La dimension sociale du péché dans le magistère de l’Eglise 1/5

Ce texte a été élaboré en l’an 2000. Il a été soumis à un groupe de recherche autour de Philippe Saint-Germain, dans le cadre de la revue Liberté politique. Il n’a jamais fait l’objet d’une publication à part.

1) Introduction

a) Objet

Je veux réfléchir avec vous à la signification des expressions présentes dans le Magistère récent autour de la dimension sociale du péché. Pour ce faire, j’ai dû limiter triplement mon propos, ces limitations étant autant de décisions non dénuées de motivation.

D’abord, j’ai voulu aller au plus près de la source où, paraît-il, l’eau est plus pure, ne serait-ce que pour fixer le vocabulaire, mais aussi pour en explorer le contenu conceptuel. J’ai donc exploré l’emploi de ces expressions dans les écrits du pape Jean-Paul II et choisi de ne pas d’abord faire appel aux différents travaux que vous avez déjà faits, même si, j’en ai conscience, ils jetaient des fondements et ouvraient des perspectives passionnantes. Mais nous ne pouvons jamais nous dispenser de revisiter les origines, surtout lorsqu’elles sont inspirées. C’est en ce sens qu’Eric Weil disait que « la philosophie est toujours la même, non parce qu’elle persiste, mais parce qu’elle commence toujours [1] ». Je ferai appel à certains aspects de vos travaux en conclusion.

Ensuite, souhaitant être le moins arbitraire possible, je suis remonté du signifiant au signifié. D’où un second choix parmi les expressions intéressant notre propos. J’en parlerai plus bas.

Enfin, la question du repérage des occurrences prend en compte la limite humaine. Le plus assuré (et aussi le moins lassant) m’a semblé être de me fier à l’ordinateur, ce qu’autorise l’édition réalisée en langue française par la Documentation Catholique de l’intégralité des bimensuels des dix dernières années et des textes du pape de ces vingt dernières années. Ce cédérom présente un inconvénient et deux avantages : l’inconvénient est qu’il se limite aux grands textes (lettres encycliques, exhortations apostoliques, audiences du mercredi, discours principaux des voyages, etc.), sans toutefois laisser de côté aucun écrit présentant une autorité certaine [2]. En revanche, il est intégralement en français et, second avantage, il donne accès à un certain nombre d’autres textes d’autorité réelle mais moindre émanant d’évêques ou de conférences épiscopales, voire à des écrits de théologiens catholiques ou d’autres confessions chrétiennes. Pour ne pas engendrer de confusion de niveau, en théologie fondamentale, je ne ferai appel qu’aux textes du pape ; d’ailleurs, ce sont les seuls à analyser en théologie morale les notions qui nous intéressent et leur précision est souvent plus grande .

Mon travail sera donc avant tout un travail réfléchi de théologie positive. Mais n’ayez crainte : nous verrons vite qu’aujourd’hui, il est presque impossible de faire de la « positive » sans déjà ébaucher et même parfois élaborer un discours de théologie systématique. Ce qui d’ailleurs introduit une véritable difficulté de méthode. En effet, ce travail ne se contente pas de prendre le Magistère comme point de départ, il veut en interroger la théologie implicite. Or, il est classique de distinguer les sources, par exemple, les textes du Magistère et la théologie, le premier étant de l’ordre de l’auditus fidei et le second de l’ordre de l’intellectus fidei [3]. N’y a-t-il pas une erreur de méthode à vouloir trouver une théologie, même implicite, dans un document dont la fonction est d’abord de proposer, même si c’est de manière systématique, la règle de la foi ? N’est-ce pas favoriser un empiètement délétère des compétences respectives : dans un sens, donner à la théologie une autorité de foi qu’elle n’a et dans l’autre sens, limiter une autonomie, un droit au questionnement, que la théologie revendique légitimement comme spécifique et souhaitable ?

Je n’ai pas de réponse à cette difficulté qui relève de l’histoire et de la théologie fondamentale. Je me contenterai de livrer trois questions. Je crois que les frontières ne sont plus si étanches, surtout en ces dernières décennies : le besoin de rationalité si caractéristique de notre Occident critique n’a-t-il pas conduit le Magistère suprême à ne pas se contenter d’un simple énoncé de la règle de foi ? Non pas d’abord pour se substituer au labeur des théologiens, mais pour favoriser la réception du texte, son assimilation, sa compréhension. On a suffisamment reproché à l’encyclique Humanæ Vitæ, à sa théorie de la morale naturelle, etc. d’être irrecevable, réactionnaire, voire inintelligible. La réponse à l’aporie soulevée doit aussi prendre en compte deux questions de théologie fondamentale : si le Saint-Père exerce aussi une fonction doctrinale, n’est-il pas par excellence le théologien ? De plus, la distinction si tranchée entre positive et systématique n’est-elle pas historiquement située et donc relative ? [4]

b) Trois difficultés

1’) Diversité ou unité des expressions ?

