Un nouveau De Deo uno (Note programmatique)
  1. Nous avons besoin d’un nouveau De Deo uno.

D’un côté, la théologie médiévale nous a offert d’admirables traités de Dieu considéré en son unité, c’est-à-dire de l’essence divine (qui, bientôt, sera communiquée par et entre les Personnes divines), dont les exemples les plus fameux sont ceux de la Somme de théologie de saint Thomas et les questions du Scriptum de saint Bonaventure.

De l’autre côté, notamment depuis les propositions du grand idéalisme allemand (Hegel encore plus que Schelling) et les coups de bouttoir anti-métaphysiques (de multiples provenances : scientisme, phénoménologie, déconstruction, etc.) et la montée des sciences humaines, ainsi que depuis les questions posées par le scandale du mal (dont Auschwitz demeure la figure emblématique) et le pluralisme religieux, mais aussi, positivement la nécessité de mieux intégrer les Saintes Écritures à un traité devenu trop métaphysique et de prendre en compte le tournant personnaliste et amatif – sans rien dire des critiques injustes arguant d’un prétendu essentialisme anti-personnaliste des traités De Deo trino –, ce traité a peu à peu fondu, pour disparaître (parallèlement d’ailleurs à l’angélologie et, à un moindre titre, la protologie) des dogmatiques.

Cet acte de décès s’accompagne de la montée d’une nouvelle approche du Dieu biblique qui met en avant sa vulnérabilité et va jusqu’à confesser son retrait (ou sa mort). Elle se réfracte en plusieurs assertions emblématiques : la souffrance de Dieu, l’humilité de Dieu, la mutabilité de Dieu, l’impuissance de Dieu…

Selon la perspective propre à la méthode mise en œuvre sur ce site qu’est l’intégration des apories, il s’agit donc de proposer une synthèse qui prenne en compte les intuitions les plus centrales de ces deux approches de l’être divin. Autrement dit, il s’agit en creux de ne pas renoncer à un traité du Dieu un, précisément des attributs (propriétés, notes, etc.) de Dieu en son essence, celle-là même que le Père donne, que le Fils reçoit et que l’Esprit communique – tout en se mettant à l’écoute des multiples critiques adressées à leur interprétation scolastique (d’ailleurs, beaucoup plus thomasienne que bonaventurienne). Et il s’agit en plein de proposer une herméneutique inédite de ces caractéristiques divines, considérées négativement et affirmativement – et ainsi de s’approcher de l’essence incompréhensible du Très-Haut.

 

  1. Pour ma part, je pense que les critiques fondamentales desquelles dépendent les autres portent, comme par hasard, sur quatre notions ou couples de notions qui structurent les grandes métaphysiques, soit les métaphysiques antico-médiévales de l’être, soit les métaphysiques modernes de l’esprit. Pour les premières, il s’agit des deux questions centrales de la métaphysique de l’être que sont, sur l’axe synchronique, celle de l’unité et de la multiplicité, sur l’axe diachronique, celle de la nouveauté, c’est-à-dire du même et de l’autre. Pour les secondes, il s’agit des deux questions centrales de la métaphysique de l’esprit que sont, du côté positif, celle de la liberté et de la nécessité, du côté négatif, celle du néant, c’est-à-dire de la négativité et de la positivité.

 

  1. Or, les Saintes Écritures relues dans la Tradition et ses déterminations magistérielles nous offrent la lumière sur la première question appliquée à Dieu. D’un mot, l’approche métaphysique développée par les Grecs fait de Dieu l’être un par excellence, c’est-à-dire non seulement l’être unique, mais l’être purement et simplement simple ou indivis – affirmation théorique et pratique qui trouve son point culminant chez Plotin. Mais la Révélation biblique nous apprend que le Dieu un est Père, Fils et Esprit-Saint, et les Conciles précisent qu’une est la substance divine et trois les Personnes réellement distinctes. Sans en rien jouer Jérusalem contre Athènes, c’est-à-dire sans en rien sacrifier la métaphysique de l’être héritée des Grecs et d’ailleurs perfectionnée par la contemplation médiévale, il est ainsi, selon la provocation propre à la « philosophie chrétienne », requis d’ouvrir l’unité transcendante de Dieu à la multiplicité transcendantale (et non pas numérique ou mathématique) des Personnes.

