Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature II-7 Bilan à la fin de l’âge classique 1/2

Chapitre 7

Bilan à la fin de l’âge classique

« Les hypothèses de la physique se formulent mathématiquement. Les hypothèses scientifiques sont désor­mais inséparables de leur forme mathématique : elles sont vraiment des pensées mathématiques [1] ».

Voici un résumé suggestif quoique simpliste : « En 1500, les hommes éduqués d’Europe occidentale croyaient vivre au centre d’un univers fini, être à la merci de forces (surnaturelles) échappant à leur contrôle et être constamment menacés par Satan et ses alliés. En 1700, les personnes cultivées d’Europe occidentale croyaient pour la plupart vivre dans un univers infini, sur une petite planète tournant en orbite (elliptique) autour du Soleil ; Satan ne les menaçait plus et ils ne doutaient pas d’être bientôt en mesure de maîtriser le monde physique [2] ».

La conception galiléenne du mouvement, de la physique change du tout au tout avec la conception aristotélicienne et scolastique du changement. Notons les principales diffé­rences.

A) Tableau synoptique

Il peut être intéressant de montrer sur un tableau synoptique, les différences survenues entre Aristote et Newton, via la physique des parisiens et des mertoniens [3] :

 

 

Aristote

xive siècle

Mécanique classique

Nature du monde

a) Monde comme Cosmos, c’est-à-dire comme tout d’ordre fini.

b) Cosmos hiérarchisé : chaque substance a son mouvement propre

Idem

a) Monde comme Univers, c’est-à-dire comme tout infini.

b) Monde uniformisé : une unique force commande tout, la force de gravitation universelle

Nature du mou­vement

a) Le mouvement comme pro­cessus

b) Le mouvement comme ab­solu

Idem

a) Le mouvement comme état

b) Le mouvement comme rela­tif

Relations entre mouve­ments et corps en mouve­ment

a) Il existe des lieux et des direc­tions naturels, c’est-à-dire abso­lus

b) Chaque lieu est lié à un mou­vement naturel

c) Chaque corps est lié à un mouvement naturel

d) Pas de composition de mou­vements divers

Idem

a) Relativité des lieux et des di­rections

b) et c) Le mouvement est lié non pas à un lieu ou à un corps mais à la force de gravitation uni­verselle

d) Principe de composition des mouvements

Dynamique ter­restre et dyna­mique céleste

Séparation entre dyna­mique ter­restre et dyna­mique céleste

Idem

Unification des dynamique ter­restre et céleste

Classification des mouve­ments

a) Naturels et violents

b) Rectilignes et circulaires

c) Uniformes et non-uni­formes

a) Idem

b) Idem

c) Description en­tière­ment renouve­lée

a) Disparition de la dis­tinction par unification

b) Disparition de la dis­tinction par unification

c) Disparition de la distinc­tion par unification

Cause du mouve­ment [4]

a) D’un côté, les forces motrices

b) De l’autre, les forces de résis­tance

a) Renouvellement grâce à la théorie de l’im­petus (Buridan)

b) Idem

a) Renouvellement radical par la loi d’inertie

b) Disparition dans le cas idéal

Les lois quanti­fiant la vi­tesse

a) La vitesse comme qua­lité du mouvement

b) Vitesse proportionnelle à la force motrice : v = F/R

a) Vitesse davan­tage quantifiée

b) Bradwardine propose une nou­velle formule du type : v = log F/R

a) Conception mathémati­sable de la vitesse comme rapport d’une distance sur un temps

b) Accélération propor­tionnelle à la force motrice

Nature du monde

a) Monde fini

b) Terre immobile au centre du monde : géocen­trisme

c) Orbites circulaires

d) Astres incorruptibles

Idem. Sauf peut-être un plus grand sens de la relativité des hypo­thèses astronomiques

a) Univers infini

b) Héliocentrisme ou dis­parition d’un centre du monde

c) Orbites ellipsoïdales

d) Astres soumis à la cor­ruption

Conséquences

a) Monde sans vide

a) Idem

a) Monde vide (conception ato­mistique de Newton)

