Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature II-1bis Les philosophies de la nature à l’ère scientifique classique. La Renaissance de L. de Vinci à J.-B. van Helmont

B) Quelques apports de la Renaissance en mécanique et en cosmologie. Quelques noms

On ne peut passer sous silence quelques penseurs marquants.

1) Léonard de Vinci

Koyré concluait ainsi un article consacré à l’actualité de Léonard de Vinci. Il est bien certain que Léonard n’a pu développer la science dont il rêvait. Il demeure beaucoup plus un artiste et un ingénieur génial, merveilleusement inventif, témoin d’une époque de fulgurances éparpillées, la Renaissance. Cependant, il a opéré une mutation épistémo­logique, méthodologique dont il ne faudrait pas négliger, voire mépriser l’importance : « Il me semble qu’à travers Léonard, dit Koyré, et avec lui, pour la première fois peut-être dans l’histoire, l’auditus est relégué à la seconde place, le visus occupant la première [1] ». C’est ainsi qu’il « possède au plus haut degré le don – don extrêmement rare – de l’intuition de l’espace [2] ». C’est en partie la raison pour laquelle il couvre de dessins de merveilleuses d’innombrables pages de ses manuscrits, alors qu’il n’est pas du tout cer­tain qu’il en ait construit une. « Il semble avoir été beaucoup plus préoccupé par l’élabo­ration de ses projets que par leur réalisation [3] ». Ce qui domine chez lui est la puissance visionnaire, plus que la concrétisation pratique ; et derrière, la vue est la métaphore de la puissance dominatrice de l’esprit qui condescend, parfois, à la réalisation, c’est-à-dire au toucher.

Or, le voir et l’entendre sont deux sources et instruments de savoir. Les conséquences ne sont pas minces : « Le fait que l’auditus soit repoussé au second plan implique dans le domaine des arts la promotion de la peinture au sommet de leur hiérarchie respective. Cela, comme nous l’explique avec soin Léonard, parce que la peinture est le seul art qui soit capable de vérité, c’est-à-dire le seul capable de nous montrer les choses telles qu’elles sont. Mais dans le domaine de la connaissance et de la science cela veut dire quelque chose d’autre, […] de beaucoup plus important […] le remplacement de fides et de traditio, du savoir des autres, par la vue et l’intuition personnelles, libres et sans contrainte [4] ».

2) Tycho Brahé

On le sait, l’astronome est géocentrique. L’influence tychonienne ne sera pas cosmo­logique, mais méthodologique. Tycho Brahé apporte tant à l’astronomie qu’à la science en général une chose absolument nouvelle : « l’esprit de précision », « précision dans l’ob­servation des faits, précision dans la mesure, précision dans la fabrication des instru­ments de mesure servant à l’observation [5] ». C’est ainsi, dira Kepler, rendant hommage à son collègue, si Dieu a donné un observateur tel que Tycho Brahé, nous n’avons plus le droit de négliger un écart de huit secondes d’arc entre les observations et le calcul.

Là encore, cet apport méthodologique est très situé : Tycho Brahé n’introduit pas à la discipline expérimentale, encore moins à une vision mathématisée du réel ; mais, en-deçà, il leur donne leurs instruments. On sait avec quel bonheur Galilée observera avec grande finesse le Ciel et démontrera de façon définitive la corruptibilité des astres. En effet, le monde de la précision est le monde de la quantité ; en conséquence, respecter le réel jusque dans sa mesure quantitative, c’est se disposer à le quantifier.

Tycho Brahé a construit un laboratoire dans l’île de Hveen, au Danemark où il pu, avec ses élèves, observer les planètes et noter leurs positions sur une carte du ciel.

C’est en étudiant les cahiers où Tycho Brahé a minutieusement noté ses observations et celles de ses élèves que Kepler pu établir la trajectoire ellipsoÏdale des planètes.

