Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature III-8 Brève histoire philosophique des théories de l’évolution du vivant. De Vries et Morgan jusqu’à aujourd’hui

3) 1900-1910. La théorie mutationniste de De Vries (1848-1935) [1] et Morgan [2]

À la mort de Darwin, il demeurait une difficulté majeure, à savoir le mode de transmis­sion des caractères des parents aux enfants. Darwin pensait que les habitudes de vie pouvaient modifier les individus au point que les caractéristiques nouvellement acquises soient transmises aux descendants, durant la vie. Sur ce point, il était donc tout-à-fait larmarckien.

a) Contexte historique

Les mutations n’ont été découvertes qu’au début du siècle. Mais, jusqu’en 1925, le schéma mutation-sélection ne fut pas accepté par la majorité des biologistes, parce qu’il présentait deux difficultés majeures : 1. les mutations sont trop peu nombreuses ; 2. les mutations sont destructrices et non pas constructives.

Aujourd’hui, on sait que ces deux critiques doivent être abandonnées.

Entre les deux guerres, la multiplication des faits tendait à accréditer de plus en plus la théorie de l’évolution. Mais il manquait une théorie unificatrice rendant compte du pro­cessus, du ou des mécanismes évolutifs, unifiant la complexité des données d’observa­tion. Une théorie émergea dans les années 1940, d’inspiration très nettement darwi­nienne. Elle faisait appel à des données issues des différents branches de la biologie moderne : la systématique (renouvelée par la notion de population), l’écologie, la géné­tique, notamment la génétique des populations, la paléontologie (devenue une discipline plus quantitative). Aussi la théorie nouvelle s’appela théorie synthétique de l’évo­lution. Cette pluralité synthétique est confirmée par celle de ses fondateurs : l’ornitho­logue Ernst Mayr, le généticien Th. Dobzhansky et le paléontologiste G. G. Simpson. Cette théorie mérite aussi d’être qualifiée de synthétique car elle fait appel non pas à un facteur évolutif, mais à plusieurs.

b) Conflit

On pourrait en quelque sorte opposer deux conceptions très différentes de la nature et donc de l’évolution.

Déjà à la fin du siècle dernier, en 1880-1890, la biologie a éclaté en plusieurs disci­plines différentes, comme l’embyrologie, la cytologie, la génétique, la biologie du com­portement, l’éthologie. Spécialisation souhaitable et féconde. Mais toute analyse se paie d’un inévitable manque de vision synthétique, donc de possible confrontation, voire d’af­frontement entre spécialistes. De fait, on observait grosso modo un clivage entre d’un côté les naturalistes qui s’occupaient de l’organisme considéré dans sa globalité, on di­rait dans son phénotype, de ses variations individuelles en relation avec son environne­ment, et de l’autre les biologistes qui observaient les facteurs génétiques en cause dans les évolutions observées.

Il faut bien mesurer les différences : le naturaliste observe, donc contemple son objet en intervenant peu ; le biologiste expérimente, de sorte que l’intervention de l’homme de science, donc de la technique est beaucoup plus importante.

Application à l’évolution : le naturaliste parlait de l’évolution surtout en termes de sélec­tion naturelle et le généticien en termes de mutations, pensant que la sélection pouvait, au mieux, éliminer les mutations nuisibles. De plus, depuis la redécouverte des lois de Mendel en 1900, les généticiens, à la suite du mutationnisme de Hugo de Vries et de Bateson (1894), étaient plutôt favorables à une conception saltationniste, par sauts brusques ; en revanche, les naturalistes, à la suite de l’École de Weismann, du fait de la sélection naturelle, défendait une évolution par variation individuelle continue.

On doit au biologiste allemand August Weismann d’avoir montré expérimentalement que la transmission des caractères acquis durant la vie était une fiction. Ainsi apparais­sait une forme améliorée de darwinisme. Pour faire simple, on peut dire que le muta­tionnisme = darwinisme – la théorie larmarckienne de l’hérédité des caractères acquis.

 

Mutationnisme (Hugo de Vries)

Théorie de Weismann

Point de vue du généticien

Point de vue du naturaliste (paléontologue)

Explication discontinuiste

Explication continuiste

Évolution par mutations

Évolution par sélection naturelle

4) 1937-1947. La théorie synthétique de l’évolution

Cette théorie (mal nommée, parfois, néodarwinisme) fut élaborée par Dobzhansky [3], Huxley [4], Mayr [5] et Simpson [6].

a) La théorie nouvelle de Huxley

Les faits précédents expliquent pourquoi le darwinisme dont l’objet est plus paléonto­logique a connu une certaine éclipse. Il était donc nécessaire de réaliser une « synthèse moderne ». C’est ce que Dobzhansky a amorcé en 1936. Et c’est ce qu’ont fait Simpson, Mayr et Huxley, ce dernier dans un ouvrage qui porte justement ce titre [7]. Cet ouvrage est un grand classique. Il retrace ce que l’on pourrait appeler la revanche du darwinisme. Son ambition est de réconcilier le darwinisme continuiste et la génétique plus conti­nuiste. Son génie a été non pas d’opposer les points de vue différents, mais d’avoir compris qu’ils étaient complémentaires. En effet, un seul mécanisme ne suffit pas à rendre compte de l’évolution : la seule sélection ne permet pas d’expliquer une évolution autre que de variation ; et la mutation n’est pas capable de produire un changement di­rectionnel. L’évolution obéit donc à des processus différents et présente plusieurs formes selon la perspective à laquelle on se place : plus historique au plan paléontologique, plus mécanique au plan génétique.

Mais comment Huxley a-t-il opéré la synthèse, combinant avec succès induction et dé­duction ? Il ne suffit pas de juxtaposer les deux perspectives : elles risqueraient fort de continuer à être des sœurs ennemies. Huxley a compris qu’il fallait valoriser le point de vue génétique : les mutations faibles seront la matière première de l’évolution. C’est sur elles que va s’exercer la pression de sélection du milieu. La mutation engendre un poly­morphisme génétique à l’intérieur d’une espèce ; dès lors la sélection va s’exercer. Alors que la perspective mutationniste classique ne leur donnait aucune valeur créative, Huxley va montrer le contraire. Les deux explications se conjuguent donc pour créer une évolution.

Le signe de la réussite de la synthèse fut celle d’un immense symposium organisé à l’université de Princeton, du 2 au 4 janvier 1947, réunissant des spécialistes de tous ho­rizons, « paléontologues, morphologistes, écologistes, éthologues, systématiciens et gé­néticiens de différentes écoles ». Or, « il était quasiment impossible de soulever une controverse, tellement les participants étaient fondamentalement d’accord entre eux. Pour contrôler la fiabilité de ma mémoire, j’envoyai un questionnaire aux survivants. […] Ils avaient tous gardé l’impression d’un accord essentiel entre les participants sur les modalités graduelles de l’évolution, la sélection naturelle agissant comme mécanisme élémentaire et comme unique force directionnelle. […] Non que la synthèse fût réalisée pendant la conférence de Princeton – elle est plutôt la preuve la plus convaincante qu’une synthèse s’était opérée au cours de la décennie précédente. […] La biologie évolutive n’était plus divisée en deux camps retranchés [8] ».

Il faut prendre conscience de l’importance de la théorie synthétique : elle offrait une uni­fication pendant longtemps attendue. Maintenant, elle paraît ‘naturelle’, parce qu’elle est adoptée par une grande majorité de chercheurs.

La génétique des populations nous a appris que les populations un peu étendues sont largement hétérozygotes. Or, l’hétérozygotie implique une diversité des chaînes d’ADN diverses. Aussi toute fécondation est-elle une hybridation : les modifications génétiques entraînent des variations chez les descendants, leur irréductible individualité et la pos­sible apparition de la nouveauté si bien aperçue par Henri Bergson.

b) Enoncé

L’explication de l’apparition des nouveautés a demandé que l’on fasse appel aux résul­tats de la génétique. Or, la synthèse entre les théories génétiques et le darwinisme fut longue. Elle fut opérée notamment grâce à la génétique des populations qui a étudié la transmission des gènes à l’échelle d’une population. Aussi la nouvelle théorie néodar­winienne, rafraîchie, ou théorie synthétique est = néodarwinisme + la génétique.

Voici comment André Bourguignon l’expose : « Le premier [Dobzhansky] montra que l’évolution n’est pas due à la mutation d’un seul gène, mais à la sélection naturelle qui, en triant les meilleurs allèles et les meilleures variétés de gènes au sein des populations, change progressivement le pool de gènes de celles-ci – ce qui donne naissance à de nouvelles espèces. Mayr définit une espèce par l’ensemble des individus évoluant en­suite pour leur propre compte, par modification de elur capital génétique. Simpson sou­tint que l’accumulation de petites variations donne à l’évolution son caractère graduel [9] ».

Les principes sont toujours au nombre de deux : 1. D’une part, l’espèce est une popula­tion, un ensemble d’individus interféconds au sein desquels se produisent de multiples mutations et de croisements qui causent une grande variabilité génétique. 2. D’autre part, les individus sont soumis à un milieu auxquels ils tentent de s’adapter : tant que le milieu demeure constant, la sélection stabilise l’espèce, le milieu demeure passif ; dès que le milieu change, il devient actif et sélectionne les génotypes les mieux adaptés. On comprend donc que le milieu n’est adaptatif que si l’espèce possède des possibilités préadaptées, que si le génome a la capacité de proposer des mutations assez variées, autrement dit que le second principe présuppose le premier.

Ce double mécanisme permet du point de vue de l’espace, une variation géographique continue et du point de vue du temps, une adaptation progressive, continue, que l’on ap­pelle anagenèse. La théorie synthétique est gradualiste, continuiste.

c) Exemple

Un exemple est souvent invoqué. En fait, il a fallu attendre les années 1950, le tarvail du zoologiste d’Oxford Bernard Kettlewell pour obtenir une preuve de l’efficacité de la sélection naturelle dans la nature. Rappelons cette expérience devenue justement cé­lèbre.

Un hyménoptère, le Phalène du Bouleau, vit normalement sur le tronc recouvert de li­chens de ces arbres : il y a un siècle, tous ces papillons anglais étaient blancs ; or, les bouleaux, comme le lichen sont de couleur claire. Or, aujourd’huiles régions de forte pollution industrielle souille le tronc des bouleau et l’on observe que les papillons noirs se multiplient. Mais ceux-ci sont mieux adaptés à la survie contre les prédateurs qui les distinguent moins. C’est donc que la multiplication, la sélection s’est opérée par la pres­sion du milieu.

Mais, à l’encontre de ce que l’on croit parfois, Kettlewell ne s’est pas contenté d’obser­ver ; il a expérimenté et testé son hypothèse. « Nous avons décidé de tester le taux de survie des deux variétés dans des régions boisées de types opposés. Pour ce faire, nous avons relâché un nombre connu de papillons des deux couleurs. Sur la face inférieure, chacun des papillons était marqué d’une tache de peinture cellulosique à séchage ra­pide ; une couleur différente étant utilisée chaque jour. Ainsi, après avoir recapturé un grand nombre de papillons, nous pouvions identifier ceux que nous vions relâché et établir la durée pendant laquelle ils avaient été exposés à leurs prédateurs naturels.