Monde régi par l’unique

B) Les mutations épistémologiques

Burtt distingue les trois transformations métaphysiques qui ont contribué à la victoire de la science moderne : [5]

  1. Transformation épistémologique du regard sur la réalité : celle-ci n’est plus considé­rée comme un monde de substances possédant des qualités et devient un monde dis­continu d’atomes caractérisables mathématiquement.
  2. Transformation de la notion de causalité : l’explication en terme de causes for­melles et finales est écartée au profit des seules causes efficientes mouvant des élé­ments simples (cause matérielle) [6]. Conséquences et confirmations : Dieu est non plus la cause finale du monde, mais sa première causse efficiente ; de plus, la vision hiérar­chisée de la nature est la conséquence du sens des substances et de la finalité, dès lors l’homme perd son primat : « l’homme perd la place éminente qu’il occupait dans l’an­cienne hiérarchie téléologique de la nature [7] ».
  3. Transformation anthropologique : elle est la conséquence des deux autre trans­forma­tions. L’homme est la juxtaposition de deux substances, l’esprit est localisé dans le cer­veau, le corps est une machine, sensations et idées apparaissent pour des raisons mé­caniques.

1) La rupture entre Dieu et la nature ou la laïcisation de la science

Le passage de Kepler à Galilée se fait notamment par le refus de toute intervention divine dans le discours scientifique. De son côté, Heisenberg a cette remarque étonnante : la mécanique newtonienne est une « forme spécifiquement chré­tienne d’impiété [8] ».

La raison est évidente : enfin est reconnue la structure autonome du discours scienti­fique. Et cette reconnaissance se fonde elle-même sur la capacité à laisser parler ma­thématiquement la nature.

On répète le mot de Paul Valéry selon lequel, « plus il y a de physique, moins il y a de métaphysique, et inversement ». Cette contre-vérité doctrinale est en revanche une vérité historique pour la période que nous étudions. Nous l’avons vu plus haut avec la disqua­lification des théodicées opérée par les Lumières et avec les figures d’un Comte et d’un Renan.

La raison en est double, comme est double le fondement de l’athéisme. La première se fonde sur l’autonomie des causes secondes : il est inutile de multiplier. Or, l’immense mérite du mécanisme et la grande nouveauté par lui introduite est le sens aigu de l’au­tomotricité de l’univers – ce qui ne signifie surtout pas qu’il n’était pas présent aupara­vant. Elle est déjà ébauchée dans le formalisme géométrique du Timée. Avec Newton, le monde devient une sorte d’automate cosmique. D’un Univers qui est perpétuellement et en tout dirigé par Dieu, on passe à un Univers construit hors toute référence divine, un Univers qui n’est plus dans les mains de son Créateur.

La conséquence est évidente : un tel univers est virtuellement athée, ou plutôt généra­teur, prégnant d’une philosophie athée. Certes, les grands créateurs de la science mo­derne sont chrétiens ; mais leur pensée scientifique ou plutôt implicitement philoso­phique porte le contraire de leur conviction religieuse. Rappelons-nous l’identification opérée par Galilée entre certitude humaine et certitude divine.

La seconde raison de l’athéisme est la présence du mal dans l’univers. Si l’autoconsis­tance des causes physiques apparaît à l’aurore de l’époque moderne, il reviendra aux deux siècles suivants (xviiie et xixe siècles) de développer l’existence du mal pour évincer toute Sagesse première aimante à l’origine de l’Univers : nous allons voir dans un ins­tant combien le tremblement de terre de Lisbonne joua ici un rôle de révélateur ; les preuves de l’indifférence divine sinon de sa malice allaient se développer avec l’indus­trialisation pour culminer dans le mot terrible du Zarathoustra de Nietzsche : Gott ist tot, qu’il ne faut jamais séparer, ainsi que René Girard l’a bien souligné, de sa reconnais­sance de culpabilité : « Nous l’avons tué ».

