L’être comme amour. Une triple figure de l’amour dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar ? Propositions et prolongements 1/3

Pascal Ide, « L’être comme amour. Une triple figure de l’amour dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar ? Propositions et prolongements », Didier Gonneaud et Philippe Charpentier de Beauvillé (éds.), Chrétiens dans la société actuelle. L’apport de Hans Urs von Balthasar pour le troisième millénaire, Actes du colloque international du centenaire, Faculté de théologie de l’Institut Catholique de Lyon, 17 et 18 novembre 2005, coll. « Méditer », Magny-les-Hameaux, Socéval Éd., 2006, p. 259-304.

« L’amour veut à la fois la distinction et l’unité, l’altérité et l’identité. Dans la condition humaine, ce vœu profond : être non seulement uni à l’autre mais un avec lui tout en restant soi, est incoercible et irréalisable. C’est pourquoi nul n’entre sans souffrance au royaume de l’amour. Le mystère de la Trinité est l’exaucement éternel de ce vœu. Chacune des trois Personnes n’est pour elle-même qu’en étant pour les deux autres […]. Ce qui nous est ainsi révélé, c’est que la relation d’amour est la forme originelle de l’être. Ou, ce qui revient au même, que le fond de l’être est amour, ou communion [1] ».

Introduction

Pour Hans Urs von Balthasar, « être et amour » sont strictement « coextensifs [2] ». Qui, entendant cette assertion, ne souhaiterait passer outre pour aller à des exposés plus aporétiques ou plus substantiels [3] ? Pour autant, il se terre dans cette affirmation quelques difficultés redoutables [4].

Quelques énoncés tout d’abord. Comme toujours, ils se présentent sous des formes variées, cette diversité s’expliquant par celle des périodes d’écriture et des contextes mais surtout par le refus d’un langage trop technique qui nuirait à la profondeur inépuisable de l’intuition. C’est peut-être dans Wahrheit der Welt que l’on rencontre la formulation la plus claire – « le sens de l’être réside dans l’amour [der Sinne des Seins in der Liebe liegt] [5] » –, à quoi il faut joindre une assertion partiellement métaphorique dans le même volume – « le noyau de l’être consiste dans l’amour [der Kern des Seins in der Liebe besteht] [6] » – ainsi qu’un énoncé de Wahrheit Gottes : « L’amour peut être reconnu comme le mode suprême [der höchste Modus] et donc, en ce sens, comme la ‘vérité’ de l’être [7] ». Pourtant, loin de se limiter au seul troisième volet de la Trilogie, cette intuition en couvre l’ensemble : depuis Schau der Gestalt – « l’être, en tant que […] amour [Sein als […] Liebe] [8] » – jusqu’à Epilog – « le mystère le plus profond de l’être [das tiefste Geheimnis des Seins] » est « le miracle de la fécondité [9] », donc de l’amour –, en passant par Raum der Metaphysik – « L’être s’interprète comme renvoi à l’amour [10] » ; « L’acte métaphysique foncier [Der metaphysiche Grundakt] est l’amour au sein de la différence d’être [11] » – et Die Personen des Spiels : « Le don de soi [der Selbsthingabe] […] est la ‘loi’ même de l’être en tant que tel [12]. »

Pour autant, passée l’évidence des formules, surgissent deux groupes de difficultés. Le premier est interne à l’amour – à la manière dont le théologien de Bâle a pensé l’amour. Le second concerne la manière dont l’amour se conjugue, chez lui, aux notions premières – vérité, bien, beauté, unité, mystère –, au premier rang desquelles l’être.

L’intention de ce bref exposé est d’introduire à la métaphysique balthasarienne – peut-être même à ce qui constitue son centre. Et cette ontologie, comme celle de Klaus Hemmerle et de bien d’autres [13], se veut autant rationnelle que résolument trinitaire. Notre travail s’effectue donc à la frontière entre philosophie et théologie, sans que je puisse m’attarder sur cette question épistémologique délicate [14].

1) Deux visages contrastés de l’amour

L’amour se présente, chez Balthasar, sous deux formes différentes, plus encore, contrastées.

a) L’amour comme passivité et kénose

D’un côté, et ce point est bien connu, l’amour apparaît comme réceptivité, obéissance, désappropriation, indifférence, dépossession. Balthasar conçoit le don comme un abandon, l’amour comme une kénose.

Cette vérité s’ébauche dans le monde naturel. « Le pouvoir d’engendrer et d’enfanter est lié à la finitude et à la mort – explique Balthasar dans Épilogue […] ; dans ce don [le dépassement de soi qu’implique l’apparition d’un nouvel étant], un facteur de mort se trouve secrètement caché, même dans les phénomènes purement naturels et quotidiens [15] ». En effet, le sacrifice est inscrit dans la nature en vue d’une plus haute communication ontologique, ainsi que l’évolution des espèces notamment l’atteste [16].

