Le don selon Mauss

« On se donne en donnant et si on se donne, c’est qu’on se doit – soi et son bien – aux autres [1] ».

1) Introduction

a) Objet

La pensée de Marcel Mauss est à la fois connue et méconnue. Elle est connue, parce qu’elle a exercé une influence considérable, notamment en rendant possible un important courant de pensée comme le structuralisme [2] ou en influençant des penseurs comme George Bataille [3], et continue à exercer aujourd’hui une influence, certes, en sciences sociales, avec le mouvement du MAUSS [4], mais aussi en philosophie [5].

Cependant elle est aussi méconnue. En effet, pour beaucoup, l’Essai sur le don (titre complet : Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques) se résume dans la triple obligation de donner, recevoir et rendre, et la notion de « fait social total » se trouve souvent reconduite, notamment par l’influence de Lévi-Strauss, à un fait symbolique. Or, Mauss refuse cette double identification qui réduit, voire, trahit son intuition. Plus encore, le monde que Mauss décrit en détail et qu’il connaît du dedans (bien que de seconde main) ressemble si peu au nôtre que nous courons le risque soit de le mécomprendre, soit de le penser en continuité avec le nôtre.

Il s’agit de « penser » le don maussien en lui-même, sans le surcharger – voire le déformer – par ses interprétations structuralistes [6], sans l’enrôler dans le paradigme de l’anti-utilitarisme [7] ou de la réciprocité généralisée [8] et sans élimer son nécessitarisme [9].

b) Difficulté

Le texte n’est pas sans poser des difficultés. Certaines concernent la forme, d’autres le fond.

Quant à la forme, deux témoins expriment bien l’embarras mêlé d’admiration du lecteur : « Ce texte est à bien des égards désordonné, parfois répétitif. Mais peu de textes fondateurs de la discipline connurent jusqu’à nos jours pareil retentissement [10] ». Et voici ce qu’affirmait Claude Lévi-Strauss au début de l’introduction qu’il a consacrée à l’Essai sur le don :

 

« Cette pensée rendue parfois opaque par sa densité même, mais toute sillonnée d’éclairs, ces démarches tortueuses qui semblaient égarer au moment où le plus inattendu des itinéraires conduisait au cœur des problèmes [11] ».

 

Cet embarras naît de plusieurs raisons entremêlées. Certaines tiennent à la rigueur de l’écriture : des phrases longues, complexes ; la multiplication des notes qui ne se contentent pas de référencer les citations ou de les développer [12], mais proposent d’autres analyses ôtées au corps du texte ; une écriture parfois bâclée, inachevée [13]. Certaines tiennent aux concepts mêmes : des énoncés sont imprécis, ouverts à de multiples interprétations ; d’autres sont à la limite de la contradiction. Certaines tiennent à la forme d’esprit. On pressent une pensée précipitée (où l’intuition devance constamment la formulation).

Quant au contenu ou au fond, le texte suscite un certain nombre de difficultés. La plus centrale est la suivante : le don tel que le pense Marcel Mauss est-il ou non gratuit ? Nous l’affronterons plus bas.

c) Plan

Pour comprendre le don, il va donc falloir le resituer dans le cadre global. Pour systématiser le propos d’un auteur qui résiste à la systématisation, je vais lui appliquer une classification qui lui est étrangère, mais qui ne lui est pas hétérogène, à savoir les quatre causes distinguées par Aristote. Je vais ainsi parcourir successivement : la cause matérielle du don, à savoir les hommes et les choses, sa cause formelle qui est le ciment social, lui-même se déclinant dans ses trois moments : donner, recevoir, rendre, sa cause efficiente qui est la contrainte normée et sa cause finale qui est le fait social total.

Et si Mauss étudie les peuples polynésiens, cela tient à la transparence des mécanismes du don chez eux : « nulle part la raison morale et religieuse de cette contrainte n’est plus apparente qu’en Polynésie », dit-il au terme de l’introduction [14].

2) Quelques présupposés

a) Le projet de Mauss

Il apparaît au tout début des « conclusions de morale » ouvrant le chapitre 4, lui-même intitulé « Conclusions » au sens de « Conséquences » :

 

« Il est possible d’étendre ces observations à nos propres sociétés. Une partie considérable de notre morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère du don, de l’obligation et de la liberté mêlés [15] ».

 

Nous y reviendrons au terme de notre étude : Mauss n’éclaire les pratiques anciennes et étrangères que pour mieux éclairer les pratiques actuelles d’une société marchande qui paraît totalement hétérogène.

b) Les sources de Mauss

Mauss prend soin de distinguer ethnographie et ethnologie. La première observe, la seconde théorise. Les deux disciplines ne sont pas pour autant séparées, puisque la seconde se fonde sur la première ; en revanche, la relation ne peut s’inverser : nombre d’ethnographes se contentent de décrire, sans construire une théorie plus générale comme l’ont fait Malinowski ou Lévi-Strauss. Faut-il le préciser ?, notre auteur se range résolument dans la seconde catégorie. Même s’il traite avec grande précision des peuples premiers notamment océaniens, il n’a jamais mené d’enquête sur le terrain. Donc, toutes les observations sont secondes, ainsi que l’attestent les multiples références et citations.

