Une autre lecture des vertus théologales

Pendant longtemps, j’ai compris les trois vertus théologales, foi, espérance et charité, à partir de l’analyse profonde qu’en donne saint Thomas d’Aquin dans sa Somme de théologie [1], analyse que j’ai découverte en 1977. Pour être différentes en leur perspective et en leur contenu, les études, elles aussi judicieuses et éclairantes, de Joseph Ratzinger [2], ont complété l’analyse thomasienne, plus qu’elles ne l’ont déplacée.

Puis, fort de la puissance d’analyse de la dynamique ternaire du don, élaborée à partir de 1996 [3], j’ai spontanément été porté à trouver des résonances et des homologies entre les deux trios. Me fondant sur la distribution que, s’inspirant de l’anthropologie de saint Augustin, saint Jean de la Croix fait des trois théologales à partir des trois facultés de l’esprit (mémoire, intelligence et volonté), je fus conduit à proposer les corrélations que le tableau suivant résumera. Elles m’apparaissaient d’autant plus convaincantes qu’elles épousaient l’ordre des trois moments de cette dynamique dative :

 

Vertus théologales

Foi

Espérance

Charité

Puissances de l’âme

Intelligence

Mémoire

Volonté

Moments du don

Réception

Appropriation

Donation

 

Mais, une décennie plus tard, je fus vivement interpellé par les trois encycliques révolutionnaires (je pèse mes mots) que Benoît XVI a consacrées aux trois vertus théologales [4]. D’abord par le geste. On le sait, la lettre encyclique est l’acte doué de la plus haute autorité magistérielle après la proclamation ex cathedra d’un dogme. Pourquoi donc ce grand pape théologien consacrait-il à ces vertus une telle énergie (il ne publiera qu’une seule autre encyclique, Deus caritas est, sur la doctrine sociale de l’Église) ? N’y avait-il pas des sujets doctrinaux ou éthiques plus importants et plus centraux que ces trois vertus bien (ch)arpentées par la Tradition ? Et si, tout au contraire, il voulait nous signifier l’urgence et l’importance de travailler à un renouvellement profond de leur compréhension et de leur centralité dans la vie du fidèle ? Tel est le deuxième point : le contenu. En effet, à l’école du Magistère exercé par Benoît XVI, j’ai progressivement compris que l’approche biblique (et traditionnelle) de ces vertus était autre que l’approche thomasienne : non pas tant contraire que plus vaste, non pas exclusive, mais inclusive, donc intégrant celle-ci comme un moment. En l’occurrence, la lecture répétée, méditée, travaillée des encycliques a suscité en moi trois déplacements : systémique, théo-logique, pluriel.

1. Systémique

Assurément, la démarche thomasienne cherche à déterminer l’essence même de la vertu théologale comme habitus opératif infus perfectionnant les puissances spirituelles qui sont seules aptes à s’ouvrir à la surnaturalisation divine. Cette approche est donc doublement analytique : centrée sur le sujet humain et centrée sur une de ces facultés. Mais les Saintes Écritures, autant que l’expérience montrent que ces vertus apparaissent dans le cadre d’une rencontre avec Dieu et impliquent la personne en sa totalité. Ce caractère essentiellement relationnel de la vertu théologale se donne au mieux à voir dans la foi : les quatre Évangiles et les Actes des Apôtres, mais aussi la Genèse, par exemple, avec Abraham, donc, dès le début, ne cessent de mettre en scène la foi comme réponse de tout l’homme à Dieu qui s’engage totalement. Ainsi, l’approche analytique demeure abstraite, c’est-à-dire extraite de l’apparition – qui est beaucoup plus qu’un contexte – que, tout au contraire, l’approche systémique cherche à honorer.

2. Théo-logique

Assurément, pour frère Thomas, et sa doctrine est reprise par le Catéchisme de l’Église catholique [5], ces vertus sont théologales (en latin : « theologicae ») parce qu’elles ont Dieu pour objet et pour cause – et en ce sens précis, sont théo-centrées. Mais elles demeurent anthropo-centrées, puisqu’elles ont l’homme pour sujet unique. Or, il m’est progressivement apparu qu’elles ont aussi Dieu pour sujet : pas forcément au sens où Péguy l’entendait – affirmant audacieusement dans le Porche du mystère de la deuxième vertu que Dieu aussi espère (en) l’homme (ce point est à discuter) –, mais en tout cas au sens où Dieu lui-même prend toujours l’initiative de la rencontre, donc se trouve à l’origine de la vertu théologale et ainsi doit être intégré dans sa définition même comme sujet-acteur de cette rencontre. Benoît XVI a tout dit, et de manière admirablement dense et suggestive, lorsque, en développant l’exemple de Joséphine Bakhita, il écrit : « Elle était connue et aimée, et elle était attendue [6] ».

3. Multiple

L’analyse thomiste des trois théologales est commandée par le schème anthropologique puissant du principe de double spécification (la puissance par l’acte, et l’acte par l’objet) – non sans d’ailleurs une heureuse diversité, signe de la souplesse d’une méthode qui est toute à l’écoute de la réalité contemplée : à la différence objet matériel-objet formel appliquée à la foi et à la charité, l’étude de l’espérance substitue celle de la différence fin-moyen, mieux adaptée à son caractère essentiellement dynamique. Quoi qu’il en soit, Thomas tend à associer à l’unicité de l’objet formel, l’unicité de l’acte qui le spécifie.