De ce fait, l’homme apparaît, jusque dans sa chair, comme l’offrande de toute la nature pour que le Verbe vienne le remplir de vie trinitaire. Et Balthasar de citer cette parole de Hans André selon laquelle l’être humain est « comparable à un calice à la fois ouvert et resserré en son nœud, accueillant en vue de l’offrir tout ce qui le remplit [17] ».

Mais, on le sait bien aussi, la raison ultime de ce creusement réceptif, de cette désappropriation obéissante est d’ordre théologique. La forme fondamentale de l’indifférence, note Jacques Servais, est non seulement « ontologique » mais « christologico-trinitaire [18] ». Un texte décisif suffira à l’illustrer – l’importante sous-section de Die Handlung intitulée « Trinité immanente et Trinité économique » [19]. Il y est établi que la doctrine du salut trouve son fondement dans la vie intradivine. Balthasar écarte ainsi deux interprétations : celle de Karl Rahner pour qui la Trinité immanente demeure formellement extérieure à l’économie du salut [20] (§ 3) ; celles toutes opposées de Hegel et de Moltmann, selon qui l’événement de la Croix non seulement n’est pas éloigné de la vie des Personnes divines, mais l’accomplit (§ 4). Intermédiaire entre ces deux positions contraires, la thèse balthasarienne affirme que les rela­tions entre les hypostases divines sont la condition de possibilité du drame de la Croix. Afin de le montrer, le texte procède par approfondissements successifs, cela en quatre vagues : les relations entre les Personnes trinitaires, en tant qu’elles rendent compte de la Croix du Christ, doivent être interprétées comme 1. distance (§ 2-5), 2. kénose (§ 6-8), 3. drame (§ 9-10) et 4. risque (§ 11). Ces notions sont autant de routes convergeant vers un unique mystère dont la catégorie de « kénose » constitue le noyau : « la kénose reste toujours le mystère le plus essentiel de Dieu [21] ».

Cet exode de soi se présente sous plusieurs formes. Il serait même possible de graduer celles-ci selon un « escalier de la kénose » non pas prophétique [22] mais théologique : réceptivité, obéissance, abaissement et kénose. Il vaut la peine de souligner que la perte est expressément refusée par Balthasar : « Quand le Père s’exprime et se donne sans réserve, il ne se perd pas lui-même, il ne s’évanouit pas avec le don » ; toutefois il ajoute aussitôt « qu’il ne se réserve » rien de « ce qu’il est lui-même » et qu’il s’identifie au don, à la donation : « il est la totalité d’existence divine dans ce don même (er ist das ganze Wesen Gottes in dieser Selbsthingabe) [23] ».

b) L’amour comme activité et fécondité

L’affirmation massive et constante de l’amour comme passivité jusqu’à la kénose pourrait faire oublier [24] toute une série d’autres énoncés selon lesquels l’amour se présente comme activité, jaillissement créateur, surprise, surplus, excès – bref, comme fécondité (Fruchtbarkeit).

« Fécondité » est le titre de l’ultime sous-partie d’Épilogue déjà citée. C’est dire l’importance de ce thème pour l’écriture et la forma mentis constamment prospective, caractéristique du théologien suisse [25]. Celui-ci propose une vaste induction qui embrasse autant l’ordre de la création que celui de la rédemption ; toutefois cette approche, loin d’être ascendante (à la manière de saint Thomas) est descendante : Balthasar relit l’entièreté du créé dans une lumière théologique. Montrons-le en faisant appel à d’autres passages de la Trilogie [26].

À l’instar de la kénose, la fécondité se vérifie au plan biologique : l’ »ouverture épiphanique, du moins là où l’étant est doué de vie […], est enrichie par le miracle de la fécondité [27]« et Balthasar d’argumenter à partir du premier récit de la création qui étend cette fécondité jusqu’à l’homme (Gn 1,28). On notera que l’argument situe la fécondité dans le prolongement de la structure épiphanique de l’être, comme si la première est à la seconde ce que la donation ad extra est à un processus interne d’autocommunication – hypothèse qui demanderait un développement conséquent.