2) La relation entre science et philosophie la coupure sciences-philosophie de la nature

Une conséquence en est le passage d’une science étroitement mêlée à l’éthique à une science sans éthique :

3) Le passage du qualitatif au quantitatif

Toute la physique moderne, depuis Galilée, s’inscrit sous le mot célèbre de sir E. Rutherford : « Le qualitatif n’est que du quantitatif pauvre [9] ». Kelvin affirmait aussi : « Je dis souvent que si vous pouvez mesurer ce dont vous parlez et l’exprimer par un nombre, vous savez quelque chose de votre sujet, mais si vous ne pouvez pas le mesurer, si vous ne pouvez pas l’exprimer en nombre, vos connaissances sont d’une pauvre espèce et bien peu satisfaisantes [10] ». L’origine, nous l’avons vu, est galiléenne.

4) Le passage du spéculatif au pratique. Primat du faire sur le comprendre

On connaît le mot de Bacon : l’homme « peut exactement autant qu’il sait [11] ». À deux siècles de distance, Buffon développe : « Le premier trait de l’homme […] est l’empire qu’il sait prendre sur les animaux et ce premier trait de son intelligence devient ensuite le plus grand caractère de sa puissance sur la nature. Il a changé la face de la terre, converti les déserts en guérets et les bruyères en épis [12] ».

Reprenons la conclusion du paragraphe précédent. Si l’homme est premier, ce qui pré­vaudra est la perspective non plus contemplative, mais pratique de maîtrise de la nature [13] : « sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusqu’où elles peuvent conduire et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes ». Or, l’éthique s’intéresse au « bien général de tous les hommes ». C’est donc que la science est considérée par Descartes dans sa finalité pratique, en l’occurrence éthique, et non pas d’abord spéculative.

Le philosophe français l’affirme explicitement : les notions générales touchant la phy­sique « m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous envi­ronnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature [14] ». Certes, on a remar­qué que Descartes dit encore : « comme ». Il n’empêche que le philosophe français ouvre le champ à l’exploitation technicienne de la nature. La modestie du xviie siècle exprime-t-elle plus que son impuissance technique ? De même, un Einstein expliquait à ses étu­diants du Polytechnicum de Zurich que sa célèbre formule E = mc2 est vraie et esthéti­quement séduisante, mais qu’il n’y a aucune risque pour que l’on puisse un jour la concrétiser !

Cette perspective cartésienne est profondément originale. Chez Aristote et au Moyen-Age, la science comme la philosophie, précèdent la technique. Image de Dieu, l’homme n’était alors que « lieutenant de Dieu sur la terre », selon l’heureuse expression de Jürgen Moltmann [15] ou « le fermier de Dieu », selon le mot de Jean Bottero [16]. Certes, cette nou­veauté n’est pas absolue. Descartes reprend l’inspiration présente chez Léonard de Vinci et les ingénieurs de la Renaissance. Mais il pense ce qui, jusqu’ici était seulement mis en pratique ; plus encore, il fonde philosophiquement et de ce fait actualise une in­tuition encore floue que l’on pourrait résumer par le mot : savoir, c’est pouvoir.

L’importance prise par la technique, par l’artefact éclate avec les techniques de l’atome et donc la mécanique quantique. C’est ce qu’affirme le grand chercheur que fut Heisenberg dans des textes sur la transformation de la technique qui sont trop ignorés, alors qu’ils constituent probablement son apport philosophique le plus fort et le plus ori­ginal : « La technique de l’atome exploite des forces de la Nature qu’aucune expérience du monde naturel n’a rendues accessibles [17] ». Comme ce monde microscopique est in­visible, la technique en vient à envahir la totalité du champ de conscience du chercheur.

Encore aujourd’hui le principe directeur de la technique devient la réalisation du pos­sible, hors toute limite. L’impératif catégorique de la technoscience est : Tout ce qui te sera possible, fais-le. Citons quelques auteurs allant dans le sens de cette analyse. Deux français : « ‘Tout est possibl’. Telle est la très singulière idée directrice ou règle de croissance de l’univers technicien [18] » ; « Tout ce qu’il est possible techniquement de faire, il faut le faire [19] ». Un allemand : « Conformément à l’opinion ad­mise, aucune frontière éthique n’est imposée à la recherche. Sa liberté est un fait incon­testé [20] ». Un américain : « Je pense que tout qui peut être fait sera fait [21] ».