« Dans une forêt non polluée nous avons relâché 984 papillons : 488 sombres et 496 clairs. Nous en avons recapturé 34 sombres et 62 clairs, ce qui indiquait que dans ces bois la forme claire avait un net avantage sur la forme sombre. Nous avons ensuite ré­pété l’expérience dans les bois pollués de Birmingham en relâchant 630 papillons : 493 sombres et 137 clairs. Le résultat fut complètement inversé : en proportion, nous avions recapturé deux fois plus de papillons sombres que de clairs [10] ».

En conséquence, dans les régions polluées, ce sont les papillons sombres qui survi­vent mieux et, dans les régions rurales, ce sont les papillons clairs.

On peut l’imaginer : les travaux de Kettlewell connurent un grand succès.

5) Conclusion

On remarquera qu’une nouvelle théorie apparaît environ tous les 50 ans. Puisque nous abordons le troisième millénaire, il nous faut donc nous interroger sur l’état des théories de l’évolution aujourd’hui.

De fait, la théorie synthétique s’est imposée rapidement en pays anglo-saxons, plus lentement en France. Aujourd’hui, l’immense majorité des biologistes adhère, sans état d’âme, à la théorie synthétique de l’évolution. Il demeure quelques rebelles. De différents bords, ainsi qu’on va le voir dans un instant.

Cela nous permettra aussi de nous interroger, comme par exemple un Jean Chaline, sur les insuffisances de la théorie actuellement en vigueur et sur les nouveautés qui se profilent.

C) Les interprétations en présence aujourd’hui

Non seulement la théorie synthétique ne fait pas l’unanimité, mais même la théorie de l’évolution est discutée par certains [11].

Je passe les apports scientifiques. Les décennies qui ont suivi, notamment depuis 1970, la génétique a invité à préciser la manière dont les gènes jouaient dans l’évolution [12]. On sait maintenant que le génôme n’est pas une structure stable qui change seule­ment en fonction de mutations aléatoires. Deux changements sont apparus qui tendent à une vision plus unifiée du vivant : 1. le génôme est considéré non pas seulement comme une suite bien séquencée de gènes, mais comme un tout, comprenant le gène, de sé­quences régulatrices et entretenant de multiples interactions. 2. Le génôme est une réa­lité variable, dynamique, doué d’une puissance de créativité : de sorte que l’on restitue à la créativité interne du sujet sa capacité d’innovation ; la sélection naturelle tendait à mi­nimiser l’activité du vivant.

1) La théorie neutraliste

Très simplement, la théorie du Japonais Motoo Kimura; qui fit beaucoup parler d’elle à l’époque, se fonde sur le fait que le génome et les protéines présentent beaucoup plus de variations qu’on ne l’imaginait [13]. Or, nombre de ces mutations semblent ne rien changer. Aussi Kimura énonça l’hypothèse de prime abord antidarwinienne selon la­quelle les mutations n’avaient pas de valeur évolutive, qu’en un mot, elles étaient neutres. D’où le qualificatif de neutraliste qui a caractérisé sa théorie. Le neutralisme sti­pule donc que les variations génétiques sont neutres et que les mutants se répandent dans les populations sans aucun avantage sélectif.

Le débat fit rage de 1966 à 1980, grosso modo. Aujourd’hui, la théorie neutraliste a été intégrée dans le néodarwinisme. Les débats ne portent plus sur le fait, l’existence de mutations neutres, mais seulement sur leur nombre.

2) La théorie de l’équilibre ponctué

Pour répondre aux difficultés de la théorie synthétique de l’évolution, en 1972, Stephen Jay Gould et son collègue Niles Eldredge, du Musée américain d’histoire naturelle de New York [14], ont proposé une théorie dite des équilibres ponctués. Ils ont ainsi contribué à faire accepter non pas une vision gradualiste de l’évolution, qu’accrédite le darwinisme orthodoxe, mais une perspective saltatoire.

a) Exposé

Une des thèses centrales du biologiste Jay Gould est l’« idée de la contingence de la vie et de l’homme [15] ». En effet, celui-ci étudie les fossiles des schistes de Burgess en Colombie Britannique, au Canada, au nord-est des Etats-Unis. Ce site géologique, l’un des plus importants du monde, a été découvert en 1909 par Charles Doolittle Walcott, secrétaire de la Smithsonian Institution de Washington. Il contient quantité de méta­zoaires très primitifs et désormais fossiles, des spécimens de l’explosion biologique qui eut lieu à l’époque précambrienne, il y a 560 millions d’années. Walcott les classa. Harry Willington constate que « les fossiles mous si remarquablement conservés, témoins d’animaux qui ont tous vécus dans l’océan, sont d’une diversité inouïe. Ils affectent les formes les plus extravagantes. On en connaît un certain nombre, des trilobites, crustacés, chélicérates, etc. Mais la grande majorité de ces espèces ne correspondent pas à des types biologiques connus. Pour Gould, c’est le signe de notre contingence et il a pour une part raison (du côté de la cause matérielle, pas du point de vue de la cause finale). Pour nous, c’est le signe de l’extraordinaire puissance de la matière. Et il faut reconnaître que le darwinisme le manifeste, même si c’est au mépris de la finalisation et de l’appétit inscrits dans dans la matière.

« Les eucaryotes, à la différence des procaryotes, enferment leur code génétique dans un noyau spécifique qui réunit les chromosomes par paires. Sans doute pour cette rai­son, ils ont été l’origine d’une innovation qui allait ensuite se révéler extrêmement fruc­tueuse : la sexualité ». Pourquoi ? « Jusqu’alors les êtres vivants se reproduisaient en effet seulement par mitose : chaque chromosome donnait lieu à sa cipe et chaque cellule fille était identique à la cellule mère. Mais les eucaryotes, dont les chromosomes sont grou­pés par paires, peuvent aussi se reproduire par méiose : ils ne transmettent alors à leur descendance que la moitié de leur patrimoine génétique. Il faut donc une fécondation pour compléter le contingent de chromosomes nécessaires ». Autrement dit, la membrane nucléaire permet une mise en ordre, un rangement du matériel nécessaire à la féconda­tion. Bref, l’ordre est condition (et effet, du point de vue de la cause finale) de la sexualité. Raison de plus pour voir en elle un surcroît de perfection.

Selon ces auteurs, les espèces présentent une remarquable stabilité durant de très longues périodes, pouvant aller jusqu’à des millions d’années. Elles sont en stase.

Comment se produit la nouveauté, donc l’évolution ? La nouveauté apparaît dans de très petites populations marginales ; or, elles essaiment tout autour de l’’aire de réparti­tion de l’espèce-mère. Alors, émergent des espèces nouvelles, selon le mécanisme dé­crit par Ernst Mayr. Beaucoup disparaîtront. Mais, si le milieu est favorable, elles vont pouvoir survivre, se multiplier rapidement, acquérir une grande stabilité et supplanter l’espèce-mère dans son aire de distribution initiale.

Selon cette théorie, l’évolution procède donc de manière irrégulière, alternant longues phases de stagnations ou de dérives lentes et brèves périodes de mutations rapides, ponctuelles et de spéciations. D’où son nom. On appelle aussi les théoriciens des ponctualistes.

On pourrait donner un exemple tiré des ouvrages de Gould.

b) Évaluation par rapport au darwinisme

Cette théorie demeure darwinienne en ce qu’elle se fonde d’une part sur les variations-mutations aléatoires et d’autre part sur l’étroit ajustement de l’espèce au milieu, donc à la pression de sélection de l’environnement.

Mais la théorie des équilibres ponctués introduit plusieurs modifications à la théorie synthétique : la sélection ne joue plus qu’entre les espèces naissantes et non dans leur croissance ; d’autre part, son rôle est de simple tri. En conséquence, la place laissée au hasard (le premier élément) est plus importante que dans la théorie classique : le hasard est le principal facteur d’innovation ; l’événement joue un rôle déterminant. Enfin, la théorie synthétique est plus gradualiste. Mais Gould adopte une conception très rigide de l’espèce et refuse tout gradualisme ; il privilégie une conception discontinue de l’évolu­tion ; en ce sens, il constitue une variante du catastrophisme.

c) Évaluation

Le succès foudroyant de la théorie s’explique d’abord par la pédagogie et la force de conviction de ses auteurs : Gould est un vulgarisateur mondialement connu. Mais elle s’explique surtout par la nouveauté de la théorie qui permet de sortir du cadre très léga­liste que constitue le continuisme darwinien et néodarwinien ; elle permet aussi d’intro­duire un indéterminisme qui rend mieux compte d’un certain nombre de modalités ac­tuelles de l’évolution.

Notons toutefois les ombres du tableau. Henri Tintant en note trois : 1. « L’apparition soudaine, quasi-instantanée, des espèces […] est pratiquement impossible à vérifier sur nos documents paléontologiques ». En effet, comment vérifier si une discontinuité est due à une modification brutale de l’espèce ou à une lacune de l’information ? 2. La stase des espèces est-elle liée à la fixité de l’espèce ou à la stabilité de l’environnement ? Pour les gradualistes, la stase est liée au seul milieu et les changements continus débordent le cadre de la seule espèce ; pour les ponctualistes, au contraire, elle est indépendante des modifications du milieu et les modifications progressives sont toujours intraspécifiques. Seule une analyse quantitative détaillée permettra de trancher ce qui risque fort de de­venir une discussion scolastique sans fondement expérimental. 3. La sélection joue-t-elle un rôle dans la spéciation ? Non, répondent les ponctualistes qui accordent la plus grande part au hasard ; oui, répondent les gradualistes : c’est la sélection qui explique le succès des innovations et la diversification des lignées. « Sans doute ces deux méca­nismes jouent-il des rôles très différents, plutôt complémentaires qu’exclusifs, chacun à son niveau propre. Au lieu de les opposer stérilement, sans doute est-il préférable de chercher entre eux une nouvelle synthèse, rendant à chacun la part qui lui revient [16] ».

Surtout, le fond de l’inspiration de la théorie demeure néodarwinien. Le mérite de Gould est d’insister sur les contraintes développementales que les néodarwiniens fixés sur la toute-puissance de la sélection ont tendance à oublier, dans le processus de ge­nèse des formes.

Il demeure que cette théorie respecte davantage la stabilité de l’espèce ; de plus, elle déchiffre une alternance entre période de préparation de la matière à la future forme et période d’advenue, d’émergence de la forme nouvelle. Mais, là encore, cette explication demeure circonstancielle, elle ne rend pas compte de la tendance vers une forme supé­rieure, dans tous les sens du terme ; surtout, laissant la plus grande place au hasard, elle est incapable de rendre compte de la complexification. La théorie de Gould et Elredge est une apologie de la contingence et du désordre, donc de la richesse foisonnante de la vie : la vie est belle [17]

Bref, les débats entre gradualistes (Mayr), neutralistes (Kimura) et ponctualistes (Gould et Elredge) n’apportent aucun changement conceptuel de fond puisqu’ils portent seule­ment sur le rythme de l’évolution et jouent seulement sur la pondération respective à ap­porter aux deux facteurs-clés déjà individualisés par Darwin : hasard et sélection natu­relle.

