La contradiction interne du féminisme radical

Le féminisme militant se trouve face au dilemme suivant. D’un côté, si l’être féminin n’est que du construit social, la féminité, tôt ou tard, se dissout dans le trans qui refuse toute binarité (ie. distinction masculin-féminin). C’est ainsi que le transgenre Beatriz-Paul Preciado, écrit : « J’ai décidé de cesser d’être une femme. Pourquoi l’abandon de la féminité ne pourrait-il devenir une stratégie fondamentale du féminisme [1] ? »

De l’autre, si la femme s’efface, le combat féministe s’affaisse. C’est ainsi que la féministe radicale italienne Silvia Federici [2] accuse la théorie du genre et le transféminisme d’éclipser la question du féminin : « Si l’on évacue les ‘femmes’ comme catégorie politique-analytique, alors le féminisme disparaît [3] ».

 

Loin d’être seulement intellectuel et distancié, ce débat est féroce. Les féministes s’entredéchirent. Un exemple. D’un côté, les FTM (Female-to-Male) transgenres cessent d’être femmes pour devenir hommes. De l’autre, certaines lesbiennes éprouvent un ressentiment face à cet abandon de l’être-femme. Voici comment l’universitaire américain transgenre (Judith devenue) Jack Halberstam analyse les graves conflits agitant les communautés non hétérosexuelles (entendez : homosexuelles, bisexuelles, trans, etc.) :

 

« Certaines lesbiennes semblent voir les FTMs comme des traîtres au mouvement des ‘femmes’, qui rejoignent l’autre bord et passent à l’ennemi [devenir vir, Male, et plus généralement, l’anatomie, c’est-à-dire le donné naturel, donc essentialiste]. Certains FTMs voient le féminisme lesbien comme un discours qui les diabolise, eux et leur masculinité. Certains ‘butch’ considèrent que les FTMs sont des butch qui ‘croient trop en l’anatomie’, et certaines FTMs pensent que les butch sont des FTMs qui ont peur de transitionner [4] ».

 

Ni terf (transexclusionary radical feminist, combattant les luttes trans invisibilisant les droits de la femme), ni adepte de la binarité, Catherine Malabou, qui se présente comme « féministe radicale [5] », croit trouver la solution en parlant d’« un féminin hors différence sexuelle, hors hétéronormativité [6] », celle-ci étant identifiée comme la cause ultime de la violence.

 

Vous êtes perdus ? Cela se comprend ! Les contraires appartiennent au même genre, observait Aristote. À force de vouloir réduire la différence sexuelle à une invention culturelle arbitraire, comment s’étonner qu’elle s’engloutisse, avant qu’elle n’engendre son opposé ?

Or, le problème vient du constructivisme anti-essentialiste qui est au cœur du féminisme : « Tout l’enjeu du mouvement de révolte féministe – explique une chercheuse au LEGS (Laboratoire d’études de genre et sexualités) auprès de l’Université Paris 8 – a été […] de dénaturaliser la féminité, c’est-à-dire dénaturaliser ce que devrait être et faire une femme [7] ». Certes, l’on comprend que la femme s’affranchisse de l’aliénation considérée comme phallocentrique (ou « phallogocentrique », renchérissait Jacques Derrida). On se souvient du titre du livre de Luce Irigaray : Ce sexe qui n’en est pas un [8]. Mais la réaction est aussi excessive que l’action à laquelle elle réagit. Comment, par exemple, ne pas sourire en lisant ce jugement péremptoire : « ce concentré de testostérone catégoriale qu’est le discours philosophique traditionnel [9] » ? Surtout, ce que la pensée ose affirmer, la vie le nie. C’est ainsi que, pour reprendre l’un des auteurs cités ci-dessus, Beatriz-Paul Preciado dit ne pas avoir fait le deuil de son féminin :

 

« Contrairement à ce que la médecine ou la psychiatrie croit et préconise, je n’ai pas complètement cessé d’être Beatriz pour ne devenir que Paul. Mon corps vivant, je ne dirais pas mon inconscient ou ma conscience, mais mon corps vivant qui englobe tout dans sa mutation constante et ses multiples évolutions, est comme une ville grecque, où coexistent, avec des différences de niveaux énergétiques, des bâtiment trans-contemporains, une architecture lesbienne post-moderne et de belles maisons Art déco, mais aussi des vieilles bâtisses champêtres, sous les fondations desquelles subsistent des ruines classiques animales ou végétales, des fondations minérales et chimiques volontiers invisibles. Les traces que la vie passée a laissées dans ma mémoire sont devenues de plus en plus complexes et relisées, formant un amas de forces vives [10] ».

 

Une observation de Jack Halberstam mérite d’être relevée, car elle vaut critique : « Comment se fait-il que, dans ces temps de transitivité des genres, alors que nous avions admis que le genre était une construction sociale, la transexualité devienne un phénomène à large-échelle [wide-scale phenomenon] [11] ? » Et d’ajouter : « J’envisageais aussi implicitement moi-même d’accorder la préférence à la personne trans non opéré vis-à-vis du transgenre identifié [12] ». Le retour du refoulé…

Pascal Ide

[1] Paul B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle, Paris, Grasset, 2020, p. 27.

[2] L’ouvrage qui l’a fait connaître est : Caliban et la sorcière. Femme, corps et accumulation primitive, trad. par le collectif Seronevo, revue par Julien Guazzini, Genève, Entremondes, 2017.

[3] Silvia Federici, Par-delà les frontières du corps. Repenser, refaire et revendiquer le corps dans le capitalisme tardif, trad. Léa Nicolas-Teboul, Paris, Divergences, 2020, p. 25.

[4] Judith/Jack Halberstam, « Transgender Butch, Butch/FTM Border Wars and the Masculine Continuum », GLQ. A Journal of Lesbian and Gay Studies, 4 (1998) n° 2, p. 287.

[5] Catherine Malabou, Le plaisir effacé. Clitoris et pensée, coll. « Bibliothèque Rivages », Paris, Payot & Rivages, 2020, p. 20. Cf. Id., Changer de différence. Le féminin et la question philosophique, coll. « La philosophie en effet », Paris, Galilée, 2007.

[6] Ibid., p. 109.

[7] Mara Montanaro, « Corps résistants et puissants chez Silvia Federici. Une stratégie d’insurrection féministe. À propos de Par-delà les frontières du corps. Repenser, refaire et revendiquer le corps dans le capitalisme tardif, de Silvia Federici », Contretemps. Revue de critique communiste, 18 juin 2020, p. 4. Souligné dans le texte.

[8] Cf. Luce Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un, Paris, Minuit, 1977.

[9] Catherine Malabou, Le plaisir effacé, p. 108.

[10] Paul B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle, p. 47-48.

[11] Judith/Jack Halberstam, « Transgender Butch, Butch/FTM Border Wars and the Masculine Continuum », p. 289.

[12] Ibid.

16.11.2021
 

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