Le pape fait appel à différentes expressions. Puisqu’il faut un point de départ, partons de l’expression la plus fréquente et, on le comprendra plus tard, la plus signifiante : « structure de péché ».

La variabilité affecte d’abord le terme joint à celui de péché. Ces termes, au singulier ou au pluriel, adjectif ou complément de nom, sont au nombre de quatre :

– social : le pape parle de « péché social » ou de « péchés sociaux » ;

– structure : le pape parle de « structure de péché », « structures de péché », « structures du péché » ; aussi, mais beaucoup moins souvent, de « péché structurel » ou de « péché des structures » ;

– « situation de péché », au singulier ou au pluriel.

– « milieu de péché », seulement au singulier.

La diversité touche aussi le second terme. A côté de « péché », on trouve, mais beaucoup moins souvent : « mal » (seulement dans l’expression « mal social »), « oppression » (on parle alors surtout de « structures d’oppression [5]« ), « aliénation », « pervers » (qualifiant « mécanismes [6]« ).

On aurait encore pu faire appel à d’autres termes [7]. J’ai dû faire un choix et ne garder que celles qui précèdent.

2’) Hiérarchie ou équivalence des expressions ?

Les expressions énoncées sont-elles équivalentes ?

Comptons la fréquence des occurrences des expressions en nombre de discours :

– Péché social : 18 ; péchés sociaux : 11.

– Mal social : 4.

– Situation de péché : 8 ; situations de péché : 12.

– Structure de péché : 5 ; structures de péché : 30. En revanche : péché des structures : 1 ; péché structurel : 3.

– Milieu de péché : 1 [8].

– Structure d’oppression : 5.

– Mécanismes pervers :

Cette différence quantitative est-elle significative d’une hiérarchisation qualitative ? Pour répondre, il faut faire appel à trois points de vue : quantitatif, qualitatif (type de discours où elles apparaissent et leur importance dans le discours en question), moment d’apparition et citations ultérieures.

3’) Continuité ou rupture ?

Les deux plus grands textes concernant notre sujet sont le n. 16 de Réconciliatio et Pœnitentiæ (2 décembre 1984) et le n. 36 de l’encyclique Sollicitudo rei socialis (30 décembre 1987) [9]. Or, le père jésuite Bernard Sesbouë souligne à juste titre leurs différences [10]. Systématisant sa pensée, je dirais que les changements sont au nombre de trois.

Il y a d’abord une évolution dans la terminologie. En 1984, il est parlé de « péché social », et non de « structure de péché », qui sera a nouvelle expression exclusivement employée par l’encyclique de 1987.

Il y ensuite une évolution dans l’intention. Sesbouë note que, dans le premier texte, Jean-Paul II est avant tout préoccupé de ce que la notion de « péché social ne serve jamais d’alibi extérieur ou de justification facile à l’égard du péché personnel des hommes. C’est pourquoi il souligne fortement que tout péché est en définitive l’acte d’une personne ». Ici, on sent la pression, l’ambiguïté des théologies de la libération. Dans le texte de 1987, il y a la volonté de rendre compte d’une réalité, le sous-développement.

Il y a enfin une évolution dans le contenu conceptuel lui-même. En effet, alors que l’exhortation semble plus soucieuse d’une mise au point sémantique, l’encyclique s’attache plus au contenu même et à sa portée. On le pape analyse en détail la notion de structure de péché dans son encyclique.