3) Giordano Bruno

Une historiographie détestable

Jacques Attali, présenté comme un grand intellectuel français, dans deux pages centrales dans le monde intitulées « Réhabiliter Giordano Bruno », le présentant comme un précurseur autant de Galilée que d’Einstein (??), et surtout comme un martyre, symbole de tous les crimes contre l’esprit et révélateur de l’obscurantisme de l’Eglise, fait ce raccourci historique affligeant : « Comme la nature est censée se conformer aux Saintes Écritures, la seule science tolérée est la théologie. En particulier, personne n’a le droit de remettre en cause la descrption de l’Univers que certains croient avoir lue dans la Bible : la Terre est un disque placé au centre d’une sphère céleste sur laquelle tourne le Soleil et où sont fichées la Lune et les étoiles. L’homme, unique créature de Dieu, est au centr de la création. Sont condamnées comme «activités magiques» toutes les pratiques qui formeront bientôt les bases de la science : l’organisation du savoir, la méthode expérimentale, la transformation de la matière [6] ». Un tel tissu d’âneries, de préjugés mérite juste de servir de repoussoir.

C’est un mathématicien exécrable. Koyré n’hésite pas à dire que « s’il fait un calcul, on peut être sûr qu’il sera faux ». Il n’est pas plus physicien, expérimentateur ou observateur. Il est philosophe. Or, « il comprend mieux que personne – sans doute parce qu’il est philo­sophe – que la réforme de l’astronomie opérée par Copernic implique l’abandon total et définitif de l’idée d’un Univers structuré et hiérarchiquement ordonné. Aussi proclame-t-il, avec une hardiesse sans pareille, l’idée d’un Univers infini [7] ».

L’argumentation de Bruno à propos de l’infinité de l’univers est plutôt confuse. Aussi P. H. Michel conclut-il, après avoir démontré ce point : « Dans l’esprit de Bruno, l’infini était une certitude plutôt qu’un problème ; la réponse était donnée avant que ne fut posée la question [8] ».

À noter, dans le même ordre d’idée que Nicolas de Cues affirmait impossible d’assigner une limite à l’Univers ; toutefois, son infinité ne pouvait être actuelle car seul Dieu est actuellement infini et l’Univers n’est pas Dieu [9].

Giordano Bruno fut réhabilité comme philosophe par Leibniz puis par Hegel [10].

4) Copernic

a) Vision cosmologique
b) Vision mécanique

On le sait, Copernic n’a pas révolutionné la physique des corps sublunaires. Pourtant, certaines intuitions pointent chez lui. Par exemple, il refuse la théorie aristotélicienne des lieux naturels. Pour Copernic, les corps vont vers la Terre non parce qu’ils se portent vers le lieu déterminé qu’est le centre, mais parce qu’ils retournent vers la Terre. Or, ce fai­sant, Copernic identifie implicitement la structure physique de la Terre à celle des astres célestes. Il assimile donc les deux mondes, sublunaire et supralunaire.

5) Johannes Kepler (1571-1630)

Koyré ou Clavelin refusent de faire de Képler le penseur qui fait sortir de la vision aristotélicienne pour entrer dans la nouvelle vision de la nature. Pour Koyré, l’œuvre confuse et géniale de Kepler appartient encore à la Renaissance. Certes, les dates sont postérieures, puisque les grandes publications de Kepler appartiennent au xviie siècles, sont contemporaines de la maturité de Galilée (l’Astronomia nova sive physica cœlestis est de 1609 et l’Epitome Astronomiæ Copernicanæ fut publiée de 1618 à 1621) ; mais la forme d’esprit de Kepler est encore marquée par la période antérieure. Pourtant Koyré reconnaît en lui l’esprit le plus brillant, le plus profond de la Renaissance.

a) Les découvertes scientifiques de Kepler
1’) En mécanique

Ici, Kepler demeure un véritable aristotélicien. Pour lui, le repos ne nécessité pas d’explication, alors que le mouvement a besoin d’explication, c’est-à-dire d’une force : pour lui comme pour Aristote, la force produit non pas une accélération mais une accélé­ration. C’est donc que le repos est d’une nature différente du mouvement. Or, le principe d’inertie se refuse à différencier, hiérarchiser le repos et le mouvement et les confond.