La fécondité peut ensuite exciper d’arguments anthropologiques. Dans une sous-partie de TL II, intitulé « L’image de la fécondité », Balthasar corrèle logique humaine et lo­gique trinitaire en montrant la présence de la Trinité dans le monde à partir de la réalité de la fé­condité, précisément, la fécondité des parents donnant vie à l’enfant. Cette image, remarque-t-il, fut longtemps dénigrée : ni les Grecs, ni les moines, ni les phi­losophes rationalistes modernes n’ont prêté attention au mariage. En effet, la vie organique est prise pour modèle de fécondité, alors que Dieu se situe au-delà de toute matière [28]. Cependant, puisque les parents font surgir un sujet spiri­tuel, la fécondité présente un sens transcendant toute corporéité. Cette catégorie permet donc d’élaborer « l’image de la Trinité la plus parlante qui ait été inscrite dans la créature [29] », à savoir la famille.

La Fruchtbarkeit constitue aussi une propriété métaphysique de l’être, non sans continuité avec le monde physique : « le miracle de la fécondité cosmique est le reflet du mystère fondamental de l’être en tant que tel [30] ». S’interrogeant sur le mystère de l’être qui s’offre à connaître – autrement dit « la liberté de l’objet » – dans TL I, Balthasar constate, au terme de son argumentation, que l’objet est toujours « plus que ce que l’on peut en saisir ». Mais d’où vient cet excès ? L’être prend sa source en Dieu et celui-ci dé­passe bien évidemment tout ce qui est conceptuellement thématisable ; voilà pour­quoi l’être constitue un mi­racle inouï, un mystère. Plus encore, l’étant participe à la fécondité de Dieu : « De son créateur infini – écrit Balthasar – il a reçu pour sa route, la grâce (Gnade) de participer à la fé­condité inépuisable (Unerschöpflichkeit : plus rigoureusement « caractère inépuisable ») de sa source » ou de son « origine » divine [31]. Et le théologien de commenter : « Il possède en soi une richesse qui ne se dépense pas à la manière d’une somme d’argent. On n’en a jamais fini avec un étant, que ce soit le plus petit des insectes ou le caillou le plus minuscule. Toute chose a une ouverture secrète, par où entrent à partir de l’éternel des provisions de sens constamment renouvelées [32] ». On notera que Balthasar développe le thème de la fécondité en faisant appel à l’image dynamique, biblique autant que patristique, de la source [33].

Mais nous n’avons pas encore touché l’ultime raison d’être de l’amour comme fécondité : le Deus semper major, le Dieu Trinité, plus précisément encore l’hypostase du Père. C’est ce qu’établit, là encore dans le prolongement avec la précédente approche, une sous-partie de Schau der Gestalt intitulé « l’attestation du Père ». Le premier pas de l’argumentation est métaphysique. Balthasar part d’un donné ontologique : tout être créé est fond et apparition, lumière et mesure, lumen et species – précisément, lumière qui rayonne en se communiquant à partir du fond et mesure qui rassemble la lumière dans une apparition. Or, la raison pour laquelle apparaît le fond est sans raison : la mani­festation s’avère être un don totalement gratuit et aimant. Par conséquent, la structure épiphanique de l’étant vient de la fécondité, c’est-à-dire de la grâce diffusant du fond. « Pour quelle raison, donc, apparaît le fond en général ? […] Dans la manifestation du fond et son retour en soi, nous sommes au-delà de toute nécessité ; nous sommes dans la liberté du don de soi-même (sichselber-Schenkens) et de l’état de don (-Geschenkt-seins), qui doit être et rester le mystère éternel révélé à lui-même [34] ». Autrement dit, l’être est généreux jaillissement ; le noyau de l’être consiste en la fécondité débordante de l’amour insondable.

Sans raison, cette diffusion gratuite n’est cependant pas sans explication : celle-ci gît dans la relation intratrinitaire : « le Père est le fond (Grund), le Fils est la manifestation (Erscheinung) [35] ». D’un côté, le Fils est celui qui révèle le Père et lui donne sa figure en toute vérité. De l’autre, cette figure révélatrice ne surgit pas du Fils mais du Père même. Voilà pourquoi, en saint Jean, le Fils est accrédité par le Père : être accrédité, c’est rece­voir et le Fils reçoit tout du Père [36]. Ainsi donc, pour Balthasar qui désire conjurer la « «quaternité» qui se fait toujours menaçante en Dieu [37] », l’origine de toute fécondité n’est pas l’essence divine mais l’amour abyssal du Père qui se donne sans retour.