Or, sur le fond, ce déplacement est lié à l’introduction de la vie des Hypostases trinitaires, qui est une périchorèse interpersonnelle. Donc, la « projection » philosophique (métaphysique) de la nouveauté théologique n’est pas seulement une ontologie trinitaire, mais une ontodologie, c’est-à-dire une métaphysique de l’être pensé comme amour, l’amour étant lui-même conçu comme don et communion.

 

  1. Raisonnant par similitude (plus que par analogie), comment ne pas transposer ce déplacement qui est un enrichissement majeur, aux autres questions nodales posées par le De Deo uno? Et cela, à partir de cette philosophie chrétienne qu’est la métaphysique de l’être-amour. Concrètement, il s’agit donc d’interpréter les attributs divins en clé amative ou dative [1]. Triple est le cahier des charges.
  2. La problématique de la nouveauté se traduit, dans les catégories médiévales, par la mutabilité et, dans les catégories modernes et contemporaine, par la temporalité ou l’historicité. L’interrogation centrale devient donc : de même que le Dieu simpliciter unum est pluralité de Personnes divines réellement distinctes, de même pourrait-on penser une supra-historicité intradivine qui ne serait en rien un enrichissement, une surprise, l’acquisition d’information supplémentaire suscitée par un acte de liberté (Open theology) ou une mutabilité qui serait actus perfecti. C’est ce que, en partie, j’essaie de penser en réarticulant temps et éternité dans une conférence donnée à l’ICES qui paraîtra bientôt dans les actes du colloque. Or, sans surprise, l’amour-don offre des ressources pour mieux joindre temps et éternité, donc mutabilité historique et immutabilité.
  3. La problématique de la liberté versus la nécessité, qui est au cœur même de la modernité, s’applique en premier lieu à la vie immanente des Personnes divines, c’est-à-dire aux processions trinitaires (le Père engendre-t-il son Fils par nécessité ou par liberté ?) et en second lieu à la Trinité économique (à la création, mais aussi à la Providence divine, à l’Incarnation et à la Passion). Or, elle me semble moins aporétique que la précédente. La juste saisie de l’acte d’amour permet, en effet, de comprendre que l’amour est normatif, justement parce qu’il est gratuit. Dit autrement, le « il faut » de Jésus ne relève pas de quelque convenance, mais d’une véritable nécessité conditionnelle, et celle-ci n’est pas liée à la seule fin, mais à la dynamique interne de l’excessus, c’est-à-dire de « l’extrême » qui est celle de l’amour (Jn 13,1). Pour le dire encore avec d’autres mots, celui qui aime jusqu’à donner sa vie pour ceux qu’il aime est intérieurement poussé à se donner par une loi (qu’il se donne) infiniment plus contraignante que toute norme exogène, si bonne soit-elle. Ainsi, à la réponse des Pères et des Docteurs médiévaux : ni par nécessité, ni par liberté, mais par nature – qui demeure trop méta-physique –, il faut substituer : ni par nécessité, ni par liberté, mais par amour – qui est méta-anthropologique.
  4. Enfin, la problématique du mal à laquelle, redisons-le, notre modernité et plus encore, la postmodernité sont devenues singulièrement sensibles (l’étendant d’ailleurs à l’Anthropocène), devient, appliquée théologiquement, celle de la souffrance de Dieu et, plus généralement, les sentiments divins. Avouons-le, les propositions sont souvent faibles qui concèdent trop au langage métaphorique et ne font pas l’effort d’un véritable renouvellement des concepts, donc d’une métaphysique elle-même inédite. Pourtant, on le conçoit aisément, l’amour présente des ressources particulièrement suggestives en ce domaine, puisque la compassion, la miséricorde (et les notions apparentées comme la sympathie, l’empathie, la consolation, la réparation, la pitié) joignent amour, sensibilité et mal (de la peine et de la faute). La question ici posée n’est pas seulement celle, déjà vue, de la mutabilité (ici, sous l’angle d’une certaine passivité), mais celle, plus dramatique, d’un certain mal, donc d’une privation. La passivité peut être réinterprétée comme réceptivité qui est l’un des actes du cycle de l’amour-don. Mais qu’en est-il du mal et de la souffrance, donc de la compassion proprement dite ?

