd’hui, la rencontre est impossible. Au fond, Katherine le méprise pour son insensibilité et fuit dans ses rêves d’amours adolescentes. Quant à Alexander, il lui reproche ses infidélités et fuit vers les plaisirs de Capri. Jusqu’au moment bouleversant où, arrivant sur des fouilles qui ont lieu à Pompéi, ils tombent sur des archéologues découvrent patiemment des corps grâce à la technique du moulage de plâtre, avec un suspense soigneusement orchestré. Et apparaît progressivement un couple enlacé, pris et surpris par l’éruption du Vésuve, dont l’étreinte est fixée pour l’éternité. Katherine éclate alors en sanglots et Alexander, acceptant enfin de reprendre le dialogue, lui dit qu’il renonce à comprendre. Pour le couple, pour son salut, c’est le lieu et le moment favorables… Jusqu’au terme du film qui sera un nouveau commencement, lors d’une procession célébrant les miracles de saint Janvier San Gennaro, où un autre miracle aura lieu…
Comment ?
Comment Jésus nous rencontre-t-il ? Au puits de Sykar, Jésus est humblement assis, fatigué, lorsque la Samaritaine l’y rejoint. Ici, il « cracha à terre et, avec la salive, il fit de la boue ; puis il appliqua la boue sur les yeux de l’aveugle, et lui dit d’aller se laver à la piscine de Siloé » (Jn 9,6-7). Bref, autant de gestes humbles, au sens le plus étymologique du terme, puisque le terme humilité vient de humus qui a d’ailleurs aussi donné « homme ».
À ce propos, de même que le « Où ? » renvoyait à la Genèse, le geste de Jésus ne renvoie-t-il pas à celui de Dieu qui façonne le premier homme avec la glaise du sol qui est un mélange de terre et d’eau (cf. Gn 2,7) ? Jésus nous rejoint par des gestes humbles.
Combien de fois, nous nous imaginons que Dieu doit nous rencontrer de manière spectaculaire, avec des signes retentissants, comme Saul sur le chemin de Damas ? Ou, comme l’on dit aujourd’hui, de manière disruptive, comme Paul Claudel derrière le pilier de Notre-Dame ou Charles de Foucauld au fond de l’église Saint-Augustin ?
Croyons-nous que Jésus nous rejoint de la manière la plus simple, la plus humble, peut-être à travers la parole ou le geste de la personne dont nous attendons le moins de recevoir un signe de Dieu ? Humble, mais non moins créative.
Actuellement, dans notre paroisse, cinq catéchumènes se préparent au baptême. J’ai toujours été surpris par la manière extraordinairement inventive, unique dont Dieu vient rejoindre chacun d’entre nous. Aujourd’hui 19 mars, nous devrions fêter la solennité de saint Joseph. Mais, comme c’est dimanche, elle est reportée à demain. Or, je me souviens d’une catéchumène qui racontait avoir rencontré le Christ en rentrant dans une église où une fresque représentant saint Joseph, avec son lys, l’avait touchée.
Mais je vais plutôt vous raconter une autre histoire de catéchumène, très touchante, à tous les sens du terme. Il avait plus de 80 ans (eh oui, il n’y a pas un seul temps favorable, ce qui ne veut pas dire qu’il faille attendre jusque là !). Il vivait dans un village de Provence. Et cet été, il faisait particulièrement chaud. Où trouver refuge pour goûter un peu de fraîcheur ? Un seul lieu était ouvert : l’église du village. Connu pour être incroyant, il regarde à droite et à gauche. Personne ! Il peut donc rentrer sans qu’on le voie. Il ne s’est pas trompé, il fait plus frais. Gagné par la douceur du lieu, il avance dans l’allée. Oui, décidément, il fait bon ! Pourquoi ne pas s’asseoir un moment ? Mais il bondit ! Alors qu’il s’est assis, il a senti une personne sous lui. Il regarde : personne ! Il essaie à nouveau. Il sent alors deux bras qui l’enlacent tendrement. Et une voix murmure à son oreille : « Il y a si longtemps que Je t’attendais ! » Humble parole de Jésus rejoignant l’humble geste de l’homme.
Où est-ce que Jésus me rencontre ? Ici, chez moi, dans ma maison intérieure ! Quand me rencontre-t-il ? Aujourd’hui, sans tarder ! Comment me rencontre-t-il ? En me regardant (c’est-à-dire en me connaissant intimement), en m’attendant (c’est-à-dire en m’espérant), en m’aimant (c’est-à-dire en me faisant miséricorde). Dans une autre rencontre décisive, Jésus a tout dit : « Zachée, descends vite : aujourd’hui il faut que j’aille demeurer dans ta maison. » (Lc 19,5).
Pascal Ide
[1] « Vous savez, moi je ne crois pas qu’il y ait des bonnes et de mauvaises situations. Moi, si je devais résumer ma vie aujourd’hui avec vous, je dirais que c’est des rencontres, des gens qui m’ont tendu la main à un moment où je ne pouvais pas… ». Pour le reste, voir sur le site : « Chapitre 14 : Une gratitude illimitée et illuminée : Mission Cléopâtre ».
[2] Martin Buber, Le Chemin de l’homme, suivi de Le problème de l’homme et Fragments autobiographiques, trad. Robert Dumont, Wolfgang Heumann, Jean Loewenson-Lavi, coll. « Le Goût des idées » n° 52, Paris, Les Belles Lettres, 2019, I, p. 20.