3) Les théories finalistes naïves

Je ne parle pas des théories créationnistes qui trouvent un regain de vitalité dans cer­tains milieux [18]. Je veux parler de propositions évolutionnistes délibérément finalistes, comme celles de Pierre Teilhard de Chardin, Georges Torris ou Michael Denton. Je me contenterai de prendre ce dernier exemple qui est aussi le plus récent [19].

Denton est un biochimiste généticien néozélandais, ancien directeur du Centre de gé­nétique humaine de Sydney, qui s’est fait connaître au public français par son ouvrage polémique : L’évolution. Une théorie en crise [20]. Quoi que l’on pense de sa thèse fon­damentale, cet ouvrage n’a pas eu la réception qu’il méritait. Comme il avait le courage d’attaquer de front la théorie néodarwinienne de l’évolution, il a aussitôt été mis au banc et on a préféré le mépriser par le mutisme que le réfuter par des arguments. L’ouvrage présentait bien des faiblesses, scientifique et philosophique, encore fallait-il les dénon­cer sans polémique [21]. Mais le pays qui sut exporter le modèle révolutionnaire sait aussi être très conservateur. Nous verrons plus loin sur quoi porte l’allergie. S’il y avait une critique à adresser à l’ouvrage de Denton, elle portait plutôt sur son caractère stric­tement déconstructeur. En le fermant, on se demandait quelles étaient les convictions de son auteur. Plus encore, on se prenait à croire qu’il était antiévolutionniste. À tel point que son ouvrage a pu en alimenter d’autres ne présentant ouvertement aucune sympa­thie pour l’évolution [22].

On attendait donc un nouvel ouvrage où Denton défende clairement ses propres posi­tions. Tel est le cas de L’évolution a-t-elle un sens ?, où le chercheur-penseur adopte une perspective sereine, ne garde ses critiques que pour les derniers chapitres et pro­pose, en clair et en plein, sa vision sur la nature, en général, et sur l’évolution, en parti­culier.

Je ne souhaite pas reprendre tout l’ouvrage au demeurant fort clair. Il présuppose peu de connaissances scientifiques et les parties techniques sont réservées à des annexes, elles-mêmes très pédagogiques. Je vais plutôt expliciter l’argumentation dont la structure est, elle, beaucoup moins limpide. Cet effort, qui relève autant de la logique que de la philosophie de la nature ne sera pas inutile pour situer l’apport de l’ouvrage, en positif et en négatif.

a) Thèse

La problématique de l’ouvrage est contenue dans le titre : L’évolution a-t-elle un sens ? et sa réponse : Oui. Denton ne s’embarrasse pas de préambules, puisque sa Préface commence ainsi : « Ce livre est un essai de théologie naturelle […]. C’est la première fois, je crois, qu’au cours de ces dernières années l’on tente de donner une interprétation to­talement téléologique du phénomène de la vie sur la Terre », c’est-à-dire que la vie et l’homme « ont été engendré par quelque processus orienté vers un but. […] Le principal objectif de ces pages est de montrer que l’hypothèse traditionnelle du dessein, loin d’être la doctrine surannée et obscurantiste décrite par certains, est entièrement compatible avec les faits connus en science [23] ».

Si la thèse est identiquement le titre français, l’argumentation générale est énoncée par le titre anglais The Long Chain of Coincidence, qui, en effet, n’aurait pas fait « tilt » en fran­çais. La titulature du dernier chap. le reprend, dévoilant le nerf de l’argumentation.

b) Structure générale de l’argumentation

La thèse précise est la suivante : le cosmos, la nature est biocentrique. Autrement dit : est adéquat à la vie. Cette problématique, pour être bien comprise, suppose que l’on précise les deux notions qui composent le prédicat. Qu’entendre, d’une part, par adéquat qui est un concept central dans l’argumentation de Denton, même s’il ne prend jamais le temps de l’expliciter pour lui-même ? d’autre part, par vie ?

Adéquat, pour Denton, signifie proportionné, exactement disposé… Appliqué à notre sujet, est adéquat, le moyen qui est précisément ajusté à sa finalité. On voit donc que toute cette conception suppose tout un regard sur la nature et sur l’ordre entre les phé­nomènes. Denton précise, apportant une restriction draconienne : on ne peut qualifier une entité ou un processus d’adéquat que s’il est le seul à convenir. Dans la mesure où l’on peut répondre. En tout cas, cette notion d’unicité, de laquelle découle la nécessité, est essentielle pour notre chercheur.

Denton entend vie au sens biologique classique. Un être vivant est un être doué de l’opération fondamentale, la plus caractéristique, la plus reconnaissable : la reproduc­tion. Le vivant est donc un être matériel capable de s’autorépliquer.

En fait, cette notion de vie se dédouble, ce qui conduit à distinguer deux sous-problé­matiques. Denton veut parler à la fois de l’apparition de la vie et de son évolution. Aussi parler d’un cosmos biocentrique, c’est dire que la nature est orientée d’une part vers la vie biologique, d’autre part vers l’être humain. Aussi l’ouvrage se divise-t-il en deux par­ties, après une introduction générale qui est une topique faisant un rapide historique de l’opinion contraire à la sienne, à savoir que l’apparition de la vie et l’évolution sont contingentes (chap. 1) : l’apparition de la vie a un sens (chap. 2 à 11) et son évolution de même (chap. 12 à 17).

c) Exemple de la lumière

Illustrons cette argumentation encore toute formelle à partir de l’exemple de la lumière (chap. 4, p. 101-114). La thèse est fournie par le titre du chapitre : « l’adéquation de la lumière », autrement dit : la lumière est extraordinairement adéquate à l’apparition de la vie.

1’) Présupposés physiques

Rappelons ce qu’est une radiation électromagnétique. De manière tout à fait générale, on distingue matière et énergie. Or, l’énergie prend plusieurs formes, quatre pour être précis, dont deux nous intéresseront ici : gravitationnelle et électromagnétique. La struc­ture de l’énergie électromagnétique est à la fois corpusculaire et ondulatoire. Mais, pour simplifier, on ne considère ici que la structure ondulatoire.

Or, tout phénomène ondulatoire se caractérise par sa longueur d’onde. Si on prend l’exemple des ondes matérielles visibles, comme les ondes qui rident la surface d’une eau, cette longueur correspond à la distance séparant deux crêtes. Sur l’eau, cette dis­tance varie de quelques centimètres (lors de risées) à quelques dizaines de mètres (lors de tempêtes cataclysmiques). En revanche, la variété des ondes électromagnétiques existantes est infiniment plus grande. Prenons comme unité le micron qui égale un mil­lionième de mètre, soit un millième de millimètre : ces ondes s’étendent des ondes radio qui se mesurent avec des unités de l’ordre du kilomètre (soit un milliard de microns, au­trement dit 109 microns), aux rayons X et aux rayons gamma (qui font 10-16 micron). Par conséquent, l’éventail des radiations électromagnétiques est de 1025, ce qui est absolu­ment colossal. Il est même difficile d’en avoir quelque imagination. Deux images : la plus grosse fortune du monde (par exemple Bill Gates, 35 milliards de dollars, soit presque 200 millards de francs, soit 20 mille milliards de centimes) compte 2 fois 1013 centimes ; 1025 est mille milliards de fois plus riche !! De même, si l’on compte l’âge de la terre en secondes, soit 4,5 milliards d’années par 28 millions de secondes dans une année, on arrive à un peu plus de 1017 secondes. Une entité de 1025 secondes serait cent millions de fois plus vieille que la Terre. On commence à avoir le tournis.

Appliquons ces notions aux radiations électromagnétiques qui nous intéressent. Que représente d’abord le rayonnement le mieux connu, le seul visible, à savoir la lumière ? Paradoxalement, contrairement à ce que l’on croit d’habitude, la lumière correspond à une bande infime : à peine un-demi micron, soit la moitié de 1 sur 1025. Les infrarouges et les ultraviolets tirent leur nom de leur proximité avec les deux couleurs extrêmes du spectre lumineux qui va de 0,4 à 0,8 micron. Précisément, l’infrarouge borde le rouge qui est la couleur de plus grande longueur d’onde (vers 0,8 micron) et l’ultraviolet borde le violet qui est la couleur de plus petite longueur d’onde (vers 0,4 micron). Si l’on voulait, là encore, employer une image : les longueurs d’onde correspondant aux infra-rouge et à la lumière visible correspondent à 1 carte prise parmi 1025 cartes. L’image de Denton est hautement convenante, puisqu’il va plus tard être question de hasard et de probabi­lité.

2’) Or, l’apparition de la vie nécessite 1. l’existence de radiations électromagnétiques précises…

La vie nécessite l’existence d’une source d’énergie. Il y a deux possibilités : l’oxydation des sulfures, par les bactéries des profondeurs de la mer ; à la surface de la Terre, sub­stance nutritives et énergie se trouvent à proximité des sources d’eau chaude et des vol­cans. Ces deux sources d’énergie se dispensent de toute lumière solaire. Mais elles ne donnent l’être qu’à des vies très rudimentaires (des eucaryotes ?). Seule la lumière d’origine stellaire fournit une énergie qui permet la biosphère riche et diversifiée que nous connaissons. « En fait, il n’y a pas d’alternative au rayonnement stellaire [24] ». Sans étoiles, le cosmos serait dépourvu de vie.

Mais nous sommes loin d’être au bout de nos peines.

a’) Besoins positifs

Précisons d’abord en positif quelles sont les différentes caractéristiques nécessaires à la vie. La vie a besoin :

* de lumière proprement dite. En effet, la lumière fournie par le soleil permet la photo­synthèse, donnant l’énergie qui permet de construire sucres et lipides à partir des com­posants plus élémentaires comme l’eau et le gaz carbonique. Or, la photosynthèse est le moteur de la vie chez les plantes qui elles-mêmes sont la nourriture des animaux hétéro­trophes, c’est-à-dire presque tous les animaux.

* de chaleur. En effet, c’est la chaleur fournie par le soleil qui est le moteur du grand cycle de l’eau : extraction de l’eau hors des océans par évaporation, accumulation de la vapeur dans l’atmosphère, précipitations de pluie (ou de neige), formation de rivières (ou de glaciers), retour à la mer, aux océans. Or, l’eau est le composant vital premier.

En effet, les molécules biologiques n’interagissent les unes avec les autres que si elles possèdent une énergie égale ou supérieure à un certain seuil que l’on appelle « énergie d’activation ». Et ce seuil, pour la grande majorité des réactions chimiques se produisant chez le vivant, l’énergie d’activation se situe entre 15 et 65 kilocalories par mole (ce qui l’unité de la quantité de matière). Or, les radiations sont de l’énergie, ainsi que je le di­sais et une loi physique relie cette énergie à la longueur d’onde électromagnétique. Précisément, une énergie comprise entre 15 et 65 kilocalories par mole est fournie par des ondes dont la longueur d’onde se situe entre 0,8 et 0,32 micron.