Or, Simone Weil offre une suggestive proposition dans son Cahier XIV. Une première note, jetée comme en passant, précise l’idée selon laquelle « la miséricorde est […] un attribut proprement divin », en affirmant : « Il faut avoir en soi un point de l’âme impassible pour être miséricordieux [2] ». Elle le montre à partir de deux exemples : « La compassion qu’on éprouve pour le malheureux, c’est la compassion que la partie impassible de sa propre âme éprouve, dans la malheur, pour la partie sensible. La compassion que le Christ éprouvait pour lui-même quand il disait ‘Mon Père, que ce calice soit écarté… Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné [3] ?’ ».

Le lecteur retrouve un peu plus loin la même idée, mais plus développée. Tout d’abord, Simone Weil reprend sa thèse, mais plus concrètement, presque en l’illustrant : « Pour éprouver la compassion devant un malheureux, il faut que l’âme soit divisée en deux. Une partie absolument préservée de toute contagion, de tout danger de contagion. Une partie contaminée jusqu’à l’identification. Cette tension est passion, com-passion [sic]. La Passion du Christ est ce phénomène en Dieu ».

En fait, la philosophe a déjà ajouté une raison : une partie de l’âme doit être « absolument préservée de toute contagion », en l’occurrence du malheur qui affecte la sensibilité. Mais elle va préciser en faisant appel à une autre notion : « Tant qu’on n’a pas dans l’âme un point d’éternité préservé de toute contagion du malheur, on ne peut pas avoir la compassion des malheureux. Ou la différence des situations et le manque d’imagination maintient loin d’eux, ou si on en approche vraiment[,] la pitié est mélangée d’horreur, de dégoût, de crainte, d’une répulsion invincible [4] ».

 

  1. Commentons cette proposition. Il me semble que la métaphysique de l’amour-don ou, plus précisément, la théologie trinitaire réinterprétée à la lumière de l’être-amour, permet un suggestif rapprochement. Ainsi que j’ai pu le développer dans le Mooc ou dans telle ou telle étude, la distinction fondamentale en triadologie (comme d’ailleurs dans la théologie de la création) est celle du communicable (c’est-à-dire du donnable et du recevable) et de l’incommunicable (c’est-à-dire de l’indonnable et de l’irrecevable). En effet, l’être est amour. Or, l’amour est don de soi. Donc, l’être se bipolarise entre le soi qu’il donne (reçoit, communique) et le soi qui donne (reçoit, communique), autrement dit entre le communicable et l’incommunicable. Appliquée à Dieu, cette distinction devient celle de la Personne et de l’essence. Selon la définition fameuse de Richard de Saint-Victor, la personne est ce qui n’est ni communiqué ni communicable, mais ce qui communique ; en revanche, et telle est la caractéristique divine par excellence, l’essence (ou la nature) divine est ce qui est communicable. Cette communicabilité (qui est donabilité et recevabilité) est la note constitutive (le constitutif formel) qui approche le plus l’essence divine (qui n’est donc pas seulement être, comme disent les anciens, ou liberté, comme l’affirment les modernes).