Cette limite tient à une insuffisante géométrisation de l’espace qui ne lui a pas permis d’accéder à une nouvelle conception du mouvement.

2’) En cosmologie

On connaît les trois lois. Kepler l’a établi après des années d’observation, vingt ans.

  1. Chaque planète décrit une ellipse dont le soleil occupe l’un des foyers.
  2. La loi des aires : le rayon vecteur allant du soleil à la planète balaye des aires égales en des temps égaux.
  3. Les carrés des durées des révolutions des planètes sont proportionnels aux cubes des grands axes des orbites. C’est la loi la plus célèbre. Newton s’est rendu particuliè­rement célèbre en la déduisant de sa loi de la gravitation universelle, dans les Principia.
b) La philosophie de la nature de Kepler
1’) Le Janus bifrons

L’expression est de Koyré. La vision philosophique de Kepler est ambivalente. D’un côté, il reste fortement attaché à une vison hiérarchisée, philosophique plus encore reli­gieuse, de l’univers. Se fondant sur sa foi trinitaire, Kepler voit une sorte de trace, d’ap­propriation des Personnes trinitaires dans le jeu astronomique : le Soleil est l’expression de Dieu le Père, le monde stellaire, celle du Fils et la lumière et la force qui circulent entre les deux, celle de l’Esprit-Saint. Vision grandiose, inspirée par saint Augustin.

D’un autre côté, les lois divines sont des lois mathématiques : l’ordre des corps est régfi par des considérations strictement géométriques. Or, ces lois sont partout les mêmes. La nouveauté radicale de la vision képlérienne est donc l’unification du cosmos : pour Kepler, les mêmes lois régissent toutes les parties du cosmos. Certes, son Univers est structuré, hiérarchisé, mais les mouvements planétaires, la mécanique céleste s’expli­quent suffisamment par les lois mathématiques.

C’est cette ambivalence constitutive de la pensée képlérienne qui en fait encore un homme de la Renaissance. Son cheminement est caractéristique : dans le Mysterium Cosmographicum, il explique les mouvements des planètes par la forces des âmes ; mais dans l’Epitome, il ne recout plus qu’à l’explication par les forces matérielles ou semi-matérielles que sont la lumière et le magnétisme.

Il n’empêche qu’il ne se dégage pas totalement de la vision métaphysique du monde : sa science n’est pas totalement sécularisée.

2’) La grande limite de l’astronomie képlérienne

Selon Koyré, cette limite tient à l’incapacité de concevoir un univers infini. Pour Kepler, le monde est borné par la voûte stellaire : une immense cavité est organisée autour du Soleil. Croire à un espace s’étendant au-delà du système solaire, qu’il soit rempli d’étoiles ou vide, serait gratuit et antiscientifique. Il est aristotélicien dans sa conclusion comme dans sa méthode : il croit le témoignage des sens. Là encore, nous ne mesurons pas combien notre vision est précédée et portée par toute une conception astronomique : depuis l’enfance, nous baignons dans cete conviction martelée d’une Terre noyée dans un univers gigantesque. Or, il est extraordinairement difficile de croire à un univers infini en se fondant sur le seul témoignage de la vue. Mais, en fait, la foi en la finitude du monde chez Kepler a un fondement peut-être sensoriel ; elle est aussi et au moins autant conduite par des convictions extra-scientifiques : le monde est gouverné de manière très précise par le Créateur et en reflète la gloire. Or, comment la Trinité divine se dirait-elle dans un univers infini ?

L’apport de la lunette galiléenne ne suffira pas à faire sortir de cette vision. Il faudra une véritable laïcisation du discours scientifique.