De même, la chaleur délivrée par le rayonnement maintient l’hydrosphère terrestre à une température élevée et fournit l’énergie nécessaire aux systèmes climatiques.

Or, c’est l’infrarouge qui, par effet Joule, au contact d’un milieu, se transforme en cha­leur.

b’) Besoins négatifs

En revanche, en négatif, les autres radiations sont nocives : la vie est un phénomène très fragile qui a besoin d’être protégée d’un certain nombre d’autres radiations électro­magnétiques. Précisément, les rayonnements qui vont des rayons gamma aux ultravio­lets sont tous destructeurs de la vie. De l’autre côté, les rayonnements situés dans l’infra­rouge lointain et dans le domaine des micro-ondes sont nocifs pour les être animés. Les seules zones qui ne soient pas dangereuses – pratiquement – pour l’être organique sont la lumière visible, l’infrarouge proche et les ondes radio dont les longueurs d’onde sont très élevées, ainsi que nous l’avons vu.

Il faut bien comprendre que ce n’est pas seulement une échelle de longueur d’onde convenante, mais nécessaire à la vie. En effet, si la longueur d’onde était légèrement su­périeure à 0,7 micron (vers l’infrarouge), l’énergie dégagée serait trop faible pour que les réactions chimiques favorables à la vie puissent se déclencher. En revanche, si la lon­gueur d’onde était légèrement inférieure à 0,3 micron (et donc se trouvait dans l’ultravio­let), elle dégagerait une énergie trop grande et briserait les structures moléculaires constituant le vivant. Voilà pourquoi le vivant ne peut exister dans les zones exposées aux UV.

Telle est la demande. Voyons quelle est l’offre.

3’) … et un milieu qui permette aux ondes de parvenir jusqu’aux êtres vivants

Il faut non seulement que les rayonnements soient convenants, adéquats. Encore faut-il qu’ils parviennent jusqu’aux êtres vivants eux-mêmes. Or, ceux-ci sont séparés des ra­diations solaires par deux milieux : l’air et l’eau. Et ces deux milieux sont nécessaires à la vie. L’atmosphère contient l’oxygène, l’azote, le gaz carbonique et la vapeur d’eau né­cessaires aux formes vivantes actives et évoluées. Quant à l’eau, elle est le premier mi­lieu où la vie s’est développée. Sans eau, non seulement comme milieu intérieur, mais comme milieu extérieur, la vie ne serait pas. Toutes les réactions chimiques nécessaires à la vie se produisent dans l’eau liquide.

Il est donc nécessaire que l’air et l’eau soient transparents à la lumière et aux infra­rouges. Plus encore, ces deux milieux ne doivent pas laisser filtrer les radiations qui sont nocives.

4’) Or, il se trouve que 1. la lumière fournie par le Soleil à la Terre correspond exacte­ment à cette demande…

Or, il se trouve que 70 % des rayonnements émis par le Soleil se concentrent dans la bande qui va de l’ultraviolet proche (0,3 micron) à l’infrarouge proche (1,5 micron). Plus précisément quoiqu’encore approximativement, la moitié de l’énergie rayonnée par le Soleil se situe dans la bande de la lumière visible et l’autre moitié correspond à l’infra­rouge proche, d’une longueur comprise entre 0,8 et 2 microns. [25]

À quoi on peut ajouter une preuve négative. Or, il se trouve là encore que le Soleil dé­verse presque toute l’énergie de son rayonnement dans la seule bande nécessaire à la vie, et presque rien dans les bandes nocives. Non seulement la vie reçoit les ondes bé­néfiques, mais elle ne reçoit qu’elles.

Par conséquent, seule la lumière du Soleil est adéquate à l’apparition de la vie.

5’) … et que 2. les milieux sont parfaitement transparents aux radiations bonnes pour la vie

Les différents gaz composant l’atmosphère laissent passer 80 % des rayonnements solaires dans la région du visible et de l’infrarouge proche. Cela n’a rien d’évident : la majorité des gaz est totalement opaque à la lumière visible et l’infrarouge proche. Si par exemple l’atmosphère terrestre était composé de chlore et de brome à l’état gazeux, la lumière visible serait absorbé, ainsi que les rayonnements électromagnétiques immédia­tement adjacents, notamment dans l’infrarouge proche.

Ce qui est vrai de l’air se vérifie aussi de l’eau. On le sait d’expérience : la lumière pé­nètre profondément dans l’eau. « L’œil humain peut apercevoir de la lumière jusqu’à envi­ron 500 mètres de profondeur dans les eaux océaniques claires ; mais les plaques pho­tographiques très sensibles décèlent des quantités encore appréciables de lumière à une profondeur de 1 000 mètres [26] ». Là encore, il s’agit d’une propriété très spécifique à l’eau.

Ne parlons pas des éléments solides dont en général une couche épaisse d’une frac­tion de millimètre suffit à arrêter toute lumière.

Inversement, tous les autres types de rayonnement, autant les rayons gamma, les rayons X et les UV que les micro-ondes ne peuvent presque pas atteindre la surface de la Terre, car l’air les absorbe.

De même, l’eau absorbe fortement les rayonnements électromagnétiques autres que la lumière visible et les ondes radio (d’où la possibilité des sonars) : même les deux franges d’ultraviolet et d’infrarouge ne pénètrent guère au-delà d’une fraction de milli­mètre. L’eau à état liquide, notamment, absorbe fortement les rayonnements inférieurs à 0,2 micron. Par ailleurs, l’eau liquide absorbe aussi beaucoup les infrarouges, donc la chaleur, de sorte que la chaleur atteignant la surface de la mer est retenue dans les couches superficielles. Or, l’eau est un médiocre conducteur de chaleur. De sorte que l’on trouve une couche d’environ 20 mètres d’eau chaude et légère ; en-dessous de – 100 mètres, la température de la mer, où que ce soit, décroît rapidement pour atteindre environ 4° C à – 1 000 mètres. Or, la rétention de la chaleur en superficie facilite le trans­fert de la chaleur aux régions froides de l’oécan, ce qui maintient l’équilibre de la tempé­rature de la planète, notamment en ralentissant le phénomène de congélation des pôles.

6’) D’autres coïncidences sont troublantes, mais pas quantifiables

La première coïncidence, non quantifiable, c’est la présence accessible d’une source stellaire auprès de la Terre.

Une autre est plus accidentelle. Nous avons vu que la lumière visible et l’infrarouge remplissaient deux fonctions, deux finalités vitales différentes. Or, il se trouve qu’ils sont adjacents dans les rayonnements électromagnétiques. Mais aucune propriété physique n’explique cette proximité. « Si ces deux types de rayonnement étaient très éloignés, il se­rait probablement beaucoup trop difficile d’arranger la nature pour qu’ils atteignent simul­tanément et dans les proportions appropriées la surface d’une planète dominée par l’eau [27] ».

Ici joue un principe d’économie, d’harmonie et donc de beauté. À la limite, on pourrait quantifier. Denton file sa métaphore du jeu de cartes en disant : « C’est comme si, dans la pile de cartes à jouer haute comme la moitié du cosmos, nous trouvions deux cartes dos à dos [28] ».

On pourrait encore ajouter une autre coïncidence troublante, liée au temps : le plus lé­ger changement dans l’énergie rayonnée par le Soleil eût été néfaste pour l’histoire de la vie, d’abord pour son apparition, ensuite pour son évolution. Or, le rayonnement émis par le Soleil est d’une constance incroyable sur des milliards d’années. Là encore, on doit constater cette coïncidence si heureuse.

7’) Conclusion

Plusieurs auteurs que cite Denton ont souligné cette convenance extraordinaire : « la lumière visible […] se situe exactement dans l’échelle d’énergie convenable […] pour pouvoir donner lieu à des réactions photochimiques [29] ». Dans un article justement cé­lèbre, furent mis en évidence l’exceptionnelle correspondance ou adéquation existant entre l’offre énergétique du soleil et la demande énergétique de la chimie biologique. « Nous vivons sur une planète qui a beaucoup de chances, parce que les rayonnements capables de promouvoir des réactions chimiques ordonnées constituent la plus grande partie de ceux qui sont émis par notre Soleil. Dans la gamme des longueurs d’ondes de 400 à 700 nanomètres, correspondant comme on l’admet généralement à la vision hu­maine, figurent déjà 41 % des rayonnements émis par le Soleil […]. La totalité de la gamme des longueurs d’onde utiles en photobiologie s’étend de 300 à 1 100 nano­mètres, et correpond à 75 % des rayonnements émis par le Soleil [30] ». Et pour l’eau : « Lorsqu’on considère l’importance de la lumière visible pour tous les aspects de la vie sur la Terre, on ne peut s’empêcher d’être impressionné par la fenêtre extraordinaire­ment étroite qui lui est ménagée au sein du specter d’absorption atmosphérique […] et du spectre d’absorption de l’eau [31] ». Bref, nous sommes face à des coïncidences qui suscitent l’étonnement.

Au total, nous sommes en présence d’un nombre stupéfiant de coïncidences elles-mêmes très étonnantes. On peut les nombrer, ce qui n’est pas si fréquent. Les coïnci­dences sont au nombre de quatre, dit Denton. En réalité, je pense qu’il n’y en a que trois : entre le rayonnement du soleil et les radiations nécessaires à la vie ; entre ce rayonne­ment et la transparence de l’air ; entre ce rayonnement et la transparence de l’eau. Denton a confondu – c’est le typique problème des arbres et des espaces – le nombre de termes en coïncidences et celles-ci. Mais ramener les coïncidences à trois rend la dé­monstration à peine moin probante. Quand bien même il n’y en aurait qu’une qu’elle fonderait le raisonnement finaliste.

De surcroît, ces coïncidences sont indépendantes les unes des autres. Et chacune est d’une probabilité infime : 1 sur 1025.

Donc, nous sommes bien en présence d’une chaîne de coïncidences. CQFD. Puisque les variables sont indépendantes, on peut leur appliquer le calcul des probabilité. Autrement dit, « c’est comme si un joueur avait tiré quatre [en fait, trois] fois de suite la même carte dans un jeu qui en aurait contenu 1025 [32] ».

Or, la coïncidence de plusieurs données hautement improbables et indépendantes et engendrant un effet bon est liée à une cause que l’on qualifie de finale. En conséquence, l’existence de la lumière est finalisée par l’apparition de la vie. Autrment dit, la lumière est biocentrique ou adéquate à la vie, au sens technique que Denton donne au terme adéquat.