5) Le passage de l’harmonie (vision unifié5) à la domination

Le philosophe contemporain Claude Bruaire remarquait : « La thèse générale de la modernité : l’homme maître et seigneur de la nature n’est pas conditionnée par elle ni façonnée en elle [22] ». Ce qui implique un « principe de division, de partition, entre la matière et l’esprit ». [23]

6) Le passage du monde donné par les sens au monde construit

« Faisant du mathématique le fond de la réalité physique, Galilée est amené nécessai­rement à abandonner le monde qualitatif et à reléguer dans une sphère subjective, ou relative à l’être vivant, toutes les qualités sensibles dont est fait le monde aristotélicien. La cassure est donc extrêmement profonde ». Avant Galilée, y compris durant la Renaissance, on accepter que le monde donné à nos sens soit le monde réel. « Avec Galilée, et après Galilée, nous avons une rupture entre le monde donné aux sens et le monde réel, celui de la science. Ce monde réel, c’est de la géométrisation faite corps, de la géométrisation réalisée [24] ».

7) Le passage de la visée universelle à la spécialisation

C’est le thème fameux de la fragmentation du savoir.

8) Le passage du complexe au simplifié

La science moderne se caractérise d’abord par la tendance à l’unification, donc à la simplification.

La simplification se présente sous différentes formes, selon qu’elle concerne l’ordre de l’esprit ou l’ordre de l’être : simplification épistémologique (concernant la science) et on­tologique (concernant l’univers), cette dernière touchant soit la diversité des êtres (unification, nivellement de l’univers), soit la complexité d’un seul être (simplification des structures).

a) Forme épistémologique

Depuis cinq siècles [25], chaque conquête majeure de la science s’est présentée comme un triomphe sur la multiplicité des disciplines scientifiques. On peut synthétiser ce processus dans le tableau suivant. [26]

 

Il suffit de reprendre l’histoire des sciences physiques rapidement brossée par ailleurs.

À noter que cette tendance à l’unification vaut tout autant pour les sciences de la nature et de la vie. Cuvier construisait tous les animaux à partir de quatre formes principales, quatre plans généraux, correspondant aux quatre Embranchements des Vertébrés, des Mollusques, des Articulés et des Zoophytes. Jacques Monod commente : « Sous la stupé­fiante variété des morphologies et des modes de vie des êtres vivants », les naturalistes du xixe siècle, « ont su reconnaître, sinon une «forme unique», du moins un nombre fini de plans anatomiques, chacun d’entre eux invariant au sein du groupe qu’il caractérise [27] ». Or, cette prime tentative d’unification constitue, selon Monod, un véritable progrès. Il appartient au xxe siècle d’avoir su déceler sous l’organisation déjà simplifiée des mor­phologies une unité encore plus grande, d’ordre microscopique, cellulaire : « On sait au­jourd’hui que, de la Bactérie à l’Homme, la machinerie chimique est essentiellement la même, dans sa structure comme par son fonctionnement [28] ».

Le philosophe Émile Meyerson, dans un ouvrage justement célèbre, a montré cette tendance unificatrice caractéristique, non pas de la pensée humaine, mais de la dé­marche scientifique (j’ajouterai aujourd’hui : à l’âge classique), à savoir le principe d’identité. En effet, la science cherche à expliquer. Or, toujours en science, expliquer, c’est identifier à ce qui précède, effacer la différence du temps. « Le monde extérieur, la nature nous apparaît comme infiniment changeant, se modifiant sans trêve dans le temps. Cependant le principe de causalité postule le contraire : nous avons besoin de comprendre, et nous ne le pouvons qu’en supposant l’identité dans le temps [29] ».