Enfin, passant du contenu à la forme, si on porte son attention sur la manière dont Balthasar a réparti la totalité de Herrlichkeit, on ne peut manquer d’être saisi par leur singulière distribution et la beauté qui en émane. Bien qu’il n’en souffle mot, l’on imagine difficilement que Balthasar, à la fois très sensible à la forme et éditeur soucieux de la beauté de l’apparence – qui, ici, est apparition – des livres qu’il publiait, soit demeuré insensible à ce constat. Non seulement la matière s’organise en sept volumes – chiffre dont la symbolique évoque la perfection –, mais, plus encore, le septénaire se répartit en trois vagues qui sont, chacune, constituées par un nombre sans cesse grandissant de volumes : un (GC I), deux (GC II), quatre (GC III). Ne se dit-il pas ici une symbolique d’élargissement progressif, de générosité, à l’image même de la fécondité débordante de l’amour insondable qui constitue le fond même d’où surgit la figure ?

c) Confirmation du contraste

Cette double figure contrastée de l’amour, réceptivité et activité, désappropriation et surabondance, pauvreté et excès, recoupe d’autres tensions fondamentales de la pensée balthasarienne. Notons-en une, de même valence ontologique : l’apparente contradiction du statut de la connaissance. Celle-ci, en effet, entretient une relation bijective avec l’amour : la réceptivité obéissante de la connaissance est à la spontanéité ce que la kénose de l’amour est à la fécondité.

Dans une même page [38], le théologien de Bâle affirme d’un côté que « la vérité extérieure demande à être reçue dans la disponibilité de l’indifférence totale, et celle-ci en tant que telle est pure puissance » et de l’autre, que « la disponibilité du sujet connaissant ne s’énonce correctement que par l’emploi, en simultanéité, des notions d’acte et de puissance », plus encore est une « puissance pleinement active » car « elle n’a rien de l’inertie d’une matière qui, sans réagir, se laisse modeler par la forme que lui impose une volonté étrangère ». Entre dynamis et énergéia, Balthasar semble hésiter sans toutefois vouloir se passer de ces catégories. D’ailleurs, cette difficulté est confirmée, voire redoublée par au moins deux autres expressions. La première bouleverse en l’inversant l’articulation aristotélicienne et thomasienne des deux puissances composant l’intellectus : « l’intellect agent est l’instrument de l’intellect patient [39] ». La seconde (p)ose l’oxymoron suivant : le sujet est « comme une sorte de matière spirituelle (hulè protè) [40] » ; et l’expression aristotélicienne mise entre parenthèses désigne, originellement, la seule « matière première », de sorte qu’elle n’est nullement explicative.

L’amour seul est digne de foi autorise à incarner ce débat d’idées et à lire derrière l’une des deux options la figure d’un penseur particulier, en l’occurrence, Joseph Maréchal (et, dans la lignée de son cinquième Cahier, le Karl Rahner de Geist im Welt). En effet, celui-ci comprend la spontanéité cognitive comme un appetitus, autrement dit valorise l’acte, au risque de la préformation – c’est-à-dire au risque de rendre nécessaire, d’exiger l’être divin et de le mesurer à « la capacitas entis de l’intellect [41] » ; or, Balthasar lui oppose une spontanéité qui, loin d’être « désir » ou « instinct », porte le nom de « service » (servitium), autrement dit la puissance qui se laisse totalement déborder et surprendre par l’objet [42].

d) Une conciliation ?

N’aboutit-on pas à une contradiction ? L’amour est-il passif ou actif, désappropriation ou fécondité, pauvreté ou richesse ?

On peut d’abord tenter de résorber cette opposition au profit d’un des deux termes ou, mieux, de les faire coïncider. Si, dans le monde de la nature, il y a lieu de « distinguer » entre le « dépassement de l’étant au-delà de lui-même », autrement dit la fécondité, et le « facteur de mort », avec le monde spirituel, notamment le Christ, « la mort coïncide avec la plus haute fécondité [43] ».

Cette coïncidence apparaît particulièrement dans une sous-partie, importante pour notre sujet, intitulée Rückgabe der Frucht (littéralement : « Don en retour du fruit », c’est-à-dire « Restitution ») ; la traduction française interprète pour clarifier : « Le fruit restitué : surabondance » et signifie bien qu’il est ici traité de la fécondité. Cette sous-partie clôt le premier chapitre de la troisième partie de Nouveau Testament consacré à la glorification divine, c’est-à-dire à la réponse que l’homme rend à la gloire de Dieu. Trois temps circons­crivent de plus en plus la nature du doxazein : il apparaît d’abord comme un face à face intratrinitaire (1), puis comme une unité d’ap­propriation et de désappropriation (2). Mais ces deux premières perspectives demeurent anthropocentriques (ainsi la seconde parle de se désapproprier pour se trouver en Dieu). Aussi enfin la glorification se traduit-elle dans la fécondité (3). En effet, porter du fruit, c’est rendre gloire à Dieu ; or, le fruit de l’homme appartient à Dieu. Par conséquent, la glorification comme fécondité conjure toute réduction anthropocentrique. Mais en quoi consiste précisément cette Fruchtbachkeit ? Résumons brièvement l’argumentation de Balthasar.