Prévenons d’emblée une objection. Que cette documentation soit de seconde main ne signifie nullement qu’elle soit de seconde zone. Mauss est un anthropologue racé, de métier. S’il universalise volontiers, et nous verrons que son audace s’étend jusqu’à la métaphysique (il est vrai, à son insu), il ne dédaigne nullement les lentes inductions, la connaissance précise des faits.

Précisément et grâce à cette documentation élargie, Mauss se fonde sur une observation embrassant autant le Pacifique – les tribus polynésiennes (Samoa et Maori) et mélanésiennes (Nouvelle-Calédonie et îles Trobriand) – que l’Amérique du Nord (Alaska et Colombie Britannique), autant les sociétés premières d’aujourd’hui que les sociétés antiques (germanique, latine, grecque, hindoue).

3) Le fait du don

La thématique du don est omniprésente, encore aujourd’hui. En effet, il structurait l’existence des civilisations méditerranéennes :

 

« Les civilisations antiques – dont sortent les nôtres –avaient, les unes le jubilé, les autres les liturgies, chorégies et triérarchies, les syssities (repas en commun), les dépenses obligatoires de l’édile et des personnages consulaires [16] ».

 

L’incise « dont sortent les nôtres », loin d’être un aparté, énonce un fait d’une portée incommensurable, ainsi que nous le verrons en traitant de la visée maussienne. Aujourd’hui, il rythme encore en profondeur la vie des peuples polynésiens et mélanésiens. On peut même observer ce rythme sur la durée d’une année : « Leur vie d’hiver, même pour les tribus les plus méridionales, est très différente de celle d’été. Les tribus ont une double morphologie ». En effet,

 

« dès la fin du printemps, à la chasse, à la cueillette des racines et des baies succulentes des montagnes, à la pêche fluviale du saumon, dès l’hiver, elles se reconcentrent dans ce qu’on appelle les ‘villes’. Et c’est alors, pendant tout le temps de cette concentration, qu’elles se mettent dans un état de perpétuelle effervescence. La vie sociale y devient extrêmement intense, même plus intense que dans les congrégations de tribus qui peuvent se faire à l’été. Elle consiste en une sorte d’agitation perpétuelle. Ce sont des visites constantes de tribus à tribus entières, de clans à clans et de familles à familles. Ce sont des fêtes répétées, continues, souvent chacune elle-même très longue [17] ».

 

Ainsi, ce rythme est justement celui du don, mais à partir de la nature : plus qu’une opposition entre un moment quiescent, l’été, et un moment effervescent, l’hiver, il s’agit d’une opposition entre l’été qui est le moment de la réception et l’hiver qui est le moment de la transmission.

Pascal Ide

[1] Marcel Mauss, Essai sur le don, Florence Weber (éd.), Paris, p.u.f., 1925, p. 227.

[2] Cf. François Dosse, Histoire du structuralisme, T. 1 : Le champ du signe. 1945-1966, T. 2 : Le chant du cygne. 1967 à nos jours, Paris, La Découverte, 1991 et 1992.

[3] Cf. George Bataille, La part maudite, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, tome 7, 1976. Fasciné par le concept de potlatch et son caractère agonistique, il a élaboré une théorie de l’économie générale.

[4] Cf. notamment la revue du Mauss : Revue du MAUSS. Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2001 à 2018. Périodicité : 2 nos par an. Site : http://www.revuedumauss.com.fr/

[5] Cf. Marcel Hénaff, Le don des philosophes. Repenser la réciprocité, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 2012.

[6] Cf. Claude Lévi-Strauss, « Introduction » de Sociologie et anthropologie, coll. « Bibliothèque de sociologie contemporaine », Paris, p.u.f., 1950, 41968, rééd. en coll. « Quadrige », p. ix-lii.

[7] Cf. Alain Caillé, Critique de la raison utilitaire, Paris, La Découverte, 1989 ; Don, intérêt et désintéressement, Paris, La Découverte, 1994 ; Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Paris, La Découverte, 2007.

[8] Cf. Jacques Godbout, L’esprit du don, Paris, La Découverte, 1992 ; Le don, la dette et l’identité. Homo donator vs. homo œconomicus, Paris, La Découverte, 2000 ; Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Paris, Seuil, 2007.

[9] Cf. Bruno Karsenti, Marcel Mauss. Le fait social total, Paris, p.u.f., 1994 ; L’homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, Paris, p.u.f., 2011.

[10] Philippe Laburthe-Tolra et Jean-Pierre Warnier, Ethnologie. Anthropologie, coll. « Premier Cycle », Paris, PUF, 21994, p. 291. Cf. p. 291-295.

[11] Claude Lévi-Strauss, « Introduction », p. ix.

[12] En nombre de signes, le volume des notes (un peu plus de 200 000 signes) est légèrement supérieur à celui du texte (un peu moins de 200 000 signes). Le texte de l’Essai est intégralement numérisé sur le site de la bibliothèque de Chicoutimi.

[13] Par exemple : « Dans ces sociétés : ni le clan, ni la famille ne savent ni se dissocier ni dissocier leurs actes » (Essai sur le don, p. 193) ; « L’homme a été très longtemps autre chose ; et il n’y a pas bien longtemps qu’il est une machine, compliquée d’une machine à calculer » (Essai sur le don, p. 272).

[14] Essai sur le don, p. 153.

[15] Ibid., p. 258.

[16] Ibid., p. 262.

[17] Ibid., p. 196.

[18] Ibid., p. 164.

8.6.2018
 

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