8’) Objection et réponse

Je relèverai seulement une difficulté, celle que poserait le mécanisme. Il expliquerait ce qui précède en termes de cause efficiente, de mécanisme seul. En effet, du côté du Soleil, on sait que sa température de surface est voisine de 6000° C. Or, le spectre du rayonnement émis par un corps est fonction de sa température. Et, les lois physiques prévoient très précisément qu’un rayonnement de 6000° C sera source de rayonnements dans l’étroite bande que nous connaissons. Plus encore, la quasi-totalité des étoiles qui ont la taille, les dimensions du Soleil ont une température de surface proche de notre étoile : elles émettent donc la quasi-totalité de leur rayonnement dans cette même bande. Il n’y a donc nul miracle, nulle merveille. En outre, lorsqu’on sait que le Soleil est une étoile ordinaire, moyenne, nous trouvons là un argument supplémentaire en faveur d’une vie extraterrestre. Mais c’est une autre question. Enfin, nous l’avons vu ci-dessus, il existe un lien physiquement établi entre le type de rayonnement et l’énergie d’activation nécessaire à la vie. Là encore, nul mystère, mais simplement une loi physique.

En fait, la constatation physique qui vient d’être énoncée ne fait que repousser d’un cran notre étonnement. Il serait en effet naïf d’imaginer que la coïncidence est le fait de notre étoile solaire ou des particularités des énergies d’activation biologiques de la Terre. Non, la coïncidence qui suscite l’émerveillement tient à la loi physique qui a cor­rélé telle taille d’étoile à telle température de surface et la loi (autre) qui a mis en relation telle température de surface à tel type de rayonnement, et tel type de rayonnement aux énergies d’activation susceptibles et elles seules de permettre l’apparition de la vie. Ce qui rend encore davantage le cosmos biocentré.

Et nous sommes désormais tout proche du principe anthropique.

De même, il est très aisé d’expliquer que la transparence de l’air à tel type de rayonne­ment est lié à sa structure physique et à sa composition chimique. Il demeure que ces ca­ractéristiques sont des propriétés indépendantes de la structure de la lumière et a fortiori de l’univers.

« Le Soleil nous réchauffe et nous nourrit, et il nous permet de voir. Il a fécondé la Terre. Sa puissance dépasse tout ce que l’homme connaît. Les oiseaux saluent le lever du so­leil par de bruyants transports de joie. Même certains organismes unicellulaires savent nager en direction de la lumière. Nos ancêtres rendaient un culte au Soleil, et c’était loin d’être sot [33] ».

d) Conséquences

Tous les faits qui viennent d’être énoncés, concourent à conclure avec une quasi-certi­tude à l’existence d’un dessein. Denton ne manque pas une occasion et pas un chapitre pour le souligner, puisque telle est la problématique de son ouvrage.

Le chercheur veut aussi renouer avec la lignée des théologiens naturalistes du siècle dernier comme William Paley et faire de son ouvrage une démonstration indirecte de l’existence de Dieu. C’est une intention courageuse. Qu’il soit d’emblée préciser que ce propos n’engage nullement la foi. Il s’agit d’un discours de théologie naturelle, dont on trouve le premier exemple aux livres 7 et 8 des Physiques d’Aristote.

Seulement, les notations de théologie naturelle sont plutôt rares et non argumentées.

e) Évaluation critique
1’) Faiblesse en amont

Les faiblesses se situent surtout en amont. Elles sont principalement d’ordre philoso­phique et concernent la manière dont Denton conçoit la finalité. Il n’a pas pris le temps d’expliquer – et pour lui, de comprendre en profondeur – ce qu’il entend par modèle téléo­logique ou par dessein. Sans doute, il en reste à la conception courante du terme, à la signification de bon sens, mais celle-ci n’est pas sans ambiguïté. De plus, il hérite, à la lecture des ouvrages de théologie naturelle d’un certain nombre de leurs présupposés philosophiques, sans paraître en percevoir les dangers. Je pense notamment au blocage : finalité-détermination ad unum.

Il demeure que son ouvrage peut se corriger et en fait alors un excellent contre-poison contre l’afinalisme du darwinisme. selon notre auteur, la finalité se caractérise par quatre notes :

  1. Elle constitue un bien supérieur. Sans le bien, la coïncidence resterait telle, puisque le terme fin connote autant la finitude (la limite) que la finalité. Préciser ce point est loin d’être inutile. En effet, avant de nier les chaînes de coïncidences, les antifinalistes s’atta­quent d’abord à ce bien qui est sensé ordonner, ce sur quoi bute, tel mouvement évolutif. Parler de finalité, c’est estimer que certains êtres sont des intermédiaires, donc n’ont pas la dignité d’être des fins.
  2. Elle suppose un ordre, précisément une chaîne de coïncidences. C’est surtout cet aspect que Denton a mis en exergue, au point d’en faire le titre de son ouvrage en néozélandais.
  3. Le chemin qui y conduit est unique et nécessaire. Cette thèse d’une détermination dans l’ordre des moyens est chère à Denton. Or, rien n’est moins sûr. Autrement dit, Denton oppose contingence à finalité, là où Aristote opposait finalité à hasard, ce qui n’est pas du tout la même chose. Il vaut la peine de se pencher sur les couples des pre­miers concepts qui structurent la pensée, car ils commandent tous les développements ultérieurs. Denton ne définit nulle par le terme de contingence, mais on ne saurait s’en étonner. Cela ne gêne pas, car il utilise bien le concept adéquat pour signifier sa pensée. Si le mot n’est pas clarifié, la réalité est bien là.

Conséquence qui me semble tout aussi erronée : Denton a trop déterminé le point de départ. Son déterminisme du chemin reflue sur l’origine, au point que l’on semble revenir à la théorie des raisons séminales. Or, la finalité n’est qu’en puissance.

On entend bien la difficulté : quels sont les agents qui commandent l’évolution, si celle-ci est dirigée ? Denton insiste surtout sur l’ADN, sur les gènes supraspécifiques.

  1. Le spectacle, la découverte d’un processus finalisé suscite de l’étonnement. On sera sans doute surpris de trouver ici un tel critère. Certes, l’étonnement est une note subjective, alors que les trois autres caractéristiques sont objectives. Mais à qui sait lire attentivement le texte de Denton, à qui n’a pas totalement anesthésié tout sentiment face à la nature en lui, il aura perçu combien notre surprise, notre enthousiasme vis-à-vis de la sagesse de la nature affleure, combien chaque page suscite une admiration pour la nature parfois enfouie bien longtemps. Or, ce phénomène ne me semble nullement anodin ou négligeable. Il est grand temps que le chercheur retrouve et qu’une épistémo­logie fasse place à une phénoménologie de l’étonnement et de l’Eurêka. Autrement dit de la contemplation et du don.
2’) Relecture constructive

Si l’on présuppose connue l’élaboration faite par un Aristote du concept de finalité, on peut relire le raisonnement de Denton de la manière suivante.

La vie requiert trois types de conditions : 1. Différents éléments : un certain nombre de types d’atomes, des molécules, etc. 2. Une organisation, une structure bien définie. 3. De l’énergie qui est ultimement fournie par la lumière, elle-même stockée sous forme d’ATP. Plus précisément encore, du combustible (oxygène) et du comburant notamment les glucides).

Or, ces trois éléments correspondent, grosso modo, à ce que la systématisation de la pensée du Stagirite appelait cause matérielle, cause formelle et cause efficiente.

Mais cette diversité suppose un principe d’unité. On peut le démontrer en détail en s’étonnant de l’étonnante coïncidence de ces différentes causes : comment rendre compte de leur convergence ? Je peux certes y voir un simple fait, mais l’étonnement demeure, qui est le versant subjectif, intérieur, d’une constatation extérieure, physique : l’adéquation presque parfaite entre ces différents éléments et la vie.

Ainsi donc, il faut un principe unifiant, ordonnateur. C’est le rôle joué par la quatrième cause : la finalité est, selon l’expression du même Aristote, « cause des causes ». Voilà en­core un point que Denton n’a pas vu. Ce qui signifie deux choses : d’une part, elle n’est pas seulement un effet, elle est véritablement une causalité, elle est douée d’une réelle efficacité. D’autre part, la fin n’est pas cause comme les autres causes. Elle unifie les causes, mais passe aussi par leurs médiations pour opérer : elle est dénuée d’action di­recte.

Or, concrètement, cette cause finale, c’est la vie (et, une fois en marche, devient l’homme).

3’) Faiblesse en aval

Nous avons déjà vu que Denton réduisait les mouvements finalisés aux processus uni­voques et nécessaires, écartant tout processus finalisé respectant une contingence.

Il y a aussi des faiblesses liées aux conséquences que Denton tire de ses constata­tions. Pour parler de Dieu, le saut est trop rapide. Denton ne se rend pas compte que le lieu où il marche fourmille d’ambiguïtés et requiert des mises au point drastiques si on ne veut pas que son propos soit récupéré par une gnose New Age.

Dans les catégories d’Aristote, il réduit trop la finalité à la fin dernière. Il oublie que tout intermédiaire n’est pas réductible à un moyen. Ce faisant, il manque une gratuité, une générosité de la nature. De plus, la beauté du cosmos n’est pas liée au seul bien parti­culier qu’est la vie ou l’homme, mais au bien commun qu’est l’ordre des parties. Prenons un exemple : que la lumière soit exceptionnellement adéquate à l’apparition de la vie, cela signifie-t-il que la vie soit la seule finalité de la lumière ? Denton répondrait affirmati­vement. Pour ma part, je nuancerai beaucoup cette réponse. La lumière est aussi belle pour elle-même, concourt à l’harmonie du cosmos et me dit quelque chose du resplen­dissement de gloire de son Créateur.

f) Conclusion

Au total, Denton nous propose une version biologique du principe anthropique. Denton s’inscrit donc dans la grande tradition des théologiens naturalistes. Mais l’intention n’est-elle pas meilleure que l’argumentation philosophique ? Si son apologie nous touche, n’hérite-t-elle pas des mêmes faiblesses que celles de ces doctrines qui, dans leur im­précision, ont fini par engendrer leur contraire, le mécanisme et l’indéterminisme ?

Ce qui n’ôte rien au caractère tonifiant d’un ouvrage que tout étudiant en biologie, et plus généralement tout amoureux de la nature, devrait avoir lu. Ils retrouveraient cet étonnement dont les Grecs disaient qu’il joint la terre au ciel…

4) Une nouvelle théorie ?

Déjà, le grand biologiste Pierre-Paul Grassé avait proposé une vision finaliste de l’évolution qui intégrait la présence des mutations aléatoires [34]. Sa perspective néola­marckienne est-elle encore convaincante ?

Aujourd’hui, d’autres faits ouvrent des horizons qui seront peut-être, en partie, à l’ori­gine de la nouvelle théorie, intégratrice, de l’évolution, que d’aucuns attendent. Je ferai mention de deux données.

a) La notion d’hétérochronie
1’) Les faits

Selon la théorie synthétique, on le sait, une espèce nouvelle apparaît par sélection d’un nouveau type entre des myriades de micromutations apparues par hasard. Selon le mot d’un best-seller de l’évolutionnisme darwinien, « une sélection naturelle cumulative, lente et graduelle est l’explication ultime de notre existence [35] ». Or, une telle conception sup­pose une sorte d’homochronie, c’est-à-dire que le changement du vivant est seulement lié aux aléas homogènes, constants des bouleversements génétiques, au bruit de fond des mutations.