Chez Jean, notamment dans la parabole de la vigne, la fécondité est liée à la gloire (Jn 15,8). Dieu y apparaît comme le donateur du fruit ; il faut donc le lui restituer. Mais la fécondité appartient aussi à la plante qui est responsable de sa production. Aussi la gratitude, l’action de grâces sont-elles non une simple disposition inté­rieure mais une restitution d’un don divin accordé en propre. C’est à la lumière de la fécondité que se com­prend l’éthique chrétienne : [1] le don divin est réellement déposé dans le cœur de l’homme, i.e. le principe fécond est intérieur ; [2] mais l’homme en est désapproprié : car le fruit vient de Dieu ; car il est le Christ et son Esprit ; car le Christ est le sein porteur ; car le sarment doit être émondé : seul l’abandon est fécond et permet un fruit abondant. Jean montre au mieux que le fruit devient un nouveau principe fécond, parce que le sarment est greffé sur la fécondité trinitaire [44].

Chez Paul, le thème de la fécondité doit être cherché du côté non pas du terme « fruit » qui est plus abstrait mais du terme périsseuéin qui est la plénitude débordante, la prodiga­lité d’une source qui jaillit d’elle-même. Certes, cette idée de surabondance est déjà pré­parée dans les quatre Évangiles. Mais, chez Paul, elle caractérise toute l’économie de la grâce et du salut. Et elle devient christologique et trinitaire en 2 Co. Dès le chap. 1, la consolation est soumise à la loi de surabon­dance. Surtout, aux chap. 8 et 9, celle-ci est éclairée par la dialectique de la richesse et de la pauvreté : le Christ s’appauvrit réellement pour nous : sa surabondance est de passer de la richesse à la pauvreté ; et en lui seul, le dépouillement s’identifie à la ri­chesse, car cette identification se vérifie déjà dans la Trinité (2 Co 8,9). Or, l’Église participe intérieurement à cette surabon­dance du Christ. Dès lors, la fécondité chrétienne devient la disposition au don désintéressé, généreux et joyeux. En ceci réside la glorification : faire re­tourner vers Dieu, en amour ecclésial, la grâce surabondante reçue à l’origine [45].

On le constate donc ici : la fécondité semble s’identifier à la kénose. Toutefois, l’on sait que la bipolarité, la tension est à ce point consubstantielle à la pensée de Balthasar qu’elle transparaît dans une écriture riche en adversatifs. « On doit toujours, pour expliquer l’être fini, en revenir au phénomène de la polarité », car « le terme de polarité indique une rigoureuse interférence des pôles en tension [46] ». Ce qui est vrai de la créature l’est, peut-être plus encore, de Dieu ou plutôt de notre manière de parler du mystère divin : « le mystère – dit Balthasar de la Trinité immanente étudiée à partir du Logos – ne peut être approché que par des affirmations opposées [47] ».

Par ailleurs, peut-on en rester à cette dualité ? À moins de juxtaposer ces deux visages de l’amour, ne doit-on pas chercher un principe d’unification qui, toutefois, ne nie pas la différence ?

e) Un manque ?

Une autre solution de cette tension serait de diagnostiquer en ce contraste un manque. Dans son intervention au Colloque de Lugano de 2005, Emmanuel Tourpe [48] fait l’hypothèse, à propos de la théorie balthasarienne de la connaissance – dont on a vu qu’elle était traversée par la même bipolarité que l’amour – développée dans Vérité du monde que l’ouvrage se présente comme un « palimpseste » doublant le propos explicite d’un propos présent, mais caché et discret – au double sens, moral et arithmétique, du terme. Explicitement, Balthasar répond à l’interprétation maréchalienne en soulignant de manière répétée les thèmes de la réceptivité obédientielle et de la disponibilité, autrement dit de la potentialité. Mais tel ou tel passage montre que Balthasar n’ignore pas, à côté de la subordination de la spontanéité à la disponibilité, celle d’une réflexivité, d’une autopossession de sa lumière par le sujet comme condition de possibilité de son ouverture à autre que soi.

Il demeure, note E. Tourpe, que le moment proprement véritatif du drame n’est pas assez honoré. De manière plus générale, on soulignera un déficit de la réflexivité et du moment spéculaire d’identité à soi contre la sortie de soi, du présent face à la présence, de la bénédiction de la limite versus son impatience ou, dans un autre registre, une interprétation plus avicénienne que thomasienne de la nécessité, étendant ainsi la contingence au champ entier de la finitude et suspendant davantage la créature au Créateur.

