L’amour est le critère du véritable humour

« Les Chrétiens et l’humour », Famille Chrétienne, 1284 (août 2002), par Luc Adrian

Pour le Père Pascal Ide, «la pudeur préserve l’homme de faire la bête, l’humour lui évite de faire l’ange». Explications.

Comment définiriez-vous l’humour ?

La vertu de la juste distance. On a bien du mal à prendre du recul. Vis-à-vis des événements, on s’agace vite de la résistance des choses, de la complexité de la vie, de l’opacité des événements. Vis-à-vis des personnes, on supporte encore moins l’absurdité de leurs réactions, on s’étonne de leur égocentrisme, de la répétition des mêmes erreurs – sans voir, par manque d’humour, que nous sommes pareils. La personne douée d’humour va relativiser les événements et l’attitude d’autrui à son égard. De plus, elle ne va pas idolâtrer ses activités, mais elle va plutôt leur redonner leur juste place… qui n’est pas la première. On demandait à Winston Churchill inaugurant sa propre statue ce qu’il en pensait ; il répondit : «On regarde les pigeons d’un tout autre œil !»

Saint Vincent de Paul croise une religieuse nettoyant un couloir : «Ma Sœur, balayez-vous pour la gloire de Dieu ? – Oui, répond celle-ci, toute fière. – C’est bien ce que je me disais, parce que, si c’était pour balayer le couloir, vous vous y prendriez autrement !» Saint Vincent resitue à sa juste place ce que la religieuse « absolutisait » : elle agissait en fait plus par paresse que pour honorer Dieu.

C’est un remède contre l’orgueil ?

L’humour peut être une voie de salut pour les orgueilleux que nous sommes tous. Car il commence comme humilité et finit comme amour.

Dans votre livre sur le don (1), vous consacrez un chapitre à l’humour : quel rapport ?

Le don est le secret du véritable humour. Par la juste distance qu’il installe entre les événements qui nous affectent et les personnes qui nous entourent, l’humour aide à recevoir, et il permet de mieux savoir offrir. Il aide à recevoir ce qu’on ne peut accueillir : les événements imprévisibles et contrariants.

Allons plus loin : le chrétien est habité par la conviction profonde que rien n’échappe à la Providence, que Dieu conduit toutes choses. Recevoir tout événement comme un don dispose au détachement. Freud rapporte le mot de ce condamné à mort qu’on mène à la potence un lundi : «Voilà une semaine qui commence bien ! Et Woody Allen de surenchérir : «Je n’ai pas peur de la mort, mais j’aimerais mieux être ailleurs quand ça se produira !»

Tout rire qui ne naît pas du don est menacé par l’ironie. En revanche, la personne qui vit de don ne peut pas ne pas exercer l’humour. Celui-ci pourrait presque servir de critère d’authenticité de la charité. «L’ironie est une manifestation de l’avarice, écrit Christian Bobin dans L’Eloignement du monde, une crispation de l’intelligence serrant les dents plutôt que de lâcher un seul mot de louange. L’humour, à l’inverse, est une manifestation de générosité : sourire de ce qu’on aime, c’est l’aimer deux fois plus.»

Le rire n’est donc pas bon en lui-même. La valeur du rire se mesure au sens que nous lui donnons : «A son air, on connaît un homme, à son visage on connaît l’homme de sens. L’habit d’un homme, son rire, sa démarche révèlent ce qu’il est» (Si 19, 29-30).

Faut-il rire de tout ?

Comme toute vertu morale, l’humour est un juste milieu entre deux extrêmes, le défaut et l’excès. Aujourd’hui, il faut rire de tout : ce n’est plus de l’humour, c’est de l’ironie, voire de la dérision. Or, il y a des choses dont on ne peut se gausser, car elles font partie de l’absolu que rien ne peut relativiser : la souffrance d’autrui, l’Eucharistie, la Croix du Christ, la Vierge Marie, etc.

