De prime abord, Peter Pan, héros d’un roman pour enfants de James Matthew Barrie et, plus encore, de l’immortel dessin de Walt Disney, est un adolescent espiègle, une sorte de Till Eulenspiegel britannique doué du pouvoir de voler. Cette double caractéristique n’est-elle pas positive ? Qui ne rêve de transgresser les interdits et de planer, ce qui d’ailleurs enfreint une autre norme, la loi de la pesanteur ?
Le film de Steven Spielberg, Hook ou la revanche du Capitaine Crochet, a lesté le personnage du film d’une densité psychologique bien présente dans le roman (et plus encore dans l’autobiographie de l’auteur) ; voire d’une dimension dramatique, et presque tragique, car le roman se conclut sur le contraste entre l’évolution de Wendy devenue adulte et la stagnation amnésique de Peter éternel adolescent. En fait, Peter Pan est un petit garçon qui refuse de grandir. Telle est d’ailleurs la phrase qui ouvre le roman : « Tous les enfants, sauf un, grandissent [1] ». Et ce thème est développé par le roman, le film et le psychologue Dan Kiley dans son ouvrage Le syndrome de Peter Pan [2]. Ce dernier montre que, par exemple, le petit enfant Peter Pan – qui peut être un adulte – noue des relations toxiques avec les autres, notamment avec les femmes, pour éviter de s’engager : il cherche soit la séduction – aussitôt suivie d’un abandon pour peu qu’un attachement se profile à l’horizon –, et telle est sa relation avec Clochette, soit le maternage, et telle est sa relation avec Wendy. Incapable de s’engager, il est donc incapable de grandir.
Mais l’absence de croissance, c’est-à-dire de passage de l’enfance à l’âge adulte, relève d’un refus : Peter Pan a refusé de grandir. Pour comprendre d’où provient ce refus, reportons-nous maintenant à la dernière phrase du roman : « Tant que les enfants resteront gais, innocents et sans cœur [3] ». Le premier trait est évident. Le troisième – « sans cœur » – étonne. Il faut l’entendre comme une anesthésie. En effet, avoir un cœur, c’est être capable de ressentir la souffrance d’autrui. Or, Peter fait souffrir son entourage en permanence sans paraître en avoir conscience : notamment, il est indifférent à tous, y compris à ceux qui lui sont le plus proche comme la Fée Clochette et Wendy, et à tout, au bien qu’on lui fait, comme au mal qu’il subit [4] ; il n’est attaché à personne d’autre qu’à lui-même et à son propre plaisir ; le roman est un festival des indélicatesses d’un Peter qui promet et oublie, qui manipule pour arriver à maximiser ses intérêts, etc. Ajoutons que, si son créateur qualifie Peter de « sans cœur », il s’agit d’un constat et non d’une accusation, puisque ce troisième trait est précédé d’une deuxième caractéristique qui le dédouane : « innocent ».
Pourquoi Peter est-il sans cœur ? La psychologue Kathleen Kelley-Lainé répond à cette question en parcourant un triple chemin, celui de Peter Pan, celui de son créateur et le sien propre [5]. Peter est au fond un enfant triste, infiniment triste. La tristesse étant insupportable, il a donc décidé de la fuir, c’est-à-dire de la refouler dans un endroit où il ne la rencontrera jamais. Transposons symboliquement : le vol lui offre la capacité de ne plus toucher terre, de fuir ces si douloureuses attaches ; surtout il lui permet de partir dans le pays du Never-never si mal traduit comme « île de Nulle part », alors qu’il signifie littéralement : « Jamais-jamais » : ne plus jamais penser au passé ; ne plus jamais souffrir.
Et pourquoi Peter est-il si triste ? Cette tristesse provient d’un déficit parental. Des parents peu fiables, peu écoutants, peu contenants, ne permettent pas à l’enfant de formuler ce qu’il éprouve. De plus, quel enfant ne ressent-il pas, un moment ou l’autre, l’impression d’être incompris et abandonné ? Peter a résolu le problème en refoulant sa tristesse et s’envolant pour un pays imaginaire à qui le conte donne une consistante réelle. Peter est donc un enfant qui s’est coupé de son origine. La théorie de l’attachement l’a montré : se sentant trahi par ceux qui l’aiment, l’enfant se détache [6]. Ne plus s’ouvrir pour ne plus souffrir.
Mais cette analyse dit-elle tout ? À la blessure se joint une décision cachée : l’ingratitude et l’ingratitude permanente. Par exemple, après que Wendy a recousu l’ombre à son pied, « Peter, en vrai garçon, indifférent aux apparences, s’était mis à faire des sauts de joie. Hélas, il avait déjà oublié qu’il devait son bonheur retrouvé à Wendy. Il se figurait avoir rattaché son ombre lui-même [7] ». Trahi une fois par ceux qui devaient lui apporter la sécurité, il a secrètement choisi de ne plus faire confiance à personne. S’il s’est fermé une première fois par crainte de souffrir, il a verrouillé une deuxième fois et plus profondément son cœur, par un choix, devenant ainsi « sans cœur ». Avec une aide psychologique bienvenue, le chemin de réouverture passera par le pardon (aux parents) et la gratitude pour tout ce qu’il a reçu d’eux.
Pascal Ide
[1] James Matthew Barrie, Peter Pan, trad. Henri Robillot, coll. « Folio Junior », Paris, Gallimard, 1997, p. 9.
[2] Dan Kiley, Le syndrome de Peter Pan. Ces hommes qui ont refusé de grandir, trad. Jean Duriau, Paris, Robert Laffont, 1985, coll. « Opus », Paris, Odile Jacob, 1996.
[3] James Matthew Barrie, Peter Pan, p. 239.
[4] « Nul n’oublie la première injustice ; nul sauf Peter » (Ibid., p. 127).
[5] Kathleen Kelley-Lainé, Peter Pan ou l’enfant triste, Paris, Calmann Lévy, 1992.
[6] Cela correspond à ce que la théorie de l’attachement appelle « attachement anxieux résistant » (cf., par exemple, Mary D. Ainsworth, Mary C. Blehar, Everett Waters & Sally Wall, Patterns of Attachment: A Psychological Study of the Strange Situation, Hillsdale [New Jersey], Lawrence Erlbaum Ass., 1978 ; Blaise Pierrehumbert, « Gestion de la distance interpersonnelle, attachement et socialisation précoce », Champ psychosomatique, 15 [1998], p. 33-44).
[7] James Matthew Barrie, Peter Pan, p. 40.