Entre adolescence et âge adulte

Jeffrey Jensen Arnett est un professeur du département de psychologie de la Clark University de Worcester, dans le Massachusetts, considéré aujourd’hui comme le plus grand expert de cette période intermédiaire entre l’adolescence et l’âge adulte qu’il appelle « Emerging adulthood » [1] : « the term emerging captures the dynamic, changeable, fluid quality of the period[2]». Il a notamment lancé ce concept dans un article retentissant [3], aujourd’hui considéré comme classique ; cité des milliers de fois dans différentes revues, il a été à l’origine de nombreuses autres études[4]. Comment traduire cette expression ? Le français a inventé un heureux jeu de mots, « adulescence » [5] ; son inconvénient est toutefois soit de l’envisager négativement (non-adolescence, non-adulte) soit, de manière illusoire, d’en faire seulement une étape de transition et donc de rêver à sa rapide résorption, alors qu’elle a – et de plus en plus – tendance à s’étaler. Bref, elle est une transition (vers l’âge adulte), mais n’est pas transitoire.

Résumons brièvement les acquis de cette étude avant d’en proposer quelques prolongements pratiques.

1) Thèse centrale

La thèse, très claire, du chercheur (qui est maintenant suivi par de nombreux autres scientifiques) est que, dans le cycle des « âges de la vie » (pour parler comme Guardini), il existe un âge intermédiaire spécifique entre l’adolescence et celui du jeune adulte, non pas simplement une brève période de transition, mais une véritable tranche d’âge. Celle-ci va de 18 à 25 ans, ou plutôt 30 ans (l’article est flou sur l’âge final ; toutefois, les études parues depuis semblent tirer le second chiffre vers le haut). En fait, il y a un paradoxe. D’un côté, l’entrée biologique dans l’adolescence s’est avancée de 2 ans et demi depuis un siècle, passant de 15 ans à 12,5 ans. De l’autre, la sortie dans l’âge adulte s’est considérablement retardée.

Les études transculturelles montrent que le phénomène caractérise les pays industrialisés et post-industrialisés, et non les pays en voie de développement ou les pays émergents. Mais ceux-ci semblent progressivement y rentrer.

2) Signes

Pour établir cette thèse, l’auteur fait appel à trois principaux types de critères : démographiques, subjectifs, identitaires. Ce sont en même temps autant de signes permettant de reconnaître cette période.

a) Critères démographiques

Le premier est la variabilité. Avant 18 ans, 95% des Américains vivent chez eux et sont célibataires ; après 30 ans, 75 % sont mariés et devenus parents. Entre les deux beaucoup de cas de figure sont possibles.

Le second est l’instabilité. Par exemple, cette période est l’âge de la plus grande mobilité résidentielle : 40 %.

b) Critères subjectifs

Avant tout, les jeunes de cette tranche d’âge affirment ne plus être des adolescents ; mais ils ne se définissent pas encore comme des adultes.

Trois critères sont particulièrement importants pour individuer cette époque vis-à-vis de l’adolescence, les deux premiers étant décisifs : l’acceptation de la responsabilité pour soi-même ; la prise de décisions indépendantes. Le troisième est l’acquisition de l’indépendance financière. En revanche, ce qui différencie cette période de l’accès à l’âge adulte est l’absence de responsabilité vis-à-vis de l’autre (qui, souvent, se traduit par la responsabilité parentale).

c) Critères de recherche identitaire

Cette période de la vie est celle qui « offre le plus d’opportunité pour les explorations identitaires dans les champs de l’amour, du travail et de la vision du monde [6] ».

Prenons l’exemple de l’amour, l’adolescence se caractérise par la question implicite : « Avec qui j’aurais plaisir à être, ici et maintenant ? » En revanche, l’adulte en voie d’émergence se pose la question implicite suivante : « Étant donné le type de personne que je suis, quel type de personne souhaiterais-je avoir comme partenaire pour la vie ? » Autrement dit, la question est plus intime, plus sérieuse, plus durable, mais demeure en-deçà de la fixation dans un choix durable, d’un état de vie irréversible. Enfin, l’adulte, lui, est déjà engagé avec une personne.

Cette typologie vaut pour le travail et aussi pour les visions du monde, celles-ci comprenant les croyances religieuses auxquelles l’article fait référence : l’Emerging adulthood réexamine ses croyances, explore les possibilités afin d’accéder à une réflexion et à une adhésion personnelles.

d) Autres critères

Jeffrey Arnett évoque d’autres critères comme les attitudes à risque : sexe non protégé, usage de drogues, conduites en état d’ivresse, etc. Contrairement à la représentation courante qui y voit un signe de l’adolescence, celles-ci sont plus caractéristiques de l’adulte en émergence (18-25 ans).