Je voudrais proposer, pour ma part, une autre hypothèse, en vue de trouver non pas une synthèse entre kénose et fécondité, mais un principe de réconciliation. Mais cela supposera d’abord que j’affronte une autre redoutable difficulté.

Pascal Ide

[1] François Varillon, L’humilité de Dieu, Paris, 1974, p. 106-107. C’est moi qui souligne.

[2] Hans Urs von Balthasar, L’accès à Dieu, in Mysterium Salutis. Dogmatique de l’histoire du salut. Vol. 5. Dieu et la révélation de la Trinité, éd. sous la dir. de R. Ringenbach, Paris, Le Cerf, p. 23-66, ici p. 26 ; Der Zugang zur Wirklichkeit Gottes, in J. Feiner et M. Löhrer (éd.), Mysterium Salutis. Grundriss heilgeschlichtlicher Dogmatik, Einsiedeln-Zürich-Köln, Benzinger Verlag, 1967, p. 15-45, ici p. 17.

[3] Autrement dit, des difficultés concernant l’évidence du questionnement ou touchant son contenu. En effet, nombre d’auteurs l’on noté, chez Balthasar, « l’être créé est compris comme amour » (Jacques Servais, Théologie des Exercices spirituels. H.U. von Balthasar interprète de saint Ignace, Bruxelles, Culture et Vérité, 1996, note 15, p. 342). Voici une recension non exhaustive (par ordre de parution) d’articles et ouvrages consacrés à l’être comme amour chez Balthasar : Werner Löser, « Das Sein – ausgelegt als Liebe », Internationale katholische Zeitschrift. Communio, 5 (1975), p. 410-424 ; Manfred Lochbrunner, Analogia Caritatis. Darstellung und Deutung der Theologie Hans Urs von Balthasars, coll. « Freiburger theologische Studien », Fribourg-in-Brisgau, Herder, 1981, p. 292-293 ; J. J. O’Donnel, « Truth as Love: the Understanding of Truth according to Hans Urs von Balthasar », Pacifica, 1 (1988), p. 189-211 ; Id., « Alles Sein ist Liebe. Eine Skizze der Theologie Hans Urs von Balthasars », Karl Lehmann et Walter Kasper (éd.), Hans Urs von Balthasar. Gestalt und Werk, Köln 1989, p. 260-276 ; Manfred Lochbrunner, « Hans Urs von Balthasar Trilogie der Liebe », FKT, 11 (1995), p. 161-181 ; H. Stinglhammer, Freiheit als Hingabe. Trinitarische Freiheitslehre bei Hans Urs von Balthasar. Ein Beitrag zur Rezeption der Theodramatik, coll. « Bonner Dogmatische Studien », n° 24, Würzburg, 1997 ; Emmanuel Tourpe, « La logique de l’amour. A propos de quelques volumes récemment traduits de Hans Urs von Balthasar », Revue théologique de Louvain, 29 (1998), p. 202-228 ; Anneliese Meis, « Razón y amor en la Teológica de Hans Urs von Balthasar », Teología y Vida, Vol. XLV/1 (2004), p. 104-136.

[4] L’intégralité de la Trilogie est éditée dans la maison Johannes fondée par Balthasar à Einsiedeln (et qui fut plus tard déplacée en partie en Allemagne).

Herrlichkeit. Eine theologische Ästhetik. I. Schau der Gestalt, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1961. II. Fächer der Stile. 1. Klerikale Stile. 2. Laikale Stile, 1962. III. 1. Im Raum der Metaphysik. I. Altertum. II. Neuzeit, 1965. III. 2. Theologie. I. Alter Bund, 1966. II. Neuer Bund, 1969.

Theodramatik. I. Prolegomena, 1973. II. Die Personen des Spiels. 1. Der Mensch in Gott, 1976. II. 2. Die Personen in Christus, 1978. III. Die Handlung, 1980. IV. Das Endspiel, 1983.

Theologik. I. Wahrheit der Welt, 1985. II. Wahrheit Gottes, 1985. III. Der Geist der Wahrheit, 1987.

Epilog, 1987.

Les traductions françaises sont les suivantes (nous nous sommes parfois permis de les corriger sans avoir l’indélicatesse de l’indiquer) :

La Gloire et la Croix. Abrégé GC. Tous les tomes ont paru dans la coll. « Théologie », Paris, Aubier : I. Apparition. Les aspects esthétiques de la Révélation, n° 61, 1965 ; II. Styles. 1. D’Irénée à Dante, tn° 74, 1968. 2. De Jean de la Croix à Péguy, n° 81, 1972. III. Théologie. 1. Ancienne Alliance, n° 82, 1974, 2. Nouvelle Alliance, n° 83, 1975. IV. Le domaine de la métaphysique. 1. Les fondations, n° 84, 1981. 2. Les constructions, n° 85, 1982. 3. Les héritages, n° 86, 1983. Toutes les trad. sont de Robert Givord, à qui s’ajoute Hélène Bourboulon pour Styles, et Henri Englemann pour Le domaine de la métaphysique.