Mais seul un univers infini est le lieu adéquat d’une mécanique fondée sur la loi d’iner­tie.

c) Un apport épistémologique inaperçu ? Naissance de la vision mathéma­ticienne de la réalité chez Kepler

En revanche, selon Catherine Chevalley, il faut faire de l’interprétation nouvelle de la vision proposée par Kepler une étape aussi décisive que sa découverte des trois lois du mouvement. [11]

1’) Ancienne conception de la lumière et de la vision

Selon la conception pythagoricienne et euclidienne toujours très en valeur, la vision était en fait lié à l’émision de rayons visuels par l’œil, en direction des objets. Selon la conception aristotélicienne, la lumière était une propriété des substances transparentes, leur actualité, et non pas une substance indépendante.

2’) Conception képlérienne de la lumière et de la vision

Kepler va s’opposer radicalement à ces deux conceptions. Il va partir de la théorie plo­tinienne de l’émanation : contre l’aristotélisme, il définit la lumière comme une species, une réalité immatérielle, indépendante ; contre la théorie pythagoricienne, il estime que la lumière n’est pas émise par l’œil, mais sort d’une source, d’un objet et est reçue dans l’œil. Plus précisément, la lumière, pour lui, obéit aux lois de la géométrie. En effet, elle se propage sphériquement et instantanément, elle varie d’intensité en fonction inverse du carré de la distance. Bref, Kepler fonde l’optique géométrique, traite des lentilles, et propose une analyse de la formation des images en chambre noire, sur des miroirs plans et courbes et selon les milieux traversés.

Se fondant sur cette conception révolutionnaire de la lumière, Kepler propose une nou­velle explication du fonctionnement de la vision, dans le dernier chapitre de son ouvrage. L’emphase de l’introduction est méritée : « La manière dont se fait la vision n’a jusqu’ici jamais été pleinement comprise par personne. Ainsi je prie les Mathématiciens d’y prêter la plus grande attention afin que quelque certitude touchant cette fonction, la plus noble qui soit, se fasse enfin jour dans la Philosophie [12] ».

Il assimile l’œil au dispositif optique (passif et non plus émissif) d’une chambre noire. Pour ce faire, il transpose ce qu’il a étudié de la formation géométrique des images au cas de l’œil. Or, cela demande de transformer l’œil en un appareil qui, à chaque point de l’objet, fait correspondre un point de l’image, laquelle se fixe sur la rétine : « Je dis qu’il y a vision quand une représentation (idolum) de l’ensemble de l’hémisphère du monde situé devant l’œil se fixe sur la paroi blanche de la surface concave de la rétine [13] ». Précisément, une vision précise et non pas floue demande que les rayons lumineux ne soient pas parallèles, mais convergents. Or, la convergence n’est possible que moyen­nant les lois de la réfraction qui sont établies par l’optique géométrique [14].

Dès lors, sur le cristallin apparaît non pas une image droite de l’objet, mais une image inversée, image qui est elle-même convoyée, par des mécanismes inconnus, jusqu’au cerveau. Mais comment concevoir qu’une image inversée du monde puisse donner une vision juste de la réalité ? Là intervient le point qui intéresse directement la philosophie de la nature. L’invention de Kepler présente un intérêt immédiat d’ordre scientifique, re­latif à l’histoire des sciences, mais un intérêt d’ordre plus indirect et tout-à-fait décisif pour l’évolution de la pensée.

3’) Conséquences sur la nouvelle vision de la nature

Posons le problème qui avait arrêté Vitellion : « Il ne se produit rien d’absurde quand la peinture est renversée, idée que Vitellion repousse avec tant de vigueur [15] ». Comment la géométrie peut-elle se concilier avec le bon sens ? Kepler propose de distinguer la Peinture, pictura, et l’Image, imago : la Peinture est la forme des objets qui apparaissent sur l’écran de l’œil ; l’Image est directement connectée avec la vision.

Autrement dit, il est possible d’imaginer qu’une représentation exacte de la réalité puisse naître d’une déformation géométrique bien réglée. Cette idée se trouve déjà avant, par exemple chez le Pseudo-Denys, mais elle va trouver une actualité, une concrétisation toute particulière avec les découvertes picturales du Quattrocento italien.