3) Objection et réponse

Bien entendu, l’étude d’Arnett date d’il y a 18 ans et est surtout centrée sur les États-Unis ; de plus, que penser du critère de mariage sur lequel, notamment, elle se fonde ?

Je répondrai que, d’abord, les analyses effectuées depuis n’ont fait que la confirmer ; ensuite, lui-même fait état d’études couvrant la zone occidentale [7].

4) Résumé

Arnett reprend la formule de Talcott Parsons qui appelait l’adolescence le « roleless role » pour l’appliquer à cet état d’âge adulte en émergence ou en devenir. Certains ont parlé du « syndrome Tanguy », selon le titre éponyme du film de Chatilliez qui mettait en scène un adulescent aussi doué intellectuellement qu’indécis moralement.

Cet âge, cette période se caractérise donc d’abord négativement par sa différence avec la contre-dépendance réactive de l’adolescent et l’interdépendance de l’adulte (l’engagement durable et la responsabilité de l’autre).

En plein, cette tranche de vie est une phase de construction de l’indépendance ou de l’autonomie, avec ce que cela suppose comme besoin d’explorer les possibles, d’expérimenter différentes voies, de vivre intensément et sans attache. « C’est une période caractérisée par le changement, l’exploration pour beaucoup de personnes qui examinent les possibilités de la vie qui leur sont ouvertes et qui accèdent peu à peu à des choix plus durables dans l’amour, le travail et la vision du monde [8] ».

5) Applications et ouvertures

La connaissance de la réalité recouverte par ce concept est, à mon avis, intéressante à de multiples titres. Je les évoquerai sous forme de questions (la liste n’est bien sûr en rien limitative) :

– ne faudrait-il pas élargir la date-limite supérieure du cadre jeunes de 25 à 30 ans ?

– ne faudrait-il pas que la pédagogie « jeunes » prenne en compte cette nouvelle donne, notamment la richesse de l’ouverture, mais aussi le retardement à l’engagement ? Non pas tant pour l’accélérer que pour l’accompagner et l’éduquer (vertueusement). Autrement dit, il ne s’agit pas tant de critiquer ceux que l’on se contente de prendre pour des « ado » attardés – rêvant qu’un jour, il n’y en ait plus, c’est-à-dire les comparer à l’époque précédente –, que de comprendre et accompagner.

– ne faudrait-il pas prendre en compte les trois secteurs évoqués : amour, travail et vision du monde ? Chacun demande une formation spécifique.

– ne faudrait-il pas accorder une attention singulière à cette tranche d’âge dans l’accompagnement des fiancés, des séminaristes et des novices ? Mais aussi des jeunes couples (il y en a), des jeunes prêtres et des jeunes sœurs consacrées ? En effet, étant donné que cette période se caractérise par la grande labilité des choix, donc la capacité à tout remettre en question, alors que le candidat est déjà engagé, n’est-il pas nécessaire de très attentivement repérer si le candidat est devenu un jeune adulte ou est encore dans l’Emerging adulthood ? Un certain nombre de crises, de burn out, voire de divorces précoces, de sorties du sacerdoce, semblent s’expliquer par cette non-différenciation.

[1]Cf. son propre site : http://jeffreyarnett.com/, sur lequel on trouve une bonne partie de ses livres et articles en pdf.

[2]Jeffrey Jensen Arnett, « Emerging adulthood: A theory of development from the late teens through the twenties », American Psychologist, 55, n° 5 (2000), p. 469-480, ici p. 477.Disponible sur : http://www.jeffreyarnett.com/articles/ARNETT_Emerging_Adulthood_theory.pdf

[3]Cf. note précédente.

[4] Une bonne synthèse se trouve dans l’article de Wikipédia en américain : http://en.wikipedia.org/wiki/Emerging_adulthood_and_early_adulthood

[5] Je crois que le terme avait été inventé par Tony Anatrella à qui on doit un excellent ouvrage sur le sujet : Interminables adolescences. Les 18/30 ans, Paris, C.E.R.F/Cujas, 1988. Cf. aussi Tony Anatrella, « Les ‘adulescents’ », Études, 399 (juillet-août 2003) n° 7, p. 37-48.

[6]Jeffrey Jensen Arnett, « Emerging adulthood », p. 473.

[7]Cf.Alice Schlegel & Herbert Barry, Adolescence. An Anthropological Inquiry, New York, Free Press, 1991.

[8]Jeffrey Jensen Arnett, « Emerging adulthood », p. 479.

18.1.2018
 

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