La légèreté du pardon

Nous avons résumé la belle fable racontée par Jean Monbourquette dans Comment pardonner ? Pardonner pour guérir. Guérir pour pardonner, Ottawa, Novalis et Paris, Le Centurion, 1992, p. 27-30.

Voici la ferme d’Alfred, un homme fier, intègre et peu bavard. Grand, maigre, le menton effilé, le nez aquilin, il est autant respecté que craint par les gens. Il est peu loquace, mais quand il parle, c’est pour prononcer des proverbes sur la valeur du travail ou le sérieux de la vie.

Sa femme, Adèle, a toujours le sourire accueillant et la parole avenante. Les gens se plaisent bien en sa compagnie. Pourtant, elle souffre silencieusement auprès d’un mari avare de paroles et de caresses. Alfred la fait bien vivre et lui est fidèle, mais tout absorbé qu’il est par le travail, il ne lui réserve que peu de temps pour l’intimité et le plaisir.

Un jour, Alfred décide d’écourter sa journée. Au lieu de travailler jusqu’à l’obscurité, il revient plus tôt que prévu à la maison. À sa grande stupéfaction, il surprend Adèle en flagrant délit avec un voisin dans le lit conjugal. L’homme a tôt fait de s’enfuir par la fenêtre, tandis qu’Adèle désemparée se jette aux pieds d’Alfred pour implorer son pardon. Lui reste rigide comme une statue : blanc d’indignation, les lèvres bleues de rage, il parvient à peine à contenir le flot des émotions qui l’as­saillent. De se voir ainsi cocufié, ses sentiments vont de l’humiliation à la colère en passant par une peine profonde. Lui qui n’est pas grand parleur, il ne sait que dire. Mais il se rend vite compte que le traitement du silence soumet Adèle à une torture plus grande que tout parole ou geste de vio­lence. Les mauvaises langues l’apprennent, prédisent la séparation. Mais, déjouant tout commé­rage, Alfred vient à la messe, en compagnie d’Adèle. En fait, la gloire du pardon d’Alfred se nourrit secrètement de la honte d’Adèle.

À la maison, Alfred continue de tisonner le feu de sa rancune, faite de mutisme et de regards fur­tifs, pleins de mépris pour la pécheresse. Cependant, au ciel, on ne se laisse pas berner par les ap­parences de la vertu. Aussi on dépêche un ange pour redresser la situation. Toutes les fois qu’Alfred porte son regard dur et sombre sur Adèle, l’ange lui laisse tomber dans le cœur un caillou gros comme un bouton. Alfred ressent chaque fois un pincement qui lui arrache une grimace. Son cœur s’alourdit à un point tel qu’il doit marcher penché et s’étirer péniblement le cou pour mieux voir devant lui.

Voilà qu’un jour, un personnage lumineux aborde Alfred qui travaille aux champs : « Alfred, tu sembles bien accablé ».  L’ange pour­suit :  « Oui, je sais que tu as été trompé par ta femme et que l’humiliation te torture. Mais tu exerces une subtile vengeance qui te déprime toi-même ». Alfred qui se sait deviné dit alors :  « Je ne peux m’enlever de la tête cette maudite pensée : comment peut-elle m’avoir trompé, moi, un mari aussi fidèle et généreux ? » L’ange lui offre de l’aider, mais Alfred est convaincu que personne ne le peut.

« Tu as raison, Alfred, personne ne peut changer le passé, mais tu as le pou­voir dès maintenant de le voir différemment. Reconnais ta blessure, accepte ta colère et ton humi­liation. Puis, lentement, commence à changer ton regard sur Adèle. Est-elle la seule coupable ? Souviens-toi de ton indifférence envers elle. Mets-toi dans ses souliers ». Alfred veut faire confiance, car il souffre trop de son cœur fermé, mais il ne sait comment faire.

L’ange lui explique : « Avant de regarder Adèle, détends les plis de ton front, les rides autour de ta bouche et les autres muscles de ton visage. Au lieu de voir en Adèle une femme méchante, regarde l’épouse qui a eu be­soin de tendresse ; rappelle-toi avec quelle froideur et dureté tu la traitais ; souviens-toi de sa géné­rosité et de sa chaleur que tu aimais tant au début de tes amours. Pour chaque regard renouvelé, je t’enlèverai un caillou du cœur ».

Alfred accepte. Petit à petit, lentement, mais non sans efforts conscients, il s’applique à regarder Adèle avec des yeux neufs. Sa douleur au cœur s’estompe peu à peu. Adèle semble se transformer à vue d’œil : de femme infidèle, elle devient la personne douce et aimante qu’il avait connue au prin­temps de leurs amours. Adèle elle-même ressent le changement. Soulagée, elle retrouve sa bonne humeur, son sourire et sa ronde jovialité. À son tour, Alfred se sent tout changé. […] L’émotion nouvelle qui le submerge lui fait encore peur. Mais, un soir, c’est en pleurant qu’il prend Adèle dans ses bras, sans un mot. Le miracle du pardon vient de s’accomplir.

Pascal Ide

14.8.2018
 

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