Mais les sources positives (confirmées, là encore, par l’expérience) montrent la multiplicité des actes composant chaque vertu. Limitons-nous aux opérations les plus fondamentales : pour la foi, croire et témoigner ; pour l’espérance, attendre et s’abandonner (faire confiance) ; pour la charité, être aimé et aimer. Comment d’ailleurs s’étonner de cette pluralité ? Engageant la personne en sa totalité, ces actes se réfractent selon les différentes participations de celle-ci. Et cette multiplicité permet d’inclure l’approche thomasienne comme l’un des moments constitutifs (partes integrales) de la dynamique vertueuse.

 

Une autre considération a complété ces trois déplacements d’importance et achevé de me convaincre que les trois théologales attendaient une interprétation originale plus adéquate à son essence. Nous avons proposé dans une récente étude, elle aussi programmatique et éditée sur le site (« Une proposition nouvelle sur la vertu théologale de foi »), de définir la foi, à l’école de Benoît XVI, comme les yeux que Dieu donne à son Église pour voir le mystère de son amour. Or, l’Amour est le cœur même du mystère divin (cf. 1 Jn 4,8.16). Donc, la foi est la réponse de la personne à Dieu qui non seulement dit, mais se dit. C’est-à-dire révèle qui il est.

Or, dans une détermination sapientielle de l’opuscule conclusif de sa Trilogie théologique construit à partir des trois transcendantaux, le beau, le bien et le vrai, Balthasar propose de redéfinir ceux-ci à partir du triple pronominal : respectivement, « se montrer », « se donner » et « se dire » [7]. Deus caritas est établissant largement que, dans sa différence avec l’érôs, l’agapè biblique consiste à se donner (cf., par exemple, Jn 15,13 ; Rm 5,8) [8], comment dès lors ne pas corréler les virtutes theologicae à ces trois passiones entis ? Là encore, proposons une vision synoptique de cette nouvelle hypothèse :

 

Vertus théologales

Foi

Espérance

Charité

Transcendantaux

Vrai

Beau

Bien

Définition du transcendantal

Se dire

Se montrer

Se donner

Nouvelle réponse de la vertu théologale

La réponse de la personne à Dieu qui se dit (se fait connaître en sa Lumière)

La réponse de la personne à Dieu qui se montre (en sa gratuité miséricordieuse

La réponse de la personne à Dieu qui se donner (qui aime inconditionnellement)

 

Relevons une confirmation éloquente. Les transcendantaux sont des propriétés de l’être qui en explicitent les richesses parce que, ultimement, elles sont d’abord autant d’attributs de l’essence divine qui est Ipsum esse subsistens [9]. D’ailleurs, hors les attributs négatifs, les attributs positifs se laissent aisément et adéquatement distribuer à partir de ces acolytes de l’être.

Dès lors, nous nous trouvons face à la fois une superbe confirmation du ternaire théologal, une nouvelle grille de lecture – la plus novatrice et la plus dérangeante consistant à faire de l’espérance la réponse de la personne (de l’Église) à Dieu qui se montre –… et une série de difficultés elles aussi inédites [10]. Relevons-en une parmi d’autres : celle de l’ordre. Il est traditionnel de ranger les vertus théologales dans l’ordre suivant : foi, espérance, charité. Entérinant ce donné, saint Thomas l’a justifié à partir du double principe d’antériorité de la connaissance sur l’affectivité, et de l’attirance sur la possession. Toutefois, sans prétendre épuiser la question, nous répondrons d’abord que, du point de vue du sujet humain, saint Paul (à qui l’on doit les premiers ternaires théologaux) ne suit pas toujours cette organisation. Ensuite, du point de vue du Sujet divin, la rencontre avec le Christ commence toujours par un surplus, une surprise, un éblouissement, une confiance, qui, dans un temps ultérieur, ouvre à la connaissance et à l’amour. « Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez ! » (Lc 10,23)

Pascal Ide

[1] Cf. Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 1-46.

[2] Cf. Joseph Ratzinger, Regarder le Christ. Exercices de foi, d’espérance et d’amour, trad. Bruno Guillaume, Paris, Fayard, 1992.

[3] Ébauchée à propos du corps humain (cf. Pascal Ide, Le corps à cœur. Essai sur le corps, coll. « Enjeux », Versailles, Saint-Paul, 1996, ), elle est développée pour elle-même l’année suivante (cf. Id., Eh bien dites : don ! Petit éloge du don, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 1997).

[4] Benoît XVI, Lettre encyclique Deus caritas est sur l’amour chrétien, 25 décembre 2005 ; Lettre encyclique Spe salvi sur l’espérance chrétienne, 30 novembre 2007 ; François, Lettre encyclique Lumen fidei sur la foi, 29 juin 2013. Même si la dernière encyclique est signée François, il est clair que l’essentiel du contenu vient de son prédécesseur. D’ailleurs, même si la deuxième partie de la première encyclique (Deus caritas est) a été rédigée avant Benoît XVI, le cœur du réacteur est bien entendu présent dans la première partie…

[5] Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n. 1812-1829.

[6] « Ipsa cognoscebatur et amabatur et exspectabatur » (Spe salvi, n. 3).

[7] Cf. Hans Urs von Balthasar, Epilog, Einsiedeln, Johannes, 1987, B.5-7.

[8] Cf. Pascal Ide, « La distinction entre éros et agapè dans Deus caritas est », Nouvelle revue théologique, 128 (2006) n° 3, p. 353-369.

[9] Saint Bonaventure qui a approprié ces trois transcendantaux aux Personnes trinitaires les a-t-il aussi appliqués bijectivement aux vertus théologales ?

[10] Une série de trois ouvrages, à paraître chez DDB, les affronteront, tout en proposant une approche pratique des vertus théologales.

 

14.8.2023
 

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