Précisons : cette identification procède dans le temps et dans l’espace. Dans le temps, la science énonce des principes de conservation (de mouvement, de masse, d’inertie, d’énergie). Dans l’espace, la science postule l’unité de la matière qui, dans la relativité générale, est très proche de l’espace. « Obéissant aux deux tendances » identificatoires qui viennent d’être décrites, « nous avons, de théorie en théorie et d’identification en identification, fait complètement disparaître le monde réel. Nous avons d’abord expliqué, c’est-à-dire nié le changement, identifiant l’antécédent et conséquent, et la marche du monde s’est arrêtée. Il nous restait un espace rempli de corps. Nous avons constitué les corps avec de l’espace, ramené les corps à l’espace, et les corps se sont évanouis à leur tour [30] ».

Mais nous passons insensiblement à l’unification ontologique qui est, pour une part, mais seulement pour une part, le fondement de cette tendance à l’unification.

b) Simplification des structures

La science est d’abord habité par une tendance à niveler la hiérarchie des êtres et des dynamismes. Les sciences, notamment physiques, ramènent progressivement la diffé­rence des changements au mouvement local et aux lois de la mécanique : la chaleur, par exemple, n’est que de l’agitation brownienne. Voilà aussi pourquoi les sciences sont spontanément attirés vers l’atomisme.

Il me semble que cette tendance simplifiante est polarisée par deux causes et seule­ment deux causes : la cause matérielle (retour à l’élémentaire) et la cause efficiente (retour à l’origine comprise comme commencement, c’est-à-dire à l’antécédent).

c) Simplification de la structure même de l’être

La vision mécaniste tend vers l’élémentaire, donne la primauté à l’infiniment petit, cherche à analyser. Or, ce qu’elle veut trouver, c’est en définitive de l’homogène. La des­cente vers du plus élémentaire doit aussi, par définition, un accès à du plus simple, donc du plus uniformisé. La science « nourrit l’ambition de remonter à cet état d’origine où la matière était encore totalement indifférenciée et d’où serait issu, par une brisure de sy­métrie, le monde que nous connaissons [31] ».

d) Simplification des événements et comportements

La science simplifie aussi l’agir des systèmes physiques. Le principe est là encore le suivant : un mouvement simple s’explique par des causes simples, un système simple ne peut avoir qu’un comportement lui-même simple ; un événement complexe par des causes complexes, ou plus exactement d’un complexe de cause (or, la science nourrit toujours le secret espoir de ramener la complexité à une sommation accidentelle de causes ou de processus simples). Cela semblerait presque résulter de l’axiome méta­physique selon lequel agere sequitur esse. Un bon exemple de cette conviction clas­sique est la modélisation que Landau a donné de la turbulence des fluides [32]. Il n’y a probablement pas comportement macroscopique plus complexe, plus imprévisible que celui d’un fluide. Observez l’eau d’un fleuve s’écoulant sous un pont : le caractère appa­remment aléatoire de son comportement semble défier toute mise en théorie. Or, Landau a mis en place une théorie qui a valeur exemplaire : il considère que la turbulence ré­sulte de l’action incontrôlable d’une multitude de facteurs indépendants que sont les fluctuations dans le liquide. L’irrégularité des trajectoires élémentaires tient donc uni­quement à la diversité extraordinairement complexe des forces élémentaires mises en jeu qu’aucun instrument mathématique ne peut – aujourd’hui – intégrer. En conclusion, la complexité vient de ce que le système est doté d’un nombre immense de degrés de liber­tés ; en revanche, un système simple ne pourra jamais manifester un comportement complexe. De plus, la complexité tient aux multiples facteurs influençant et perturbant le comportement d’une particule en mouvement ; elle n’est donc pas intrinsèque et essen­tielle à cette particule. Aussi la complexité demeure une propriété accidentelle et extrin­sèque, deux catégories chères au mécanisme.

e) Conclusion

Au fond, cet idéal de simplicité est déjà énoncé par Descartes dans la célèbre règle de la première partie du Discours de la méthode : conduire ses pensées par ordre, c’est commencer « par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés ».

