Temps objectif et temps vécu. L’exemple de la vie de Marie Stuart selon Stefan Zweig

Le temps réellement vécu n’est pas le temps calendaire. Autrement dit, le temps intérieur, subjectivement éprouvé, n’est pas superposable au temps extérieur, objectif, mesuré par les horloges. Le second est lisse, successif ; le premier est très différencié. Notre conception du temps est souvent naïvement calendaire. Bergson a consacré toute sa vie à distinguer ce temps mécanique, homogène, extérieur, et ce qu’il appelle la durée intérieure, tellement diversifiée et riche. Si nous racontons notre année, nous nous attarderons longuement sur quelques événements marquants et passerons sous silence de longues périodes répétitives ou anodines

Stefan Zweig n’est pas qu’un fin psychologue [1], est aussi un intuitif doué d’une rare empathie, ce qui a lui a permis de se pencher avec bonheur sur nombre de destins d’exception. Or, dans sa préface à la biographie qu’il a consacrée à Marie Stuart, il a proposé une loi de grande vérité sur la temporalité : « Dans la sphère d’une destinée, la durée du temps à l’extérieur et à l’intérieur n’est la même qu’en apparence ; en réalité, ce sont les événements qui servent de mesure à l’âme ». Or, « enivrée de sentiment, transportée et fécondée par le destin, elle peut éprouver d’infinies émotions dans le temps le plus court ». Donc, « seuls les moments de crise, les moments décisifs comptent dans l’histoire d’une vie, c’est pourquoi le récit de celle-ci n’est vrai que vu par eux et à travers eux [2] ».

La vie de Marie Stuart l’illustre à merveille. La vie de cette femme se divise en trois parties : jusqu’à 23 ans, tout n’est que quiétude ; de 23 à 25 ans, elle vivra une passion amoureuse de la force d’un ouragan (avec le comte de Bothwell, alors que, après avoir été mariée avec François II et reine de France, elle est remariée à lord Darnley) ; les vingt dernières années de sa vie, la majeure partie en captivité, en seront la suite tragique que plus aucune passion ne soulèvera. Voilà pourquoi, dans le roman de Zweig, ces deux années occupent autant de place que les quarante autres années qui les précèdent et leur succèdent. Ainsi, seul le récit permet d’accéder à cette différence entre le temps humain, intérieur et le temps cosmologique, extérieur [3].

Pascal Ide

[1] Il a consacré un essai notamment à Freud : Guérison par l’esprit, 1931, trad. Alzir Hella et Juliette Pary, Paris, A. Belfond, 1982.

[2] Stefan Zweig, Marie Stuart, trad. Halzir Hella, Paris, Grasset, 1936, rééd. 2008, p. 18.

[3] Paul Ricœur a exploré ce thème avec finesse dans sa trilogie Temps et récit. coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1983, 1984, 1985, rééd. coll. « Points Essais », 1991. Et il l’applique à trois exemples romanesques dans le tome II. La configuration dans le récit de fiction.

18.7.2019
 

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