De manière lumineuse, sans nulle allusion à la distinction que nous venons de rappeler, Simone Weil retrouve cette bipartition (entre le communicable et l’incommunicable). Et cette intuition est d’autant plus puissante qu’elle est inédite. Tous les discours sur la compassion, la souffrance, la mutabilité de Dieu sont aussi unipolaires que les discours sur l’impassibilité, l’insensibilité ou l’immutabilité divines. Or, non seulement, la philosophe de L’enracinement conjugue implicitement les deux pôles en intégrant les deux postures opposées, mais elle le fait dynamiquement, d’abord à partir de l’image de la « contagion » et du concept (trop anthropomorphique) d’« identification », puis à partir d’une notion, elle, typiquement théologique, l’éternité : « Tant qu’on n’a pas dans l’âme un point d’éternité ». Dit autrement, et là réside l’intuition sublime de Simone Weil qui parle d’or parce qu’elle parle d’expérience, l’impassibilité n’est pas une privation de compassion, mais elle en est la condition supérieure. De même que celui qui donne et qui donne tout, puisqu’il se donne, doit conserver un pôle d’incommunicabilité dative sous peine non pas psychologiquement de se vider ou éthiquement de s’annihiler (de manière désordonnée), mais ontologiquement de pouvoir se donner, de même celui qui compâtit et compâtit jusqu’à kénotiquement s’identifier à celui qui souffre (le malheur ou le péché, peu importe ici) au point de se substituer à lui, doit-il aussi disposer en lui d’un pôle d’impassibilité qui en est la source (beaucoup plus que la seule condition transcendantale de possibilité). Ainsi, ce rapprochement permet de penser le mystère de l’impassibilité, comme de la « passion de charité » (Origène) à partir de l’être-amour. Pour l’approfondir, il faudrait, certes, mieux élaborer les concepts ici ébauchés, mais il faudrait surtout repartir de l’expérience, puisque c’est elle qui a suscité cette réflexion si lucide et si profonde de Simone Weil. Et ainsi montrer que la compassion est d’autant plus ajustée que la personne s’y engage totalement – restant sauf ce pôle d’impassibilité qui, justement, autorise l’exercice de la compassion. Si le bouddhisme a trop étendu cette impassibilité, au nom du refus de souffrir, un victimisme ou certaine spiritualité victimaire, eux, peuvent annuler cette impassibilité jusqu’à effacer le moi compatissant.

Ajoutons que, en invoquant l’éternité, notre philosophe ouvre aussi sur la première problématique, celle de la nouveauté et de la temporalité. À la lumière de son intuition, il faudrait donc affirmer qu’une supra-historicité trinitaire, une processualité intradivine ne pourraient faire l’économie (si l’on peut dire !) de l’éternité. Plus encore, il s’agirait de montrer celle-ci est la source sans source de toute mutabilité. C’est à partir de ce point infiniment dense et chaud (Big bang intra-trinitaire !) que toute temporalité (même d’au-delà du temps successif) peut être posée.

Pascal Ide

[1] C’est ce que j’ai tenté de faire pour l’attribut d’infinité dans l’article suivant : Pascal Ide, « ‘L’immense océan du Beau’. Le don de l’infinité divine », Philippe Quentin (éd.), L’infini, colloque de l’ICES, La Roche-sur-Yon, 21 et 22 avril 2016, Annales de l’ICES, La Roche-sur-Yon, Presses universitaires de l’ICES, 5 (juin 2018), p. 21-52.

[2] Simone Weil, Œuvres complètes. Tome VI. Cahiers. Volume 4 (juillet 1942 – juillet 1943). La connaissance surnaturelle (Cahiers de New York et de Londres), éd. Marie-Annette Fourneyon, Florence de Lussy et Jean Riaud, Paris, Gallimard, 2006, p. 120. Souligné par moi.

[3] Ibid., p. 120 et 121.

[4] Ibid., p. 124.

19.10.2024
 

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