La philosophie selon Deleuze, création ou subcréation de concepts ?

« Il n’y a pas de ciel pour les concepts. Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés, et ne seraient rien sans la signature de ceux qui les créent [1] ».

On le sait, Deleuze affirme que la philosophie est création de concepts, et cette définition se veut une prise de distance à l’égard du concept de méthode. En effet, dans les approches traditionnelles, la philosophie convoque la déduction, l’analyse, l’intuition ; or, celles-ci ouvrent à une découverte ; mais la philosophie invente, crée, ouvre à quelque chose de plus « dangereux [2] ». De plus, la création, par essence, échappe à toute règle, à toute prédétermination : « Il n’y a pas de méthode pour trouver les trésors, et pas davantage pour apprendre, mais un violent dressage, une culture ou paideïa qui parcourt l’individu tout entier [3] ». Enfin, jamais Deleuze ne propose un Discours de la méthode.

Toutefois, on ne peut réduire l’approche deleuzienne à une absence de méthode : d’abord, elle n’a rien d’anarchique, elle procède même de manière précise ; ensuite, Deleuze lui-même se passionne pour les méthodes employées par les auteurs étudiés, Francis Bacon [4], Hume [5], Spinoza [6], Kant [7], Nietzsche [8], Bergson [9], Foucault [10], etc. « Il n’y a rien de plus amusant que les classifications, les tables [11] ». Enfin, ne parle-t-il pas lui-même de méthode au début de son ouvrage sans doute le plus créatif, Mille plateaux ? « Pour le multiple, il faut une méthode qui le fasse effectivement [12] ».

Une première réponse est historique : l’évolution de Deleuze. La seconde est d’expliciter et d’élaborer la méthode de Deleuze. Un article propose de manière originale et iconoclaste cette lectio difficilior [13]. Double est la méthode deleuzienne de création. Deleuze cherche à faire émerger une nouveauté à partir d’éléments conceptuels antérieurs : cette nouveauté concerne donc le tout. Mais, et c’est la deuxième règle, cette nouveauté holistique ne peut pas ne pas refluer sur les éléments : les parties composant le tout sont elles-mêmes transformées. Cela est particulièrement vrai des éléments empiriques et des éléments transcendantaux. Eux-mêmes sont d’origine bergsonienne et kantienne – ce qui double la doctrine d’une relecture de l’histoire.

Pour moi, Deleuze démontre ainsi que cette création est en réalité une créativité – ce que Tolkien appelait « subcreation » –, c’est-à-dire suppose toujours une continuité, un donné, si transformé soit-il de manière subséquente. L’auteur de l’article lui-même en convient : certes, il y a « invention », c’est-à-dire rupture vis-à-vis d’une tradition ; « mais, en même temps, ce n’est pas une création ex nihilo [14] ». Cette dualité est synchronique (vis-à-vis des concepts philosophiques) et diachronique (vis-à-vis de la tradition philosophique).

Pascal Ide

[1] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la Philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 11.

[2] Ibid., p. 44.

[3] Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, p.u.f., 1968, p. 215. Cf. Id., Nietzsche et la philosophie, Paris, p.u.f.,  1962, p. 123.

[4] Cf. Id., Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981, 2 vol.

[5] Cf. Id., Empirisme et subjectivité. Essai sur la nature humaine selon Hume, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 1953, 51993.

[6] Cf. Id., Spinoza et le problème de l’expression, coll. « Critique », Paris, Minuit, 1968 ; Spinoza, philosophie pratique, Paris, p.u.f., 1970.

[7] Cf. Id., La philosophie critique de Kant. Doctrine des facultés, coll. « Le philosophe », Paris, p.u.f., 1963, 81994.

[8] Cf. Id., Nietzsche et la philosophie, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, p.u.f., 1962, 81994 ; Nietzsche par Gilles Deleuze, coll. « Philosophes », Paris, p.u.f., 1965, 91992.

[9] Cf. Id., Le bergsonisme, coll. « Sup. Le Philosophe », Paris, p.u.f., 1966, 51994.

[10] Cf. Id., Foucault, coll. « Critique », Paris, Minuit, 1986.

[11] Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 266.

[12] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, 1980, p. 33.

[13] Axel Cherniavsky, « Création de concepts et méthode philosophique chez Gilles Deleuze », Revue philosophique de Louvain, 110 (2012), p. 325-352.

[14] Ibid., p. 349.

12.4.2023
 

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