Mais certains faits montrent qu’il existe des hétérochronies, des horloges internes au vivant et qu’elles jouent un rôle majeur dans l’évolution [36]. Un simple fait : comment se fait-il qu’entre le chimpanzé et l’homme, à un très faible différence génétique (1,5 %) cor­respond plus de 60 % de différences morphologiques. D’où naît ce découplage [37] ? De l’hétérochronie, du déphasage des stades de développement. En effet, il y a quatre stades. Un tableau résumera les comparaisons.

Auparavant, définissons quelques termes techniques en matière d’hétérochronie. Hypomorphose et hypermorphose intéressent la morphologie globale du vivant; L’hypomorphose (ou fœtalisation ou néoténie) est une diminution de la taille et un ra­jeunissement de la forme liée à un arrêt précoce de la croissance. L’hypermorphose, in­versement, est une morphologie hyperadulte liée à une prolongement de la croissance. En revanche, post-déplacement et pré-déplacement sont des altérations mophologiques n’intéressant qu’un organe à l’égard de tout l’organisme : il y a post-déplacement, lors­qu’un caractère ou un organe est retardé en son apparition ou son développement ; il y a pré-déplacement lorsqu’un caractère ou un organe apparaît plus précocément que les autres de l’organisme.

 

 

Chimpanzé

Homme

Phase embryon­naire

Durée de 2 se­maines

Durée de 8 semaines : il y a donc un post-déplacement entraînant une hypermorphie (ici un cerveau plus développé)

Phase fœtale (qui s’achève avec la naissance)

Durée de 15 jours à 238 jours (le jour de l’accouchement)

Durée de 60 jours à 266 jours, soit un peu moins d’un mois de différence, ce qui n’est pas proportionnel au rallonement de la phase embryonnaire : il y a donc pré-dépla­cement.

Phase lactéale (qui s’achève avec l’ap­parition de la pre­mière molaire supé­rieure)

Se termine à 3-4 ans ; vers 1 ans et demi, le trou occipital re­monte vers l’arrière, ce qui entraîne la quadrupédie

Se termine à 6 ou 7 ans, ce qui entraîne un post-déplacement. La non-apparition du trou occipital vers l’arrière (ce qui entraîne la bi­pédie permanente) est une hypomorphose

Phase de substitu­tion (du remplace­ment des dents de lait par les dents dé­finitives jusqu’à l’ap­parition de la matu­rité sexuelle)

Durée :

Est encore deux fois plus longue chez l’homme, ce qui cause un nouveau post-déplacement, une hypomorphie (l’homme est dénué de canines en croc et de bourrelet sus-orbitaire) et une hypermorphie (allongement du fémur et accroissement de la capacité cérébrale)

 

Pendant les millions d’années du processus d’hominisation, on assiste donc à une mise en place différenciée des différentes étapes : certaines s’accélèrent (post-dévelop­pement), d’autres ralentissent. Or, ces différences chronologiques induisent des diffé­rences morphologiques. Par conséquent, le temps intervient dans les différences entre les espèces, il signale une diversité structurale.

Autrement dit, on voit que les différences parfois considérables entre les êtres sont liées à des facteurs ignorés de la théorie synthétique, à savoir des différences de développe­ment, des hétérogénéités et non pas des mutations graduelles et équivalentes. Donc, « les grandes étapes du passage des singes supérieurs à l’homme méritent d’être recon­sidérées en intégrant une réflexion sur ces manifestations hétérochroniques [38] ».

Or, on commence aujourd’hui à expliquer ces processus hétérochroniques pas seule­ment en termes morphologiques mais en termes génétiques. Autrement dit, on confirme le mécanisme en faisant appel à la cause efficiente génétique. On sait par exemple que la non-métamorphose de l’axolotl (qui est fœtalisée, restant toute la vie à l’état larvaire, avec branchies et nageoire dorsale) dépend de deux gènes contrôlant la production d’hormone thyroïdienne [39] : l’injection de cette hormone suffit en effet à faire évoluer l’axolotl.

Précisément, il faut pour cela faire appel à une notion génétique révolutionnaire décou­verte au cours des années 1980 : les gènes architectes ou homéogènes, appelés Hox. Ce sont des séquences d’adn imposant une chronologie précise aux événements qui se suivent pour permettre l’apparition d’un nouvel organe. C’est ainsi qu’un changement survenant dans un seul de ses gènes peut suffire à modifier la chronologie du dévelop­pement et donc la morphologie adulte. Or, il se trouve que ces homéogènes sont très semblables chez tous les organismes : par exemple, un même gène architecte intervient dans la formation d’yeux aussi différents que celui de l’homme et celui de la mouche [40].

Prenons un exemple : on sait maintenant quels sont les gènes Hox impliqués dans l’apparition des membres chez tous les tétrapodes [41]. Précisément, ces gènes font se succéder invariablement trois phases successives : humérus et fémur ; puis radius et cubitus, ainsi que le tibia et le péroné ; enfin, la main et le pied. Aujourd’hui, on connaît les gènes mis en jeu dans cette succession événementielle. Or, des expériences mon­trent que chez certains poissons (les poissons-zèbres), les gènes Hox s’expriment seu­lement à un stade précoce. Ils codent donc seulement la partie proximale de la future nageoire et non pas la partie terminale (la troisième phase) donnant main ou pied. Par conséquent, le passage des poissons aux tétrapodes est liée à une diversité de succes­sion des phases, donc à une hétérochronie.

La hiérarchie des gènes et leur déploiement dans le temps est donc décisif. Où l’on voit que la chronologie est très importante, alors que l’existence d’une horloge interne était indifférente dans la théorie synthétique.

De même, un simple mutation affectant un gène architecte peut affecter ou déclencher une hétérochronie.

2’) Sens philosophique

Contrairement à la théorie synthétique, cette explication fait appel à la morphologie et à son évolution. Elle se refuse à en rester aux seules mutations très proches de la cause matérielle. Or, qui dit morphologie, dit acte et donc finalité.

Il faut expliquer, donner un sens à ces différences. Pourquoi une horloge se met-elle à accélérer ou à ralentir ? En tout cas, nous voyons que ces décalages, ces hétérochronies sont capables d’expliquer l’apparition de nouvelles espèces.

Autrement dit, les gènes architectes sont présents et s’expriment ou non. Il ne s’agit pas de créer par mutation une autre potentialité. Celle-ci est là.

Nous sortons du temps lisse, homogène du modèle newtonien, géométrique. Le temps devient le signe d’une actualisation de virtualités déjà là. Or, la mise en œuvre d’une vir­tualité vers une actualité est ce que l’on appelle un processus finalisé.

De plus, l’apparition d’une nouvelle espèce n’est pas seulement liée à une mutation aléatoire extérieure, mais à un temps intérieur régulé hormonalement, on ne sait com­ment. Or, la finalité est un processus interne.

Enfin, la théorie de l’hétérochronie jointe à celle des gènes architectes explique que la modification, la répression de l’expression d’un seul gène à une étape donnée du déve­loppement peut suffire à influer considérablement sur la morphologie. Ainsi peut s’expli­quer l’apparition brutale et imprévisible de modifications morphologiques.

b) L’apport des théories morphologiques

Je vais maintenant faire appel à une récente théorie, aussi originale que prometteuse d’un chercheur en paléontologie humaine du Museum national d’histoire naturelle, Anne Dambricourt-Malassé. [42]

Elle constate d’abord que certains faits résistent à la théorie synthétique classique et jettent le trouble chez les chercheurs. Notons-en deux : l’australopithèque Able a été dé­couvert au Tchad, loin de la Rift Valley, donc loin de la grande faille africaine où, estime-t-on classiquement, l’humanité a fait ses premiers pas [43]. Ensuite, l’Australopithecus ramidus (rebaptisé Ardipithecus) découvert en Ethiopie réfute la thèse classique selon laquelle l’acquisition de la marche bipède suit la déforestation [44], ainsi que nous l’avons vu. En effet, la base du crâne est celle d’un hominidé bipède, la plus vieille aui soit connue (4,4 millions d’années) ; or, la paléontologie a établi que le fossile vivait en milieu forestier [45].

La méthode originale d’Anne Dambricourt-Malassé fait appel aux acquis d’une récente discipline, l’orthopédie dento-maxillo-faciale [46] qu’elle conjugue aux théories morpho­logiques, notamment celle du chaos déterministe. Résumons ses acquis principaux.

Elle analyse l’évolution de la base du crâne, précisément la partie de la face au cou. Cette base est premièrement façonnée chez l’embryon, avant l’apparition du cerveau. Il y a un lien intime entre la base du crâne et le développement de tout le crâne, le visage et le cerveau.

1’) L’apparition d’un homme

C’est déjà ce que montre l’évolution d’une personne humaine, ce que l’on appelle l’ontogenèse. De plus en plus d’enfants consultent pour des déséquilibres dans le dé­veloppement du visage : mauvaise articulation dentaire, amuvaise élocution, difficulté de sourire. Or, une spécialiste en orthopédie dento-maxillo-faciale, Marie-Josèphe Deshayes, montre que ces troubles de la croissance crânio-faciale trouvent leur origine dans la région de la base du crâne, associant le cou et le visage. On peut même systé­matiser en traçant des droites reliant la base du crâne et la face, ce qui forme des panto­graphes modélisant la logique architecturale.

Par exemple, on sait que, du singe à l’homme, le prognathisme (saillie et effacement du menton) va en s’effaçant ; or, en regard, le trou occipital (qui fait la jonction entre le cer­veau et le tronc cérébral puis la moelle épinière) bascule vers l’avant ; enfin, le cerveau occupe de plus en plus d’espace et le cortex préfrontal va se développant. L’évolution du crâne et de la face est donc liée aux relations cou-visage. Or, « l’origine de ces différences [entre singe et homme] est restée pour l’essentiel inexpliquée [47] ». On se contente d’ob­server. Il semble qu’il existe une tendance structurante

Précisément, lorsqu’on étudie l’évolution de l’embryon humain, on constante ce que notre auteur appelle une « contraction cranio-faciale » qui se répète inlassablement depuis des milliers d’années chez des milliards d’humains. Le pantographe montre que la crois­sance s’ordonne autour d’un processus de flexion : la face passe sous le front, le menton devient saillant, la gorge plus proche des lèvres, le cerveau de plus en plus enroulé sur lui-même.

2’) L’apparition de l’espèce humaine

Appliquons cette constatation à l’évolution qui, depuis l’apparition des primates il y a 60 millions d’années, conduit au Sapiens. Nous allons voir que les lois qui valent pour l’ontogénèse valent aussi pour la phylogenèse.

Anne Dambricourt-Malassé travaille notamment sur les crânes d’embyron de primates qui n’ont jamais été étudiés pour eux-mêmes, en tout cas dans leur caractéristiques mé­triques comparées.