9) Le passage de la tradition à l’expérimentation

La physique aristotélicienne laissait une certaine place à des considérations de tradi­tion. Avec Pascal, nous assistons à un nouveau style expérimental qui consiste à se fon­der sur la seule et austère expérimentation : « Je me contente de monter un grand espace vide et laisse à des personnes savantes curieuses à éprouver ce qui se fait dans un tel espace [33] ». Il s’agit de rendre la Nature visible et de la laisser parler son langage qui est personnel.

Voilà pourquoi un Pascal peut conclure avec une paix qui exclut tout ton polémique : « L’évidence des expériences me force de quitter les opinions où le respect de l’Antiquité m’avait retenu [34] ».

Il y aurait ici à s’interroger, ce que très peu font, sur la relation de la tradition et de la nouveauté. Quoi qu’on en dise, elle est aussi présente dans la science actuelle. On se prend à rêver : si Galilée avait eu une relation aussi paisible à ses confrères que l’avait Pascal, la science moderne ne serait peut-être pas née dans une ambiance aussi conflictuelle et réactive à l’égard de l’aristotélisme, l’histoire des relations science-foi dans notre Occident chrétien ne serait peut-être pas aussi blessée. Mais Pascal était un homme d’une profonde spiritualité, un véritable mystique…

10) Le postulat d’anéthicité de la science ou la rupture entre la nature et l’homme

La science classique est an-éthique. À cause de par l’objectivation du dis­cours.

Nous sommes passés du Cosmos grec qui est non seulement intelligible mais généra­teur d’éthique, puisque l’homme s’y inscrit à un univers infini où « le centre est partout et la circonférence nulle part » et donc incapable d’assigner quelque signification à l’homme. Celui-ci est devenu, au sens propre du terme, im-monde.

Nous mesurons quelque peu les conséquences actuelles de cette amoralité dans un monde où la technique peut réaliser les prétentions du chercheur. Ce qui n’était encore qu’un vœu chez Descartes, devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature », prend corps par la technoscience. En effet, la nature mathématisée, en perte d’ordre, est dé­sormais dénué de significations et de finalité : elle n’est qu’un matériau inerte offerte, immolée à l’instrumentalisation humaine. Or, la moralité est le domaine du sens. Voilà pourquoi nature et moralité se séparent, rendant tout naturalisme éthique impossible : « sans hiérarchie ni causes finales, la nature est axiologiquement vide, elle n’offre pas de normes à l’activité humaine [35] ». Cet antinaturalisme éthique est particulièrement clair dans le kantisme : la norme est seulement rationnelle-universelle ; or, la nature est du domaine de l’empirique, inintelligible.

On mesure mieux l’ampleur démiurgique, prométhéenne du projet. Avec terreur. Cet idéal de domestication ou plus encore de toute-maîtrise du réel, de la nature apparaît dans trois grands domaines de l’inerte, de la vie

Dans le domaine de l’inanimé, l’objectif cartésien se concrétise dans la volonté de dompter toutes les formes d’énergie, notamment nucléaire, avec tous les risques que cela comporte. D’ailleurs, les moyens qu’il faut mettre en œuvre pour mettre en œuvre l’énergie de fission dépassent les possibilités d’un pays isolé, aujourd’hui.

Dans le domaine du vivant et surtout du vivant humain, le projet prend d’abord la forme de la maîtrise de la vie, notamment dans les programmes de recherche relatifs au sé­quençage du génome, mais aussi dans les constants perfectionnements des techniques de procréation médicalement assistée ; il prend aussi la forme de maîtrise des neuro­greffes et, conjointement, de l’intelligence dite artificielle ; plus globalement, l’homme veut accéder à une totale domination des problèmes de santé.