Surtout, cette distinction de la Peinture et de l’Image, de l’objectif et du subjectif va per­mettre de poser les premiers fondements d’une vision géométrique de la nature. En effet, la vision est une déformation géométrique du monde ambiant ; pourquoi ne pas généra­liser, extrapoler à toute l’étude du monde naturel ? Dès lors, la mathématisation de notre conception, loin de falsifier le monde peut au contraire en manifester l’intelligibilité et la vérité. Les lois mathématiques traduisent la structure véritable des corps. « Dieu a eu dans ce mécanisme le souci des hommes à venir, puisqu’il en surgit des signes par les­quels les esprits des hommes, simulacres de l’esprit de Dieu, sont […] aidés dans leur recherche de l’inconnu [16] ».

Ainsi donc, pour Catherine Chevalley, la nouvelle conception de la vision est comme la matrice de la science nouvelle. Ce qui a été dit de la vision et possiblement du cosmos, Galilée va résolument l’étendre à toute la conception de la nature.

Plus encore, Kepler prépare le terrain ; mais seul Galilée verra et croira que la la nature parle le langage de la géométrie. « Galilée est peut-être le premier esprit qui ait cru que les formes mathématiques étaient réalisées effectivement dans le monde ». Et ce qui est vrai de la structure géométrique des choses, l’est aussi de sa dynamique : « tous les mou­vements sont soumis à des lois mathématiques [17] ».

Kepler a joué un rôle essentiel, notamment en formulant les lois des mouvements cé­lestes et détruisant la notion de perfection du mouvement circulaire.

6) Nicolas de Cuse

La tendance à survaloriser la quantité au détriment de la qualité remonte à Nicolas de Cuse qui, comme Plotin, ramène l’être au nombre, le nombre étant pour eux la pure mul­tiplicité intelligible.

7) Conclusion

Pour terminer, je voudrais souligner l’apport d’un fait plus marquant qu’il n’y paraît. La découverte de la Supernova de 1572 a joué un grand rôle pour accéder à une compré­hension plus réaliste du Ciel, notamment pour accepter le modèle copernicien et prépa­rer à la révolution galiléenne. Son importance serait presque comparable à la décou­verte de la lunette à en croire Lerner [18].

C) Apports de la Renaissance en géographie

Les mutations épistémologiques notamment liées à la géographie : W. G. L. Randles, De la terre plate au globe terrestre. Une mutation épistémologique rapide, 1480-1520, trad., Paris, Armand Colin, 1980.

D) Apports de la Renaissance en biologie

Passons de l’astronomie à la biologie. Je renvoie aux développements donnés par ail­leurs.

1) La chimiatrie de Jean-Baptiste van Helmont

La chimiatrie ou iatrochimie est une doctrine médicale des xvie et xviie siècles qui expli­quait la vie à partir de la chimie ou plutôt de l’alchimie. Paracelse en est, classiquement, le fondateur. Mais ses thèses, on l’a dit, sont extrêmes. Plus mesurées sont celles de van Helmont (1579-1644) [19]. Sa place est bien dans l’histoire des sciences et pas seule­ment des doctrines philosophiques. On lui doit par exemple non pas tant d’avoir expliqué ce qu’était le gaz, mais d’avoir inventé le terme : le gaz s’écrivait d’ailleurs gas au xviie siècle.

Quoique contemporain de Descartes, il est anté-ou pré-cartésien et –mécaniste dans ses affirmations. En effet, d’un côté, Helmont est un antiscolastique et un antiaristotélicien ; d’un autre côté, il tente de renouveler la pensée biologique et médicale en empruntant ses principes non pas à l’expérience mais au néo-platonisme. En un mot, van Helmont est un homme de la Renaissance !

a) Critique de la scolastique
b) En positif

2) Les expérimentations biologiques à la Renaissance

À l’instar de la physique, la biologie de la Renaissance est à la fois un rejet de la sco­lastique aristotélicienne et une époque d’intense expérimentation, une époque où on ac­cumulent des observations, des expériences, sans toutefois les intégrer dans une vision intégrée, unitive de la vie. De fait, la biologie attendra plus que la physique son Galilée et son Newton ; d’ailleurs, ceux-ci se sont-ils levés ? Voilà encore pourquoi les discours « physiques » (au sens large : sur la nature) de la Renaissance une transition vers le mé­canisme.