Mais certaines personnes ont autant de mal à sortir du sérieux que d’autres à y rentrer. Il y a une forme de sourire permanent, une prise de recul systématique sur toutes choses et sur soi qui n’est plus de l’humour, mais une défense : si on ne se laisse jamais toucher, si on ne montre pas à l’autre sa vulnérabilité de temps en temps, si l’on reste incapable de dévoiler, sans protection, le contenu de son cœur, il arrive un moment où l’on se coupe des autres, on s’enferme en soi-même.

Peut-on rire d’autrui ?

Oui, mais à partir du moment où l’autre c’est nous ! Et rions d’autrui comme on aimerait que l’autre rie de nous. Groucho Marx dit un jour à une maîtresse de maison qui venait de le recevoir : «J’ai passé une excellente soirée, mais ce n’était pas celle-ci». C’est de l’ironie que cette réflexion, mais il faut de l’humour pour l’accueillir. Je résumerai ainsi : humour, c’est amour, ironie, c’est mépris.

Si l’humour peut être l’expression d’une pudeur, on peut manifester sa pudeur avec humour. Vous établissez un rapport entre les deux ?

La pudeur est la borne en dessous de laquelle l’homme se déshumanise – on l’a vu dans les camps de concentration. Les bêtes ne sont pas pudiques ; la pudeur apparaît avec l’intelligence et signale l’émergence de l’humanité. Elle vient avec la crainte d’être réduit à l’état de chose, de ne pas être reconnu dans sa dignité de personne.

A l’autre extrémité, il y a l’humour, comme une limite supérieure de l’humanité : il empêche l’homme de « s’éthérer », de se désincarner. La pudeur préserve l’homme de faire la bête, l’humour lui évite de faire l’ange. Heureux celui qui sait écouter la première et cultiver la seconde.

L’ordonnance du Dr Ide pour soigner l’ironie

– Réaliser que son ironie fait souffrir autrui. Et ne pas minimiser cette souffrance par le classique : «Il n’a vraiment pas le sens de l’humour». (Avez-vous remarqué qu’on ne dit pas : «le sens de l’ironie» ? Or, c’est pourtant d’ironie et non d’humour dont il est question ici.)

– Se détacher de la vanité d’être « l’amuseur public n° 1 ». Cela demande une bonne dose d’humilité : il est très valorisant d’être celui qui fait rire. Stendhal ne disait-il pas : «Faites rire une femme et vous l’aurez dans votre lit» ?

– Pratiquer le service du prochain et le détachement de soi. En effet, l’ironie permet de dominer l’autre.

– Se rendre vulnérable à autrui. L’ironie est sécurisante : elle nous protège d’une rencontre en vérité.

– Qui pratique l’ironie se défend souvent. Pourquoi ne pas se demander, éventuellement avec l’aide d’une personne compétente, de quoi l’on se protège ?

– Le cas échéant, rompre avec une culture familiale, sociale (les histoires paillardes avec les copains de bistrot), nationale (les « blagues belges »), etc.

– Repérer les cibles visées. Il est rare que l’ironie soit universelle : les têtes de turc ne nous parlent-elles pas de nous, de rancœurs non réglées (contre l’autre sexe, tel corps de métier, les « bourgeois », les « curés », le pape, l’Eglise, etc.) ?

– Remplacer l’ironie par l’humour : retourner le rire vers soi-même. Sans pour autant se dénigrer.

– Abandonner les lectures ou les spectacles qui nourrissent l’ironie, ou plutôt les remplacer : Bedos par Devos…

– Prendre conscience du temps et de l’énergie que l’ironie fait perdre. Combien de vraies rencontres gâchées !

– Enfin, décider, par charité, de changer pour autrui. Et ne plus jamais revenir sur cette décision, sans blague !

Pascal Ide interrogé par Luc Adrian

[1] Et bien dites : don ! Petit éloge du don, Paris, éd. de l’Emmanuel, 1997.

3.6.2018
 

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