Or, la motivation de ces différents projets est de prime abord humanitaire : par exemple, la conquête de nouvelles sources d’énergie se fait au nom de la disparition définitive de toute pénurie. Mais ne cache-t-elle pas des raisons plus inavouées ? Au fond, la techno-science ne cherche-t-elle pas à améliorer la condition humaine en changeant l’espèce ? De surcroît, ne le fait-elle pas au détriment du respect d’un certain nombre de contraintes naturelles, ainsi que l’écologie nous y a sensibilisé ? Prenons l’exemple des prouesses génétiques actuelles. Au début, saluées comme une avancée pleine d’espérance, elles finissent par apparaître comme la cause d’une régression très inquiétante. Écoutons le spécialiste Jacques Testart, « père », avec Fridman, du premier bébé-éprouvette français, Amandine, née en 1978 : « Au début, était le clonage [36] », c’est-à-dire la reproduction à l’identique. Qu’en est-il depuis ? « Au cours des deux derniers siècles, et surtout depuis vingt ans, l’espèce humaine s’est efforcée de modifier la condition physiologique et bio­logique selon laquelle ses générations se succédaient depuis toujours […]. Et si la lo­gique qui nous échappe en tout cela était de revenir au point de départ ? Si les exploits contemporains n’étaient qu’une façon de nous ressourcer en effeuillant une à une les branches de l’arbre de création pour mieux remonter à la souche ? L’humanité est comme sidérée par sa faculté d’exercer ses fantasmes de maîtrise : la déshominisation pourrait être l’histoire de cette maîtrise, pas à pas, jusqu’au bouturage, jusqu’à exaucer Narcisse en imitant la paramécie [37] ».

Plus généralement, on pourrait reprendre l’analyse que propose Michel Tibon-Cornillot de la tech­nique actuelle [38].

– Or, profondément, cette volonté de maîtrise de la nature n’a en fait aucun but. Elle n’est motivée que par son propre auto-entretien et auto-entraînement. La technique est à elle-même sa propre finalité : « La technique ne se développe pas en fonction de fins à poursuivre, mais en fonction des possibilités existantes de croissance [39] ». Il précise : « N’ayant aucune fin, la technique n’a pas non plus de sens : chercher à découvrir un sens inclus, c’est d’avance s’interdire de faire une analyse correcte du phénomène. Quant à vouloir lui attribuer un sens, c’est faire une véritable opération mythologique […]. Les philosophes qui veulent donner une fin ou un sens à la technique font, inconsciem­ment, ce chemin. Ils «anthropologisent» et «mythologisent» le phénomène technique [40] ». C’est aussi la thèse de Martin Heidegger pour qui le règne moderne de la tech­nique est la figure achevée de la volonté de puissance nietzschéenne ; il parle de vo­lonté de volonté. Or, celle-ci est négation de la finalité : « La volonté de volonté nie toute fin en soi et ne tolère aucune fin si ce n’est comme moyen, afin de se vaincre elle-même au jeu, délibérément, et d’organiser un nouvel espace pour ce jeu [41] ».

– Or, n’est éthique qu’une activité finalisée par le bien de l’homme. Le bien humain ayant disparu de l’horizon de la techno-science, celle-ci n’est donc pas immorale, mais amorale.

Ces considérations seront développées dans un paragraphe du cours d’épistémologie sur les relations entre science et technique.

Non seulement ce monde automatique s’autonomise par rapport à Dieu, mais il prend ses distances à l’égard de l’homme, ainsi que l’a bien vu Husserl : à partir du Saggiatore de Galilée, puis de Descartes, le monde des corps est abstrait du monde des personnes, de sorte que « le monde des corps [est] réellement séparé et fermé sur soi [42] ».

Pascal Ide

[1] Gaston Bachelard, L’activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 1951, p. 41.

[2] Brian Easlea, Science et philosophie, Paris, Ramsay, 1986, p. 14.

[3] Cf. le tableau proposé par Maurice Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, p. 123.

[4] C’est-à-dire les forces dyna­miques.

[5] E. A. Burtt, The Metaphysical Foudations of Modern Physical Science, Londres, Routledge et Kegan Paul, 11924, 1980, p. 303s.

[6] On se souvient de l’importance de la critique des formes substantielles d’Aristote chez Descartes (cf. Etienne Gilson, Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, Paris, Vrin, 1975, p. 152s).

[7] Ibid., p. 308.

[8] Werner Heisenberg, La Nature dans la physique contemporaine, p. 12.

[9] Cité par René Thom, Stabilité structurelle et morphogénèse, p. 1.