La Dramatique divine. Abrégé DD. Les trois premiers tomes sont édités dans la coll. « Le Sycomore », Paris, Éd. Lethielleux et Namur, Culture et Vérité et les deux derniers à Namur, Culture et Vérité : I. Prolégomènes (1973), trad. André Monchoux avec la coll. de Robert Givord et Jacques Servais, 1984. II. Les personnes du drame. 1. L’homme en Dieu (1976), trad. Yves Claude Gélébart avec la coll. de Camille Dumont, 1986. 2. Les personnes dans le Christ (1978), trad. Robert Givord avec la coll. de Camille Dumont, 1988. III. L’action (1980), trad. Robert Givord et Camille Dumont, 1990. IV. Le dénouement (1983), trad. inconnue, série « Ouvertures » n° 9, 1993.

La Théologique. Abrégé TL. Les trois tomes, ainsi qu’Épilogue, sont publiés chez Culture et Vérité (Namur pour le premier et Bruxelles pour les autres), dans la série « Ouvertures ». I. La vérité du monde (1985), trad. Camille Dumont, n° 11, 1994. II. Vérité de Dieu (1985), trad. Béatrice Déchelotte et Camille Dumont, n° 14, 1995. III. L’Esprit de vérité (1987), trad. Joseph Doré et Jean Greisch, n° 16, 1996.

Épilogue (1987), trad. Camille Dumont, n° 20, 1997. Abrégé É.

Les citations se font en indiquant a) le volet abrégé par des initiales différentes selon la partie de la Trilogie et selon l’édition, allemande ou française (cf. le tableau ci-dessous), b) le n° du tome de l’édition c) et celui de la page.

 

  Édition allemande Traduction française
Première partie Herrlichkeit : H La Gloire et la Croix : GC
Deuxième partie Theodramatik : TD La Dramatique Divine : DD
Troisième partie Theologik : T La Théologique : TL
Épilogue Epilog : E Épilogue : É

 

[5] TL I, p. 116 ; T I, p. 118.

[6] TL I, p. 234 ; T I, p. 255.

[7] TL II, p. 192 ; T II, p. 163.

[8] GC I, p. 518 ; H I, p. 588.

[9] É, p. 79 ; E, p. 86.

[10] GC IV.3, p. 398 ; H III.1.II, p. 974.

[11] Ibid., p. 390 ; H III.1.2, p. 965.

[12] DD II.1, p. 224 ; TD II.1, p. 235.

[13] Notamment Clemens Kaliba et Wilhelm Moock (cf. DD IV, p. 58-63 ; TD IV, p. 60-65).

[14] Il a notamment fait l’objet d’une thèse attentive d’André-Marie Ponnou-Delaffon Sinna, Le chiffre trinitaire de la vérité chez Hans Urs von Balthasar. La Trinité comme principe d’intelligibilité de l’articulation de la philosophie et de la théologie dans La Théologique, Bruxelles, Institut d’Études Théologiques, soutenu le 11 décembre 2002.

[15] É, p. 79 ; E, p. 86.

[16] Cf. TL II, p. 249-256 ; T II, p. 207-213.

[17] Annäherung durch Abstand. Der Bewegungsweg der Schöpfung, Salzburg, Otto Müller, 1957, p. 225. Cité en TL II, p. 250 ; T II, p. 208. À cette occasion, on notera l’influence sans cesse grandissante de Hans André sur la réflexion de Balthasar (cf. à ce sujet l’opuscule que lui a consacré Gustav Siewerth et qui a peut-être contribué à faire connaître le biologiste au théologien : André’s Philosophie des Lebens, coll. « Wort und Antwort » n° 22, Salzburg, Müller, 1959) ; il serait toutefois erroné de croire que l’impact d’André ait éclipsé la cosmophanie gœthéenne dans la réflexion cosmologique de Balthasar ; elle l’a plutôt enrichie d’harmoniques nouvelles, notamment théologiques.

[18] Jacques Servais, Théologie des Exercices spirituels, op. cit., respectivement p. 168-175 et p. 146-150.

[19] DD III, p. 295-304 ; TD III, p. 297-305. Par souci de clarté, je numéroterai les onze paragraphes (§) de la sous-section.