Il aurait été passionnant de décrire l’expérience de Vésale découpant un cadavre en place de Grève (1543). Limitons-nous à l’exemple le plus fameux de cet apport expérimental dans la connaissance de la vie : la découverte de la circulation du sang par William Harvey (1578-1657). Résumons cette « invention » capitale. Certes, elle eut quelques prédécesseurs qui ont eut le pres­sentiment de la circulation du sang, du moins au plan des poumons : un médecin arabe, Ibn-An-Nafis (1210-1288), un Michel Servet (1509-1553) ou un Michel Césalpin (1519-1603) qui, le premier, inventa le terme de circulation et surtout comprit que le sang vei­neux va vers le cœur : pour cela, il constata que si l’on pose un garrot et que l’on fait une saignée, la veine se gonfle au-dessous et non pas au-dessus [20]. C’est donc que le mouvement du sang est centripète. Il demeure que ses travaux sont un peu confus.

Suivons les démonstrations très claires du Exercitatio anatomica de motu cordis et san­guinis in animalibus (1628) [21]. Harvey y décrit le mouvement circulaire du sang.

En effet, selon Aristote, le sang était fabriqué dans le foie et le cœur à partir des ali­ments. Or, on constate qu’en une demi-heure, le cœur envoie dans l’aorte une quantité de sang supérieure à la quantité de sang totale de l’organisme. Par ailleurs, cette quan­tité est supérieure aux aliments ingérés. Seule explication possible : le sang circule dans les différentes parties du corps, envoyé par l’aorte et revenant au cœur par les veines [22].

Conclusion :

 

« Les raisonnements et les démonstrations expérimentales ont confirmé que le sang passe par les poumons et le cœur, qu’il est chassé par la contraction des ventricules, que de là il est lancé dans tout le corps, qu’il pénètre dans les porosités des tissus [23] et dans les veines, qu’il s’écoule ensuite par les veines de la circonférence au centre, et des petites veines dans les grandes, qu’enfin il arrive à la veine cave et à l’oreillette droite du cœur. Il passe ainsi une très grande masse de sang, et dans les ar­tères où il descend, et dans les veines où il remonte, beaucoup trop pour que les ali­ments puissent y suffire, beaucoup plus que la nutrition ne l’exigerait. Il faut donc néces­sairement conclure que chez les animaux le sang est animé d’un mouvement circulaire qui l’emporte dans une agitation perpétuelle, et que c’est là le rôle, c’est là la fonction du cœur, dont la contraction est la cause unique de tous ces mouvements [24] ».

 

Mais les travaux de Harvey ont, par rapport à ses prédécesseurs, le mérite, d’être com­plets et très largement fondés sur l’expérience.

E) Conclusion

La Renaissance est en équilibre instable : elle quitte la vision aristotélicienne du monde, mais n’a rien à proposer de structuré en échange. Aussi va-t-elle s’établir dans l’accumulation avide, non sans quelques fulgurances géniales. Il est d’ailleurs significatif que la passion pour la foisonnante richesse, pour la diversité du réel, la varietas rerum, si caractéristique de la Renaissance, s’affaisse, voire disparaisse avec un Galilée qui ne le cède en rien par sa finesse d’esprit et sa culture. Justement, le premier chercheur du monde moderne, est habité par un désir premier : homogénéiser un réel en le géométri­sant. On ne comprendra et on ne maîtrisera le monde qu’en l’uniformisant. Or, c’est la puissance de l’instrument mathématique qui permet cette uniformisation : le monde de la qualité est le monde du multiple, le monde de la quantité est le monde de l’un.

Mais ce faisant, « Mars prépare en secret le printemps ». Cependant, celui-ci ne surgira pas spontanément, il faudra la médiation de génies pour actualiser ce qui est plus à l’état de promesse que de germination ou de puissance.