[10] Emile Meyerson, La déduction relativiste, Paris, Payot, 1925, p. 2.

[11] Cogita et vera, vol. IV, p. 611. Cf. Pierre-Maxime Schuhl, La pensée de Bacon, Paris, 1949, p. 67.

[12] Buffon, Les Epoques de la nature, § Septième et dernière Epoque, « Lorsque la puissance de l’homme a secondé celle de la Nature », in Œuvres complètes, Éd. par le Comte de Lacépède, 1817, tome II, p. 577.

[13] Sur le retournement opéré par Descartes, cf. le passionnant article d’Eric Weil, « De la nature », qui sera développé plus loin. De même Hans Jonas montre qu’après avoir été objet d’intelligence et de connaissance, le monde est devenu objet de volonté (de puissance).

[14] Discours de la méthode, 6ème partie, p. 168. C’est moi qui souligne.

[15] Dieu dans la création. Traité écologique de la création, trad. Morand Kleiber, coll. « Cogitatio fidei » n° 146, Paris, Le Cerf, 1988, p. 244.

[16] Naissance de Dieu. La Bible et l’historien, Paris, Gallimard, 1986, p. 189.

[17] Werner Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, trad. Ugné Karvelis et A. E. Leroy, coll. « Idées », Paris, Gallimard, 1962, p. 22.

[18] Gilbert Hottois, Le signe et la technique, Paris, Aubier-Montagine, 1984, p. 145.

[19] Jacques Ellul, Le système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1977, p. 336.

[20] H.-J. Meyer, Die Technisierung der Welt, Tübingen, Niemeyer, 1961, p. 207.

[21] Alwin Töffler, Future Shock, New York, Random House, 1970, [trad. fr. Le choc du futur], p. 234.

[22] Claude Bruaire, Une éthique pour la médecine, Paris, Fayard, 1978, p. 72.

[23] Cf. Ibid., p. 22 et 23.

[24] Alexandre Koyré, « L’apport scientifique de la Renaissance », p. 60.

[25] Si l’on voulait être rigoureux, il faudrait noter que le physicien afgan Al-Biruni (973-1048) a, l’un des tout premiers, affirmé que les phénomènes sublunaires étaient gouvernés par les mêmes lois que les phénomènes célestes.

[26] Abdus Salam, Werner Heisenberg et Paul Adrien Maurice Dirac, La grande unification. Vers une théorie des forces fondamentales, trad. Jean Kaplan et Alain Lavere, Paris, Seuil, 1991. Intéressant et simple panorama fait par le prix Nobel Abdus Salam, « L’unification des interactions fondamentales », p. 13 à 75, tableau de la p. 19. Nous le modifions sur quelques points.

[27] Le Hasard et la Nécessité. Philosophie naturelle de la biologie, Paris, Seuil, 1970, p. 135.

[28] Ibid., p. 136.

[29] Emile Meyerson, Identité et réalité, Paris, Vrin, 51951, p. 37.

[30] Ibid., p. 285.

[31] Alain Boutot, L’invention des formes. Chaos-Catastrophes-Fractales-Structures dissipatives-Attracteurs étranges, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 224.

[32] Cf. L. Landau et E. Lifchitz, Mécanique des fluides, Moscou, Mir, 1971.

[33] Blaise Pascal, Expériences nouvelles.

[34] Récit, OC, 225b.

[35] Catherine Larrère, art. « Nature », in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, dir. Monique Canto-Sperber, Paris, puf, 1996, p. 1024 à 1031, ci p. 1037.

[36] Jacques Testart, Le désir du gène, Paris, Françosie Bourin, 1992, p. 12.

[37] Ibid., p. 16-17.

[38] Cf. Michel Tibon-Cornillot, Les corps transfigurés. Mécanisation du vivant et imaginaire de la biologie, coll. « Sciences ouvertes », Paris, Seuil, 1992.

[39] Jacques Ellul, Le système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1977, p. 280.

[40] Ibid., p. 310.

[41] Martin Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », in Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 103.

[42] Crise des sciences européennes et phénoménologie transcendantale, trad. et préface par Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 69.

3.7.2021
 

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