[20] « Le concept de «communication de soi» ne peut, chez Rahner, avoir de consistance réelle qu’étudié à partir de l’économie » (Ibid., p. 297 ; ibid., p. 299).

[21] Ibid., p. 309 ; ibid., p. 310.

[22] Cf. GC III.1, chap. V (« L’obéissance des prophètes ») ; H III.2.I, II.B.

[23] Ibid., p. 301. Souligné dans le texte ; ibid., p. 303.

[24] N’est-ce pas la logique tendancielle du propos de Jacques Servais ? En effet, selon lui, la théologie des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola relue par Balthasar, qui en est l’interprète fidèle, se synthétise autour d’un triple centre (étudié dans la seconde partie) : l’indifférence (chap. 1), l’élection (chap. 3) et l’obéissance (chap. 4) ; or, si la première et la troisième attitudes se reconduisent évidemment à la disponibilité (entendue au sens non pas éthique et ascétique, mais créatural et théologal), il en est de même de la seconde : « plus l’homme s’ouvre (dans l’indifférence) à la participation, par grâce, à la liberté divine, plus il accède à sa propre liberté » (Théologie des Exercices spirituels, op. cit., p. 339).

[25] On sait aussi que, au terme de son dialogue avec Karl Barth, Balthasar fait de la « fécondité » l’un des points essentiels de discernement et de réconciliation, en l’occurrence à propos de la pomme de discorde que constitue la théorie catholique du mérite : « Ce concept biblique de fécondité serait très utile pour dissiper les ultimes divergences confessionnelles. En effet, dans son emploi biblique, il exprime deux choses : la collaboration authentique de la nature et l’exclusivité de la grâce comme principe de cette fécondité » (La teologia di Karl Barth, trad. Giovanni Moretto, Milano, Jaca Book, 1985, p. 411).

[26] Je ne dirai rien de la fécondité christologique, ecclésiale et sacramentelle (cf. É, p. 79-90 ; E, p. 86-98).

[27] É, p. 79 ; E, p. 86.

[28] TL II, p. 59-61 ; T II, p. 54-55.

[29] Ibid., p. 62-63 ; ibid., p. 56-57.

[30] É, p. 79 ; E, p. 86.

[31] TL I, p. 111 ; T I, p. 113.

[32] Ibid., p. 111-112 ; ibid., p. 113.

[33] « un seul mystère fondamental, celui de la source divine qui à chaque moment est autre et qu’on ne peut jamais voir tout entière. C’est le mystère de la Présence qui n’a jamais fini de venir » (Présence et pensée. Essai sur la philosophie religieuse de Grégoire de Nysse (l’ouvrage fut édité en français), Paris, Beauchesne, réédition 1988, p. 131-132).

[34] GC I, p. 518 ; H I, p. 587-588.

[35] Ibid., p. 518 ; ibid., p. 588.

[36] Ibid., p. 517-522 ; ibid., p. 587-592.

[37] TL II, p. 147 ; T II, p. 126.

[38] TL I, p. 49 ; T I, p. 41-42.

[39] Ibid., p. 76 ; ibid., p. 75.

[40] Ibid., p. 49 ; ibid., p. 42.

[41] Hans Urs von Balthasar, L’amour seul est digne de foi, trad. Robert Givord, Aubier, Paris, 1966, p. 45. Ici, Balthasar nomme Maréchal ; d’ailleurs cet écrit qui est contemporain de Im Raum der Metaphysik (GC IV) et en constitue la clé de lecture, succède de quelques années à l’ouvrage décisif de Karl Rahner, Geist im Welt (1957), dont il constitue aussi le pendant.

[42] TL I, p. 268 ; T I, p. 292.

[43] É, p. 79 et 80 ; E, p. 86-87.

[44] Cf. GC III.2, p. 360-366 ; H III.2.II, 389-396.

[45] Cf. Ibid., p. 366-374 ; ibid., p. 396-404.

[46] TL I, p. 109 ; T I, p. 110.

[47] TL II, p. 175 ; T II, p. 148 (renvoyant à TL II, p. 161 ; T II, p. 137). De même : des choses en Dieu, on ne peut parler qu’en « alignant deux types de propositions contraires (gegenläufigen) » (TL II, p. 143 ; T II, p. 123. Souligné dans le texte) ; ce principe est rappelé en TL III, p. 147 (T III, p. 142).

[48] Emmanuel Tourpe, « La puissance comme acte suprême. À propos de la «sainte indifférence» au principe et fondement de la connaissance chez Hans Urs von Balthasar », Lugano, 2 mars 2005, in André-Marie Jerumanis-A. Tombollini (éd.), La missione teologica di Hans Urs von Balthasar, Lugano, 2005, p. 151-162.

17.1.2018
 

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