Or, se fondant sur ces constatations, Sesbouë suggère qu’ »on pourrait même mettre en relative opposition les deux textes » du pape : l’encyclique parle de « structure de péché », alors que l’exhortation dit : « Une situation – de même une institution, une structure, une société – n’est pas, par elle-même, sujet d’actes moraux ; c’est pourquoi elle ne peut être, par elle-même, bonne ou mauvaise ».

c) Plan

Il me semble justifié d’étudier en premier lieu pour elles-mêmes le n. 16 de l’exhortation Reconciliatio et pænitentiæ et les n. 35 à 37 de l’encyclique Sollicitudo rei socialis, sans y injecter de développements autres. En effet, ces deux écrits sont fondateurs : hors une définition dogmatique, ils présentent la plus haute autorité, engagent le plus le Magistère suprême ; ce sont eux et presque eux seuls qui sont cités, tant par les autres écrits du Saint-Père que par les textes épiscopaux, qui les considèrent donc spontanément comme des textes faisant autorité ; enfin, ce sont les seuls à proposer des exposés systématiques sur le sujet. Leur lecture montre non seulement la conscience explicite du Magistère d’introduire des notions nouvelles en théologie morale sociale, mais aussi son désir d’y introduire ; de sorte qu’on peut sans dommage les autonomiser, le temps d’une exégèse attentive. Une fois celle-ci, je proposerai un exposé systématique de l’enseignement du Magistère sur le péché social ou structurel en faisant appel à la totalité des développements, avant de conclure sur le travail qu’il reste à faire.

Pascal Ide

[1] Logique de la philosophie, Paris, Vrin, 1974, p. 431.

[2] Contrairement à un cédérom en italien autrement complet regroupant la totalité des Insegnamenti di Giovanni Paolo II jusqu’en 1996.

[3] « La théologie s’organise comme la science de la foi, à la lumière d’un double principe méthodologique : I’auditus fidei et l’intellectus fidei. Selon le premier principe, elle s’approprie le contenu de la Révélation de la manière dont il s’est progressivement développé dans la sainte Tradition, dans les saintes Écritures et dans le Magistère vivant de l’Église. Par le second, la théologie veut répondre aux exigences spécifiques de la pensée, en recourant à la réflexion spéculative ». (Lettre encyclique Fides et ratio sur les rapports de la foi et de la raison, 23-10-1998, n. 65)

[4] De manière générale, pour les citations, je renvoie au tableau en annexe qui donne la liste de tous les textes utilisés avec leur référence précise. Tout soulignement dans notre texte l’est dans le texte original ; seront mentionnés de manière expresse mes soulignements propres.

[5] Qui est proche de péché social voire équivalent, comme le montre ce passage : « qui est cause du « péché social » et des structures d’oppression » (Homélie de la messe à l’hippodrome de Saint-Domingue, 11-10-1984, n. 5).

[6] Le premier emploi de l’expression « mécanismes pervers » se trouve dans la lettre encyclique Sollicitudo rei socialis, 30-12-1987, n. 40 : elle y est d’ailleurs juxtaposée à celle de « structures de péché ». On retrouve le même rapprochement dans les divers discours de son voyage en Bolivie : l’Allocution aux évêques de Bolivie, La Paz, 9-5-1988, n. 7 ; le Discours aux paysans, aux mineurs et aux ouvriers à Oruro, 11-5-1988, n. 7 ; Rencontre avec les jeunes, stade Capriles, à Cochabamba, 11-5-1988, n. 3.

[7] Par exemple, le terme « aliénation ». Jean-Paul II, un moment, cite son homélie au sanctuaire de Notre-Dame de Zapopan, au Mexique, le 30-1-1979, n. 4, où il emploie prudemment le terme entre guillemets, parlant « de tous ceux qui n’aceptent pas passivement les conditions hostiles de la vie personnelle et sociale, qui ne sont pas victimes de l’ »aliénation », comme on dit aujourd’hui » (La Documentation catholique, n° 1758, 18-2-1979, p. 184). Cette occurrence est d’autant plus intéressante qu’elle est la toute première et qu’elle vient d’un auteur qui connaît le marxisme, pour l’avoir étudié et surtout subi.

[8] A une seule reprise, me semble-t-il, le pape parle de « milieu de péché », dans un paragraphe où il lie, sans les identifier, péché social à péché du monde, le monde lui-même compris comme « espace spirituel fermé à Dieu » (Audience générale du 5-11-1986, n. 7) ou comme « « milieu » spirituel négatif » (Ibid., n. 9)

[9] Dans l’orbe de Reconciliatio et pænitentiæ, nous avons la série de remarquables catéchèses sur le péché originel, le péché du monde et divers numéros de l’audience du 5 novembre 1986 qui commente la notion de péché social introduite par l’exhortation, mais sans réelle nouveauté.

[10] Jean-Yves Calvez, Pierre de Charentenay, Bernard Sesbouë, Lectures de l’encyclique Sollicitudo rei socialis, col. « Média-Sèvres », Paris, Centre Sèvres, 1989, p. 27-28.

17.9.2018
 

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