La leçon est riche pour l’histoire de la pensée : les vraies révolutions ne viennent pas d’une accumulation de savoir, mais relèvent d’un changement de vision du monde. Autrement dit, elles sont d’abord non pas scientifiques, mais philosophiques.

De plus, elles sont le fruit non d’une pluralité d’hommes, mais d’un, génial. La difficulté du changement était considérable. On ne le mesure plus aujourd’hui : « Tellement de points divers étaient remettre en cause dans la figuration ancienne (déjà fortement di­versifiée) que peu d’hommes pouvaient en assumer la globalité qui nous est aujourd’hui naturelle [25] ». Galilée sera cet homme.

Pascal Ide

[1] Alexandre Koyré, « Léonard de Vinci 500 ans après », in Études d’histoire de la pensée scientifique, p. 99-116, ici p. 115.

[2] Ibid., p. 110.

[3] Ibid., p. 111.

[4] Ibid., p. 115.

[5] Alexandre Koyré, « L’apport scientifique de la Renaissance », p. 55.

[6] Le Monde, Jeudi 17 février 2000, p. 12. Et plus bas « Dès le ixe siècle, beaucoup, dans l’Eglise et hors d’elle, murmurent que le monde n’est pas plat ». L’idée est tenace, enseignée par les instituteurs de la laïque, dès le primaire.

[7] Alexandre Koyré, « L’apport scientifique de la Renaissance », p. 57.

[8] La cosmologie de G. Bruno, p. 177.

[9] Ibid., p. 178.

[10] Par ces réactions pendulaires typiques, l’article que l’Encyclopædia Universalis lui consacre tombe dans l’excès contraire à trop magnifier sa philosophie, il en arrive à nier son hermétisme, ses liens avec l’ésotérisme.

[11] Cf. Catherine Chevalley, « Nature et loi dans la philosophie moderne », in Collectif sous la direction de Denis Kambouchner, Notions de philosophie, coll. « Folio-Essais », Paris, Gallimard, tome 1, 1995, p. 127-230, ici p. 132-137. Cf. aussi Kepler, Paralipomena ad Vitellionem, 1604, trad., Paralipomènes à Vitellion, Paris, Vrin, 1980. La trad. du titre est Compléments à Vitellion. En effet, ce dernier, polonais, est un des opticiens les plus réputés du xiiie siècle.

[12] Ibid., p. 316.

[13] Ibid., p. 317.

[14] Sur l’importance de la réfraction déjà chez les philosophes médiévaux arabes et chrétiens, cf. D. C. Lindberg, Theories of Vision from Al-Kindi to Kepler, Chicago, Chicago University Press, 1976.

[15] Paralipomènes à Vitellion, p. 369.

[16] Ibid., p. 102.

[17] Alexandre Koyré, « L’apport scientifique de la Renaissance », p. 58.

[18] Michel-Pierre Lerner, Le monde des sphères, coll. « L’âne d’or », Paris, Les Belles Lettres, 2 volumes. Tome 1 Genèse et triomphe d’une représentation cosmique, 1996 ; tome 2 La fin du cosmos classique, 1997.

[19] André Pichot lui consacre un développement substantiel, in Histoire de la notion de vie, chap. IV, p. 225-290.

[20] Questions médicales, in Questions péripatéticiennes (1569), trad. de M. Dorolle, Paris, Félix Alcan, 1929.

[21] Seconde éd. anglaise de Geoffroy Keynes, Londres, The Nonesuch Press, 1928. Mouvements du cœur et du sang, in La circulation du sang, trad. Charles Richet, Genève, Alliance Culturelle du Livre, 1962

[22] Pour la démonstration, cf. Mouvements du cœur et du sang, p. 97-102.

[23] Harvey ignore l’existence des capillaires ce sera Malpighi qui les découvrira, dans le poumon des grenouilles, en 1661, grâce au microscope

[24] Mouvements du cœur et du sang, p. 131.

[25] Jacques Courcier, « Bulletin de philosophie des sciences », in Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 83 (1999) n° 1, p. 145-146.

8.5.2021
 

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