En effet, si l’on compare les bases de crâne (mandibule comprise) de toutes les es­pèces actuelles et fossiles de primates, quel que soit le stade du développement, on constate divers regroupements de contraction cranio-faciale embryonnaire qui suivent exactement l’évolution. Les faces les moins contractées (mandibules en forme de V ou longues et très étroites) sont les plus anciennes (60 millions d’années). Puis, progressi­vement, l’on va voir les mandibules s’élargir, se raccourcir et s’arrondir, le tube neural s’enrouler, donc l’unité cranio-faciale se contracter, lors de l’apparition des simiens, par exemple macaque, babouin, gibbon (20 à 35 millions d’années) à celle des pongidés, gorille, orang-outang, chimpanzé (7 à 20 millions d’années), à celle des Australopithèques (5 millions d’années) à celle des préhominiens du genre homo, habi­lis, robustus, boisei, et erectus (2,4 millions d’années) et, enfin, à celle de l’homo sapiens (120 000 ans). À chaque fois, le processus de contraction semble s’accélérer. En fait, il semble que le processus soit discontinu, alternant phase d’accélérations et phase d’os­cillations. En tout cas, l’apparition de la bipédie remonte à des processus d’ordre em­bryologique bien antérieur à des contraintes de milieu. C’est ce que confirme l’embryo­génèse : le retard entre l’homme et les singes apparaît dès les premières heures, dès la fécondation. À stade égal (par exemple trois mois), le crâne de fœtus d’homme est plus contracté (selon le double pantographe) que celui de fœtus de gorille. D’ailleurs, très jeunes, les grands et les petits singes ont une aptitude à la bipédie [48].

La conclusion est nette : « nous sommes là en présence de déterminismes internes on­togéniques très puissants, indépendants du milieu [49] ». Selon cette nouvelle et originale théorie, l’apparition de la bipédie des hominidés n’est pas liée à une contrainte du mi­lieu, mais à un dynamisme interne. Indépendamment de l’effondrement de la Rift-Valley et de la disparition de la forêt, un processus de complexification de l’organisme tend à faire apparaître l’homme. Or, l’hypothèse classique de mutation-adaptation-sélection privilégie le hasard. C’est donc que l’homme n’est pas apparu par hasard : « les ontogé­nèses sélectionnées sont celles qui ont le potentiel évolutif de l’hominisation. […] Nous serions donc face à une autre logique que celle d’une microévolution adaptative [50] ». Plus encore, la théorie du chaos déterministe est une double confirmation scientifique de l’existence et de puissance de la matière et de la finalité : l’attracteur agit comme une mémoire de l’identité ; les oscillations, les faillites confirment la potentialité résiduelle, jamais réduite.

Il ne s’agit pas de nier l’intervention du hasard ; mais celui-ci intervient dans la micro-évolution. En regard, le passage du singe à l’homo sapiens, qui relève de la macro-évo­lution, tient à un déterminisme interne, à ce que notre auteur appelle une « mémoire em­bryonnaire » qui n’est pas aléatoire. Dès lors, le processus de sélection naturelle, de pression de milieu est subordonné à un processus plus fondamental de complexification de l’organisme qui se conserve de génération en génération : l’adaptation modifie ou conserve, au plan spécifique, pas au plan générique.

Cette théorie oblige aussi à abandonner l’hypothèse classique selon laquelle le posi­tionnement du trou occipital sous le cerveau est liée à la bipédie ; il tient à la rotation spi­rale de la base crânienne embryonnaire, due au tube neural et donc au raccourcisse­ment de la base crânienne.

3’) Deux conséquences

La théorie chaotique déterministe, on l’a vu, conjugue différents éléments : une sensi­bilité aux conditions initiales, une oscillation autour de points de bifurcation, une évolu­tion rapidement divergente imprévisible, la présence d’attracteurs dits étranges. Or, nous retrouvons ces éléments dans l’évolution qui va des prosimiens au sapiens. À partir de modifications très légères, les trajectoires embryonnaires cranio-faciales donneront des êtres radicalement divergents : soit les paranthropes (homo robustus et boisei), soit les hommes. Les déséquilibres observées chez les enfants relèvent aussi typiquement des oscillations autour d’un attracteur. Aussi peut-on dire que la « contraction cranio-faciale » a la structure d’un attracteur.

Il demeure une question : quelle est l’origine de l’attracteur stable responsable du dy­namisme de complexification, de cette mémoire des trajectoires de croissance ? La première idée est évidemment d’aller chercher du côté de l’ADN, de gènes très précoces de développement. Mais cela n’explique pas tout : car qu’est-ce qui régule le régulateur muté ? Or, on ne peut pas régresser à l’infini. Aussi, différents chercheurs, comme René Thom ou Marcel-Paul Schützenberger, font état du silence du modèle de la mutation gé­nétique aléatoire, sur les processus créateurs d’ordre [51]. Un nouveau discours sur les relations entre l’ADN et la constitution de la forme est nécessaire. C’est peut-être dans cette direction qu’il faut chercher la révolution en théorie de l’évolution que prophétisait Jean Chaline, ainsi qu’on le rappelait au début, d’autant que probablement le processus décrit à propos de la tête s’accompagne d’une refonte complète de tout le corps, comme en témoigne l’évolution du squelette entier.

4’) Confirmations

Suite à l’article d’Anne Dambricourt-Malassé, un professeur de biologie moléculaire, de l’Institut de biochimie et biologie appliquée de l’université de Caen, Gilles-Eric Séralini, lui a écrit : « Nous biologiste, nous avons trop tendance, et je rejoins en ce point les idées de Christian de Duve que vous publiez dans ce même numéro, à oublier que l’évolution de la vie, et a fortiori celle de l’espéce humaine […], est globalement sous-tendue par une inextinguible évolution de la matière [52] qui nous emmène vers la formation de structures de plus en plus élaborées à partr des mêmes éléments, au cours du dévelop­pement de notre univers ». Et, à côté de cette complexification progressive, l’auteur de l’article rappelle combien la cause de cette évolution progressive de la matière et de la vie, est « certainement extragénétique et indépendante jusqu’à un certain point du milieu ». Et, auparavant, il rappelait que la séquence génétique est loin d’être seule à jouer dans l’évolution. En effet :

  1. « l’adn ne se transmet jamais nu, mais habillé de protamines, d’histones et autres pro­géines qui confèrent un degré de superenroulement et donc de lisibilité différent en ses différents points […] ;
  2. « l’adn ne se transmet jamais seul, mais avec des ARN maternel, des protéines mater­nelles (cf. le récent prix Nobel de médecine 1995), des facteurs de transcription, et la structure de la membrane de l’œuf, qui influencent justement l’expression génétique dès les premiers stades du développement ;
  3. « l’adn ne se transmet jamais simple, mais hyper- ou hypométhylé de manière va­riable, avec des adduits environnementaux, polluants cancérogènes en différentes concentrations par exemple. Ainsi, de nombreux facteurs environnementaux peuvent modifier l’expression génétique ou son utilisation, même dans les cellules germinales, et l’on sait que […] le degré d’expression d’un gène influence sa transmision de génération en génération [53] ».

Seconde confirmation. Michel Delsol constate l’importance de l’étude des formes. Plus encore, la théorie synthétique de l’évolution ne s’est pas beaucoup intéressé à cette question : ce problème de la forme en est encore aujourd’hui à un stade que l’on pourrait presque qualifier de pré-scientifique. Dans nos cours d’embryologie causale nous en­seignons à nos étudiants que les structures invaginées lors de la gastrulation «induisent» la construction du tube nerveux mais ce mot «magique» ne leur apporte au­cune explication détaillée sur ce qui se réalise alors [54] ».

Mais Delsol me semble aller trop loin, et cela est révélateur, lorsqu’il estime qu’ »il suffit de considérer toutes les variantes observées dans la nature pour comprendre que les formes les plus étranges ont pu se constituer au cours de l’immense phylogénèse du monde vivant. On peut même constater que des formes relativement similaires (nous en disons pas «homologues») ont pu se construire avec des génomes différents. La phylo­génèse à long terme ignore toutes les contraintes : on a l’impression que tout peut s’y construire, la seule limite étant toujours celle de la viabilité que triera alors la sélection. On notera en particuleir qu’il est impossible de prévoir les transformations qui pourront avoir lieu dans tel groupe déterminé. […] On pourrait écrire tout un ouvrage sur des phé­nomènes de ce genre en montrant que la vie a inventé toutes les formes et toutes les structures possibles : les bergeronettes n’ont-elles pas pour ancêtres ds reptiles ter­restres primitifs ! A la limite, on pourrait concevoir que si les hommes n’achèvent pas de détruire l’espèce des Baleines, celles-ci devraient pouvoir donner, en théorie, un jour des baleines volantes… mais il faudrait alors qu’elles soient tellement transformées, tel­lement allégées, munies d’ailes tellement fabuleuses qu’elles ne pourraient plus s’appe­ler baleines [55]! »

Ces remarques sont passionnantes, car on se rend compte que, loin d’exclure des re­marques générales (qui n’ont rien de scientifique), l’auteur ne peut s’en passer. Or, il me semble que toute observation macro-évolutive, oblige à constater qu’il existe un ordre véritable, donc une finalité extrinsèque.

Une telle conception de la forme confond la contingence ou l’inventivité du hasard avec le chaos. C’est là où les théories du chaos me semblent très prometteuses. Un autre aveu est révélateur de la prégnance de la notion de hasard et de la causalité aléatoire : « Face au hasard et aux causalités immensément complexes qui font apparaître telle ou telle autre forme et face à la multiplicité des formes de la nature – oiseaux, étoiles de mer ou tortues – on ne voit pas comment on pouvait envisager de faire une théorie générale de la forme. Tout au plus peut-on, dans ce domaine, étudier certains aspects de la construction des formes [56] ».

D) Conclusion

Il est hors de question de prendre partie dans ce vaste débat. Ce très bref tour d’horizon diachronique et synchronique permet en tout cas de retrouver la tripartition qui nous est devenue familière

Partons du genre pour accéder aux espèces. « L’idée fondamentale du transformisme » est « l’idée de la formation du complexe à partir du moins complexe, du supérieur à partir de l’inférieur [57]… » Or, il y a deux solutions différentes : « ou bien le nouveau vivant, à partir du moment de la fécondation, construit de toutes pièces son organisme – l’épigé­nèse – ou bien l’organisme est déjà construit dans un format très réduit qui s’accroît et se développe, – la préformation ». Or, « Darwin et surtout Weismann et Rosa sont préforma­tionnistes tandis que Lyssenko revenait à l’épigénèse lamarckienne [58] ». Lamarck et Darwin demeurent encore les deux grands cadres à partir desquels penser l’évolution, les deux grands modèles de transformisme.

Mais, plus profondément, il me semble que nous rencontrons trois grandes interpréta­tions philosophiques de la diversité historique du vivant.

La théorie synthétique de l’évolution présente certains traits qui sont ceux du méca­nisme : la valorisation du hasard et de la nécessité, l’extériorité du temps impliquée par le gradualisme (le temps demeure finalement extrinsèque au vivant) et une vision ato­mistique des espèces vivantes se succédant sans raison.

Une autre perspective, finaliste naïves, est comme mystique : l’appel à la transcen­dance du Point Oméga chez Teilhard ou, chez Georges Torris à « l’âme-groupe animale » qui n’est pas sans relation avec les substances séparées et surtout avec l’univers de Plotin [59], le finalisme absolu et déterministe de Denton font trop l’impasse sur l’épais­seur de la contingence de la matière au nom de principes transcendants l’univers phy­sique.

Enfin, ne semble-t-il pas se profiler une autre manière d’envisager l’évolution, notam­ment à partir des théories morphologiques et des horloges biologiques ? Non pas une vision opposée, mais une vision plus intégratrice. La théorie synthétique de l’évolution n’est plus adéquate, ce qui ne veut pas dire que tous ses concepts soient caducs. « L’inadéquation de certains aspects de la théorie ne signifie absolument pas que la théorie de l’évolution soit à rejeter, comme le laisseraient entendre un certain nombre de critiques à motivations politiques, ou créationnistes, plus ou moins bien dissimulées. Les antiévolutionnismes ont entretenu un amalgame entre un néodarwinisme manifestement dépassé et la théorie de l’évolution, faisant croire que la théorie en était encore aux an­nées 1859 ou 1940 [60]… » De même, ne faut-il pas sauver les intuitions justes du fina­lisme naïf de Teilhard ou de Denton ? Il ne s’agit pas d’opter pour Teilhard contre Darwin, encore moins pour le créationnisme, mais de conjuguer. Ce qui est toujours plus que juxtaposer : d’où l’importance de faire appel à de nouveaux faits et de nouvelles théories, comme les hypothèses morphologiques.

Et cette vision serait plus naturaliste, car elle partirait de la nature dans sa globalité, quantifiable mais aussi qualitative, finalisée, humanisée.

Pascal Ide

[1] Hugo De Vries, Species and Varieties, their Origine by Mutations, Chicago, Open Court, 1906.

[2] Thomas Hunt Morgan, The Scientific Basis of Evolution, New York, W. W. Norton, 1932.

[3] Theodosius B. Dobzhansky, Genetics and the Origin of Species, New York, Columbia University Press, 1937.

[4] Julian S. Huxley, Evolution, The Modern Synthesis, Londres, Allen and Unwin, 1942.

[5] Ernst Mayr, Systematics and the Origin of Species, New York, Columbia University Press, 1942.

[6] George Gaylord Simpson, Tempo and Mode in Evolution, New York, Columbia University Press, 1944.

[7] Julian Huxley, Evolution. The Modern Synthesis, Londres, G. Allen & Unwin, 1942, 31975. Malheureu­sement aucune œuvre importante sur l’évolution de Huxley n’a été traduite en français (en revanche, furent traduits Religion sans révélation, Paris, Stock, 1968 et La génétique soviétique et la science mondiale, Paris, Stock, 1950). Le seul texte français d’importance est « La revanche du darwinisme », Conférence du Palais de la Décou­verte, 3 octobre 1945, Théories de l’évolution, Textes choisis, présentés et annotés par J.-M. Drouin et C. Le­nay, Paris, Presses Pocket, 1990, p. 157-181. On peut se référer à Ernst Mayr, Histoire de la biologie, p. 496-527.

[8] Ernst Mayr, « Prologue Some Thoughts on the History of the Evolutionnary Synthesis », Ernst Mayr et W. B. Provine (Ed.), The Evolutionnary Synthesis. Perspectives on the Unification of Biology, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1980, p. 1-50, ici p. 42-43.

[9] André Bourguignon, Histoire naturelle, I, p. 92.

[10] Henry Bernard Davis Kettlewell, « Darwin’s Missing Evidence », Scientific American n° 201/3, 1959, p. 48-53, ici p. 49.

[11] Pour certains développements, nous renvoyons à l’ouvrage d’Ernst Mayr (ch. 12 et 13 p. 496 à 580) et aux autres qui ont été cités.

[12] André Bourguignon, Histoire naturelle, I, p. 95-105.

[13] Cf. notamment Motoo Kimura, Théorie neutraliste de l’évolution, trad. C. Montgelard, Paris, Flamma­rion, 1990.

[14] Cf. Stephen Jay Gould, La vie est belle, trad. Marcel Blanc, Paris, Seuil, 1991 (Edition américaine Wonderful Life, New York, 1989, p. 44).

[15] Yves Pouliquen, La transparence de l’œil, coll. « Médecine », Paris, Ed. Odile Jacob, 1992, p. 84.

[16] Henri Tintant, « L’évolution biologique. Perspective historique et théories explicatives », Encyclopédie phi­losophique universelle. I. L’univers philosophique, Paris, PUF, 21991, p. 1216 à 1225, ici p. 1224.

[17] C’est ce qui apparaît le mieux dans La vie est belle

[18] Cf. notamment Dominique Lecourt, L’Amérique entre la Bible et Darwin, coll. « Science, histoire et société », Paris, PUF, 1992 et Jacques Arnould, Les créationnistes, coll. « bref » n° 52, Le Cerf-Fides, 1996.

[19] Michael Denton, L’évolution a-t-elle un sens ?, trad. Daniel Perroux, Paris, Fayard, 1997.

[20] Michael Denton, L’évolution. Une théorie en crise, trad. Nicolas Balbo, coll. « Evolution », Paris, Londreys, 1988. Réédité en coll. « Champs », chez Paris, Flammarion, 1992.

[21] Reconnaissons tout de même qu’un gros ouvrage, remarquablement clair, lui a accordé les développements qu’il méritait Michel Delsol, L’évolution biologique en vingt propositions. Essai d’analyse épistémologique de la théorie synthétique de l’évolution, avec la collaboration de Philippe Sentis et Janine Flatin, Paris, Vrin, Lyon, Publication de l’Institut Interdisciplinaire d’Études Epistémologiques, 1991.

[22] Par exemple André Boulet, Création et rédemption, Chambray-lès-Tours, C.L.D., 1995.

[23] Michael Denton, L’évolution a-t-elle un sens ?, p. 7 et 8. C’est moi qui souligne.

[24] Ibid., p. 114.

[25] Pour un tableau rigoureux, cf. Kinsell L. Coulson, Solar and Terrestrial Radiation, New York, Academic Press, 1975, p. 40.

[26] Norman Bertram Marshall, Aspects of Deep Sea Biology, Londres, Hutchinson, 1954, p. 51.

[27] Michael Denton, L’évolution a-t-elle un sens ?, p. 113.

[28] Ibid.

[29] Ian M. Campbell, Energy and the Atmosphere, Londres, Wiley, 1977, p. 1-2. Souligné par moi.

[30] George Wald, « Life and Light », Scientific American, 201 (4), p. 92-108. Souligné par moi.

[31] Encyclopædia Britannica, 151994, vol. 18, p. 203. Souligné par moi.

[32] Michael Denton, L’évolution a-t-elle un sens ?, p. 114.

[33] Carl Sagan, Cosmos, New York, Ballatine Books, 1985, p. 199.

[34] Pierre-Paul Grassé, L’évolution du vivant, Paris, Albin Michel, 1973 ; art. « Evolution », Encyclopædia Universalis, Paris, 1984, tome VII, p. 632s.

[35] Richard Dawkins, L’horloger aveugle, trad. Bernard Sigaud, coll. « La fontaine des sciences », Paris, Robert Laffont, 1989.

[36] Jean Chaline et Didier Marchand, « Quand l’évolution change le temps des êtres. Paléontologues et gé­néticiens s’interrogent sur les hétérochronies », in La Recherche n° 316, janvier 1999, p. 56-59.

[37] M. M. Miyamoto, J. L. Slightom, M. Goodman, Science, 238 (1987) n° 4825, p. 369-373, ici p. 369.

[38] Jean Chaline et Didier Marchand, « Quand l’évolution change le temps des êtres », p. 57.

[39] S. R. Voss, Journal of Heredity, 86, 441, 1995.

[40] Walter Gehring, « De la mouche à l’homme, un même supergène pour l’œil », in La Recherche, n° 280, octobre 1995, p. 59-64.

[41] Denis Duboule et Paolo Sordino, « L’origine des doigts », in La Recherche, mars 1997. Yann Hérault et Denis Duboule, « Comment se construisent les doigts ? », in La Recherche, janvier 1998. Cf. P. Dollé et al., Cell, 75, 431, 1993.

[42] Anne Dambricourt-Malassé, « Nouveau regard sur l’origine de l’homme », La Recherche n° 286, avril 1996, p. 46 à 54. Cf. Comptes rendus de l’Académie des sciences, Paris, n° 307, II, 1988, p. 199. « L’hominisation et la théorie des système dynamiques non linéaires (chaos) », Biomaths, n° 117-119, 1992.

[43] M. Brunet et al., Nature, 378, 273-274, 1995.

[44] Tim D. White et al., Nature, 371, 306-312, 1995. Cf. Id., Nature, 375, 88, 1995.

[45] « Le jardin était-il une forêt ? », La Recherche n° , novembre 1993.

[46] Cf. notamment les travaux de Marie-Josèphe Deshayes, Croissance cranio-facile et orthodontie, Paris, Masson, 1986. Id., Cahiers d’anthropologie et de biométrie humaine, Paris, XI/1-2, 1993, p. 135-151.

[47] Anne Dambricourt-Malassé, « Nouveau regard sur l’origine de l’homme », p. 49.

[48] M. Michejda et D. Lamey, Folia Primat, 34, 133, 1971.

[49] Anne Dambricourt-Malassé, « Nouveau regard sur l’origine de l’homme », p. 52.

[50] Anne Dambricourt-Malassé, « Nouveau regard sur l’origine de l’homme », p. 53.

[51] Cf. René Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse, Paris, InterEditions, 1972. Marcel-Paul Schützenberger, « Le hasard peut-il produire la complexité du vivant ? », L’homme face à la science, Paris, Critérion, 1992, p. 169-184.

[52] Ici, l’auteur de la lettre fait référence à son propre ouvrage Gilles-Eric Séralini, L’évolution de la matière. De la naissance de l’Univers à l’adn, coll. « Explora », Paris, Pocket, 1994.

[53] La Recherche n° 289, juillet-août 1996, p. 6 et 7.

[54] Ibid., p. 409 et 410.

[55] Ibid., p. 412 et 413.

[56] Ibid., p. 415.

[57] Jean Rostand, « Les précurseurs français de Charles Darwin », Revue d’histoire des sciences et de leurs ap­plications, Paris, P.U.F., 1960, p. 46-47.

[58] Jules Carles, Le transformisme, p. 54 et 55.

[59] Cf. Georges Torris, Penser l’évolution. De la bête à l’homme, coll. « Penser la science », Paris, Éd. Universitaires, 1990, p. 102-108.

[60] Jean Chaline, « Vers une nouvelle théorie globale de l’évolution », Autour de l’évolution, n° de la revue Ethique. La vie en question, n° 18, 1995/4, p. 9 à 18, ici p. 14.

18.11.2021
 

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